Avec un des mes amis, nous avons réfléchi plusieurs années à quel(s) serai(en)t le(s) affect(s) susceptible(s) de sortir les êtres humains de leur déni et de leur inertie face à leur trajectoire d’effondrements et d’extinctions, trajectoire incluant leur propre espèce. La peur, la tristesse, l’orgueil, la colère, la honte, la culpabilité, la raison, la joie, le désir, le plaisir, l’avidité, le rejet, l’instinct de survie, l’ennui, un sentiment d’injustice, l’indignation, la foi en Dieu, l’humanisme, la vertu, la compassion, la considération, l’amour, la vérité, l’intégrité, l’espoir ?
Nous avions pris connaissance en philosophes amateurs et dilettantes, des travaux de Spinoza sur la question des affects (L’Ethique publiée en 1677), et plus récemment de ceux de Frédéric Lordon, un de ses disciples contemporains (Les affects de la politique, 2016).
Car à mesure que le monde s’effondre et s’éteint sous nos yeux, tandis que les images, les faits, implacables démontrent la tragédie, alors que les pays riches sont touchés dans leur chair, sur leur propre sol, avec des morts à la clef, presque chaque semaine depuis plusieurs années, demeure le Grand Déni et la Grande Inertie : nous conservons, redémarrons (après pandémie) et renforçons même notre trajectoire civilisationnelle mortelle.
Là se trouve la question peut-être la plus importante de l’histoire de notre espèce, à laquelle notre capacité à trouver -urgemment- une réponse va déterminer si nous existerons encore demain.
Après plusieurs siècles de lutte contre l’Illimitisme (impérialisme, colonialisme, patriarcat, extractivisme, productivisme, consumérisme, capitalisme, néolibéralisme, transhumanisme, etc.), après la critique séculaire du capitalisme et du développement, après 50 ans d’écologie politique, après 40 ans de science climatique, qu’est-ce qui pourrait en effet « nous affecter » avec suffisamment de force, nous é-mouvoir et nous mouvoir avec suffisamment d’énergie, pour transformer notre déni et notre inertie en réveil et en mobilisation générale pour la sauvegarde du genre humain ?
Sachant que par « affect », Spinoza, et Lordon à sa suite, entendent non pas simplement les « émotions » comme le sens commun d’affect pourrait le laisser penser, mais bien toute instance, toute idée capable de mettre en mouvement les corps, de l’individu au corps social et sociétal.
Les plus lucides ont conclu que le réel ne suffisait pas. Si l’espèce humaine était capable de voir le réel en face, ça se saurait ! Les grands maîtres du soupçon l’ont montré : nous nous complaisons dans l’illusion : le Bouddha, Copernic, Nietzsche, Freud, Darwin et maintenant Greta Thunberg. L’information non plus, ni la science, ni la raison ne suffisent. Notre cerveau étant la superposition grosso modo d’un cerveau reptilien, de mammifère social et d’un coûteux et fatiguant dispositif de computation préfrontal (le plus souvent en veille), il semblerait qu’il faille toucher le ventre et le bas ventre, les tripes, et transformer les chiffres et les graphiques en visages, en images et en symboles, en paroles, en sensation et en émotions, pour espérer nous faire bouger d’un iota.
Les théoriciens et praticiens s’écharpent donc depuis des siècles pour découvrir les clefs de l’affectation des humains et de leurs sociétés. De nombreuses options ont été tentées :
– la joie et la convivialité, avec le mouvement des villes en transition ;
– l’indignation et la révolte, avec le mouvement des Indignés ;
– la honte et la culpabilité, avec Greta Thunberg ;
– la colère et la haine, avec Hitler ;
– le plaisir et l’avidité, avec le capitalisme et le consumérisme ;
– les lendemains qui chantent, avec le socialisme et le communisme ;
– la promesse du paradis, avec le christianisme et l’islamisme ;
– etc. la liste est longue.
Spinoza distinguait des passions « tristes » et des passions « joyeuses », selon qu’elles renforcent ou non notre « puissance d’agir ».
Dans notre civilisation, certains affects sont méprisés : la colère par exemple, qui pourtant peut être synonyme de la protection de son intégrité. La tristesse est considérée comme un sentiment de faiblesse. La joie est souvent considérée comme non sérieuse alors qu’elle est peut-être derrière bien des exploits humains. Etc.
