Le texte de ma communication ce matin.
Le savoir se transmet-il désormais tout seul ?
L’histoire se passe il y a quelques années. Je donne un cours à une trentaine d’étudiants dans un amphithéâtre.
Le fait qu’il s’agisse d’un amphithéâtre est important car il me permet d’observer le comportement d’un étudiant parmi les plus éloignés de moi : il est assis au dernier rang, mais je le vois aussi bien que s’il se trouvait à proximité : assis au dernier rang dans une salle de classe ordinaire, son manège m’aurait échappé.
Il est très absorbé et pianote furieusement sur son ordinateur portable, les yeux de tous ses camarades sont tournés vers lui, en quête manifestement d’un signal de sa part.
Et le geste vient en effet au bout d’un moment. À leur intention, il hoche longuement la tête, dans un signe sans équivoque d’approbation. Sur quoi ceux-ci se tournent à nouveau vers moi, le visage cette fois rayonnant.
Et le sens de la scène m’apparaît soudain en toute clarté : il cherchait la confirmation sur Wikipédia de ce que j’étais en train d’expliquer, alors que le doute s’était instillé dans l’assemblée. Son hochement de tête avait rassuré : le professeur, confirmait-il, savait de quoi il parlait.
J’ignorais ce que Wikipédia disait précisément sur le sujet mais je trouvai là non seulement le moyen de rétablir mon prestige auprès de l’assemblée mais encore de faire beaucoup mieux.
M’adressant à l’étudiant, et sans faire même mention de Wikipédia, je dis : « Monsieur là au fond, y a-t-il dans ce que vous avez devant vous un tableau qui offrirait la ventilation des cas en fonction des différentes options, car j’ignore personnellement les différentes proportions ? ». Un peu décontenancé que je l’interpelle, il lut cependant : « Cas A, 13%. Cas B : 32% … ».
J’avais repris le contrôle de la situation : c’était bien moi à nouveau … le maître ! Mais le risque avait été grand que je me trouve entièrement dépossédé du titre de détenteur de savoir, au détriment d’une source extérieure à l’espace de la classe : par … Wikipédia !
Du savoir désormais « en vrac »
Quelle différence avec autrefois ? C’est simple : la maîtresse ou le maître avait concentré en elle ou lui une quantité considérable de savoir dispersé à cette époque en de multiples lieux : des livres essentiellement, certains d’accès relativement aisé – mais en tout cas pas pour un jeune enfant – et d’autres enfouis en de rares exemplaires dans de lointaines bibliothèques, ouvrages dont la consultation exigeait de multiples manipulations en des lieux éloignés et de longues attentes.
Aujourd’hui, le savoir, et le faux-savoir se faisant effrontément passer pour tel, se trouvent absolument partout et les élèves et étudiants n’ont plus nul besoin d’un concentreur ou d’une concentreuse de savoir comme intermédiaire entre le savoir et eux. Dites-moi seulement en effet le nom d’un sujet et je vous trouve sur YouTube une dizaine de vidéos qui vous expliquent tout cela très bien, ou très mal – allez savoir ? – en français ou en anglais.
Cela dit, l’éducateur d’autrefois ne présentait pas simplement l’information concentrée dans sa personne, mais aussi filtrée en terme de vrai et de faux savoir et présentée dans un cadre éthique, que celui-ci soit religieux ou laïque.
L’accès aujourd’hui immédiat de l’élève à une information au statut souvent flou pour ce qui est de sa vérité ou sa fausseté, a éliminé le filtre que constituaient parents en un premier temps et éducateurs ensuite, voire éducateurs seuls dans le cas de familles dysfonctionnelles. Ce qui se limitait autrefois à l’accès inopiné de l’enfant à une information normalement censurée, comme une couverture racoleuse de magazine à l’étalage d’un kiosque à journaux, ou un programme de télé sur lequel l’enfant tombe au hasard d’un zapping, a été remplacé par le libre accès à de fausses informations complotistes, du gore ou de la pornographie.
Un écueil majeur à toute régulation, connu de tout temps, est le caractère irréversible de l’information : une fois acquise, sa connaissance n’est pas effaçable. D’où l’importance des filtres et les tentatives de les restaurer, mais qui trouvent devant eux comme un obstacle, la logique marchande : même si le jeune ne peut pas être immédiatement un client, lui faire prendre goût à des choses auxquelles auxquelles il aura accès plus tard est un calcul rentable dans une politique de profit.
