Jean-Luc Godard a accordé un entretien à Ludovic Lamant et Jade Lindgaard de Mediapart : Rencontre avec Jean-Luc Godard : « On ne peut pas parler », paru hier.
Pas vraiment l’entretien espéré, qu’on en juge :
Jean-Luc Godard : « … Mediapart ne fait que ce qui se fait. Il cherche toujours qui a touché quel argent… ».
Je cite la phrase hors-contexte ? Mais quel contexte pourrait donc bien en sauver le contenu ? La difficulté était en fait ailleurs : Mediapart avait l’intention de poser des questions pour obtenir des réponses, amener Godard sur son terrain, alors que pour lui, les choses se passent nécessairement sur le terrain tel qu’il l’aura défini pour sa part, Godard ne parle pas de tout et de rien : il fait des déclarations.
Mais ce n’est pas pour cela que les journalistes sont venus, ils le reconnaissent d’ailleurs candidement :
En début d’entretien, il nous avait parlé de cinq phrases « qui me restent en mémoire, et que je répète des fois le soir pour voir si je m’en souviens encore ». Mais à ce stade de la rencontre, au bout d’une heure trente de va-et-vient douloureux entre lui et nous, nous n’y pensons plus.
Le commentaire que j’ai laissé :
Il voulait dire quelque chose en effet, et s’apercevant qu’on ne s’intéressait pas à ce qu’il aurait voulu dire – le vieux réflexe journalistique de poser des questions sur « ce qui intéresse le public » : le prochain film, avec qui ? qu’on verra quand ? – il a quand même – alors que les journalistes se levaient déjà – imposé un peu de sa pensée sous la forme filmique « Godard » : un carton où est inscrite une citation. Et là, il y en avait cinq. Godard nous gâtait, une fois encore.
Les citations, les voici :
- La première c’est une phrase de Bernanos. Dans Les Enfants humiliés, ou ailleurs. J’en ai fait un petit film, du reste, sur Sarajevo :
« La peur voyez-vous est quand même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint, elle n’est pas belle à voir, tantôt éraillée, tantôt médiatique, et pourtant ne vous y trompez pas, elle est au chevet de chaque agonie, elle intercepte pour l’homme. »
C’est une phrase qui peut tout à fait se rapporter à la France d’aujourd’hui qui a peur. Même CNews peut en parler.
- La deuxième phrase est de Bergson. Elle m’avait été envoyée par un ancien régisseur, je l’avais déjà citée, il me l’a recitée, puis je l’ai fait dire à Alain Badiou dans Film Socialisme. C’est :
- « L’esprit emprunte à la matière les perceptions dont il fait sa nourriture et les lui rend sous forme de mouvement auquel il imprime sa liberté. »
- Je n’ai jamais bien compris le mot de « perception », les perceptions de la matière.
- La troisième phrase, c’est une phrase de Claude Lefort, qui était un philosophe du temps d’un petit groupement qui s’appelait Socialisme ou barbarie, à l’époque de Sartre et Simone de Beauvoir :
- « Les démocraties modernes, en faisant de la pensée un domaine politique séparé, prédisposent au totalitarisme. »
- Et voici l’image d’une jeune fille qui plus tard a écrit des livres sur le totalitarisme. (Il montre le portrait en noir et blanc d’Hannah Arendt.)
- Après il y a une quatrième phrase, vais-je me souvenir du nom de l’auteur ? Pour le retrouver, je tape sur mon iPhone le nom d’un livre qui s’appelle Masse et Puissance [publié en 1960 – ndlr].
Jean-Paul Battaglia [son assistant] : Je vais le faire… Elias Canetti.
- J’ai mis cette phrase dans Le Livre d’image – elle est dite par ma femme à ce moment-là. On pourrait la dire à Greta Thunberg :
« Nous ne sommes jamais assez tristes pour que le monde soit meilleur. »
- Et j’en rajoute une cinquième, qui est une phrase de Raymond Queneau, dont j’ai beaucoup aimé à l’époque les romans. Cet aphorisme est le suivant :
- « Tous les gens pensent que deux et deux font quatre, mais ils oublient la vitesse du vent. »
Certains commentateurs de Mediapart en tirent la conclusion qu’à 91 ans, Godard est gâteux. On vit une drôle d’époque.
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