Notre hôte Paul Jorion s’interroge :
Veille effondrement #69 – L’arme ultime contre le capitalisme destructeur de planète ? | Blog de Paul Jorion
« L’ironie féroce réussira-t-elle là où toutes les autres méthodes ont échoué ? »
Erasme de Rotterdam avait essayé la même chose : Éloge de la folie — Wikipédia (wikipedia.org). Dans cette satire féroce, Erasme s’attaque à tout ce que son époque comporte de bassesse et de malfaisance, dans la noblesse, l’Eglise, la bourgeoisie, les savants et le peuple.
Mais las : « L’Éloge de la Folie a connu un grand succès populaire, à l’étonnement d’Érasme et parfois à sa consternation. Le pape Léon X le trouvait amusant. »
Aujourd’hui, il est possible que les écocidaires s’amusent même de l’ironie féroce qui les attaque frontalement… car pour vexer un homme, il faut qu’il ait quelque part un orgueil, une moralité, des valeurs…
Greta Thunberg a essayé la honte. Cela aurait fait baisser significativement les vols internes en Norvège, via la « honte de voler ». Cela a-t-il affecté Donald Trump ?
On parle beaucoup de « solastalgie » ou « éco-anxiété » de nos jours, avec la nécessité de « prendre soin de soi » et de sa « tristesse ». Certains pensent que la psychologie ne doit pas servir à neutraliser la colère et la révolte qui politisent.
Un activiste célèbre aux Etats-Unis, Saul Alinsky, était plutôt partisan d’utiliser la honte, le ridicule, l’humiliation pour défaire les ennemis d’une cause juste, en pointant directement des personnes précises. Le Machiavel de la non violence, Gene Sharp, pointait lui la détestation des dictateurs et gens de pouvoir pour ce « ridicule » qui les tue (pas beaucoup d’humoristes en dictature).
Tolstoy, Gandhi, Martin Luther King, Mandela et leurs successeurs assirent leur action sur la non violence, l’amour, la paix, la compassion. « Embrasser son ennemi », « pardonner », « faire de lui son allié », etc.
L’espoir est à la fois célébré et décrié (opium du peuple qui rend inerte ou coeur de la résistance comme dans Star Wars ?).
Mon ami philosophe amateur et moi, nous souhaitions, suite à cette recherche dilettante, défendre en tout cas ces émotions méprisées que sont la peur – qui est souvent bonne conseillère -, la colère – qui est souvent légitime -, la honte – qui signifie notre élévation morale – et la culpabilité – qui signe notre sens de la responsabilité.
Enfin, suite à une discussion avec un autre ami engagé, je voudrais exhumer ces affects considérés comme vieillis, has been, romantiques, que sont : l’honneur, le panache, le devoir, la responsabilité, le sens de l’histoire et de l’immortalité, bref, la grandeur, qui peuvent s’humaniser quand s’y instille un grain de folie, un humour féroce, une fausse humilité et l’euphémisme, comme dans la phrase « Tirez les premiers messieurs les Anglais », ou « Je suis en désaccord avec vous mais je me battrai pour que vous puissiez le dire », ou encore cette débauche de slogans de mai 68 et plus récemment, des grandes marches pour le climat partout dans le monde.
Voilà quelque part entre indignation, colère, honte, révolte, joie, humour, peur et grandeur, se situent les affects de la Résistance contre l’extinction du genre humain.
Nous aurons probablement besoin de tout ce que l’humanité peut mobiliser comme affects, dans un cocktail détonant, pour nous faire sortir de notre Grand Déni et de notre Grande Inertie.
Contre la bien-pensance, la modération et les petits pas de ces « hommes qui clignent de l’oeil » évoqués par Nietzsche, nous aurons besoin de réinvestir toutes les passions dramatiques, shakespeariennes, dont nous sommes capables, tout en restant humains, comme nous y invite Camus dans son Homme révolté.
Autant vivre avec panache !
Parfois, l’ironie féroce est la dernière liberté qu’il nous reste, pour rester humains, quand nous sommes écrasés par toutes les déterminations de l’existence :
« Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. » G. DELEUZE, F. GUATTARI Qu’est-ce que la philosophie ? »
Laisser un commentaire