Les chercheurs se sont intéressés à la logique complotiste : comment est-il possible que des adultes, certains même d’un bon niveau d’éducation, croient à des explications défiant toute vraisemblance, et vont ensuite les colporter ? Le parallèle fait par les folkloristes entre le conspirationnisme contemporain et les histoires de sorcières de la Renaissance a mis en évidence leur structure commune (Why do people believe Covid conspiracy theories?) : complots d’aujourd’hui et histoire de sorcières d’autrefois possèdent une structure identique : ils relient en un réseau d’explications mutuelles, un ensemble de peurs disparates. Qu’ont en commun les vaccins à ARN messager, la 5G et la nano-puce informatique ? Que l’explication de leur fonctionnement dépasse les capacités intellectuelles du commun des mortels et qu’une explication qui les relie en attribuant leur responsabilité malfaisante à une minorité honnie, présentera un caractère rassurant, même si l’émotion, c’est-à-dire le pouvoir de l’inconscient, a alors entièrement remplacé la raison, laquelle est mobilisée par la conscience dans le calcul délibéré.
Les efforts faits par les réseaux sociaux pour maintenir la qualité de l’information à laquelle ils permettent de se diffuser par leurs canaux, se heurtent à différents obstacles. Tout d’abord à la logique marchande, qui joue pour eux de deux manières, du fait de leurs gains provenant de la publicité, et d’autre part de la vente d’information accumulée par eux quant aux comportements des utilisateurs. Ensuite en raison de la forme particulière de l’algorithme suggérant une information à l’utilisateur, où deux écueils pareils à Charybde et Scylla menacent : le premier étant qu’accorder un accès trop massif aux sources d’information extérieures permet à des agents malveillants de diffuser des informations fausses favorisant leurs intérêts, le second étant que privilégier la diffusion d’informations internes au groupe conduit à la constitution « incestueuse » d’une multitude de pseudo-vérités locales, coupées de la référence globale unifiante ayant pour nom la « science ».
L’apprentissage
Une différence doit être faite ici entre l’enseignement qui peut se dispenser essentiellement par la parole et celui qui se fait par la vue et la copie du geste, accompagné de peu de paroles et dans ce cas, essentiellement redondantes par rapport au geste lui-même. Dans ce cas-là, de l’apprentissage auprès d’un maître ou d’une maîtresse, le nombre des apprentis reste limité par rapport à celui des éducateurs, qui continuent à jouer le rôle d’autrefois de concentreurs ou concentreuses de savoir et peuvent du coup continuer d’opérer comme un filtre. La rareté de l’expertise peut conduire à une rivalité entre candidats à l’apprentissage dans l’accès aux maîtres.
Le savoir par apprentissage reste relativement bien protégé contre la diffusion de fausses informations, l’explication devant pouvoir réussir l’épreuve de déboucher sur une pratique efficace.
La vidéo de démonstration, dans la voie déjà ouverte par le film, permet un apprentissage du geste, mais qui demeure cependant limité, la réalité virtuelle, en plein développement aujourd’hui, apparaissant sur ce plan comme un rival plus sérieux.
Biais algorithmique ou politiquement correct ?
Les réseaux sociaux ne sont cependant que l’une des facettes du numérique : celle qui brouille la qualité de l’information désormais disponible à profusion. Une autre dimension du numérique, c’est l’Intelligence Artificielle et les progrès fulgurants qu’elle opère ces temps derniers.
On impute en ce moment à l’IA, le reproche de biais algorithmique : les préjugés que des programmeurs malveillants introduiraient dans l’IA et qui se retrouveraient à l’arrivée dans les conclusions qu’elle tire. Dans la totalité des cas de supposé biais algorithmique que j’ai eu l’occasion d’examiner, il s’agissait cependant d’un fantasme : la machine se contentait de mettre en évidence la réalité telle qu’elle est, alors que ceux et celles qui l’accusaient manifestaient la forme particulière de préjugé que l’on qualifie de « politiquement correct » : une prédisposition à confondre le monde tel que l’on aimerait qu’il soit avec celui tel qu’il est véritablement.
Voilà en effet le problème auquel nous sommes confrontés : des techniques avancées informatiques permettant de faire des calculs extrêmement précis et à ce point pointus, rapides, sur des données en quantités tellement astronomiques que des êtres humains ne les envisageraient même pas. Tout cela nous procure une certaine représentation du monde tel qu’il est mais pas tel que nous voudrions qu’il soit. En conséquence, nous affirmons que la machine a des préjugés quand elle révèle en réalité les nôtres, à partir des données. Cela parce que nous avons pris l’habitude, de notre côté, de faire à tout instant ce qu’on appelle de la « discrimination positive ».
Il y a là une manifestation de ce qu’Aristote appelait la philia : la bonne disposition que nous mettons à faire comme si n’existaient pas des différences qui existent en réalité, de passer par-dessus et d’accorder un préjugé favorable à des personnes dont nous savons que la société a tendance à les discriminer. Nous faisons cela gentiment, dans une bonne intention, et parvenons ainsi à corriger effectivement quelques travers sociaux. Il y a là une attitude souvent rencontrée chez les êtres humains, mais il s’agit d’un comportement délibéré chez eux. Or quand la machine ne le fait pas, tout simplement parce que nous avons négligé de lui dire de le faire, nous nous écrions : « La machine est biaisée ! ». Non, la machine voit les choses telles qu’elles sont, ce que nous refusons de faire, motivés par nos bonnes intentions. Nous déclarons : « La machine n’est pas encore intelligente puisqu’elle n’applique pas aux données telles qu’elles sont, nos jugements en termes de politiquement correct », oubliant que ce « politiquement correct » est une distorsion intentionnelle des faits bruts.
En résumé, la vérité « universelle » de type scientifique subit donc deux types d’assauts aujourd’hui : à l’un des pôles de l’éventail politique, le complotisme qui relie l’ensemble de nos peurs par des liens fictifs, et à l’autre, la bien-pensance du politiquement correct, qui censure les faits et les distord parce qu’ils ne correspondent pas à l’image du monde que nous promouvons personnellement comme son idéal.
L’Intelligence Artificielle modifie la donne
Certains manifestent aujourd’hui leur enthousiasme quant aux progrès dans l’éducation qu’autorise l’Intelligence Artificielle, en particulier quant à la personnalisation qu’elle permet en décelant chez chaque élève ce qu’il ne sait pas encore, sans perdre un temps précieux sur ce qu’il sait déjà.
Il s’agit en effet d’un reproche que l’on peut faire à l’enseignement de type classique : qu’il progresse davantage, pour utiliser des termes de stratégie militaire, par le « bombardement par tapissage » plutôt que par la « frappe chirurgicale » à l’endroit où la connaissance manque encore. D’une certaine manière, l’enseignement traditionnel, par son approche « statistique » de l’ensemble d’une classe, vise un progrès global, en comptant fort sur le heureux hasard qui fera avancer l’ensemble, alors qu’une partie de la classe a déjà compris depuis un certain temps, et une autre est encore très loin d’y être parvenue.
L’IA présente bien entendu l’avantage d’être accessible 24 heures sur 24. Elle a par ailleurs beaucoup moins de difficultés que l’éducateur humain à personnaliser l’enseignement, ayant accès à l’historique complet de son parcours et disposant de la capacité en termes de mémoire et de reconnaissance de configurations pour situer pour chaque élève les nœuds de ce sur quoi elle ou il achoppe encore.
L’IA encadrant l’enseignement propose du coup à chacun des exercices bien davantage ciblés que dans l’enseignement classique : l’élève se voit épargner de nouveaux exercices sur une question qu’il ou elle maîtrise déjà parfaitement. Le promoteur en Chine d’un enseignement par l’IA affirme que le système qu’il a mis en place « Comprend mieux l’élève en 3 heures que l’enseignant humain en 3 ans ». Il s’agit certainement d’une exagération, mais il y a sans doute une part de vérité.
Le même enseignant émet par ailleurs un pronostic : « Lorsque l’éducation par l’IA prévaudra, les enseignants humains seront dans la position du pilote de ligne aujourd’hui : ils surveilleront les relevés d’instruments pendant que l’algorithme pilote l’avion, et pour la plupart, leur rôle sera passif. Mais de temps à autre, à l’occasion d’une alerte, alors qu’un passager paniquera (traduisons : lorsqu’un élève sera victime de harcèlement), ils interviendront pour ramener le bon ordre. »
Références :
Had, Karen, « China has started a grand experiment in AI education. It could reshape how the world learns », MIT Technology Review, le 2 août 2019
Leach, Anna & Miles Probyn, « Why people believe Covid conspiracy theories: could folklore hold the answer? », The Guardian, le 26 octobre 2021
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