Retranscription de « Dix sept portraits de femmes » : le making of.
Bonjour, nous sommes le lundi 2 août 2021 et je vous avais promis une série de quatre vidéos dont j’ai déjà produit les deux premières : la première, le point sur le Covid-19, la seconde sur ce que j’appelais « les deux deuils », c’est-à-dire le deuil qu’une personne qui a atteint comme moi l’âge de 75 ans doit faire dans sa représentation de la personne qu’elle est par rapport au monde parce que le sentiment s’installe que le nombre de jours devient limité même si on est en bonne santé – touchons du bois ! – et le second deuil étant celui malheureusement que nous devons faire de l’humanité – j’y repensais encore ce matin en cherchant un coton-tige, en me disant : « Mais non, ils sont bannis » [rires] alors que les magasins qui vendaient les cotons-tiges, je ne sais pas, dans chacun de ces magasins, il y a des tonnes de plastique par ailleurs. C’est un bon échantillon de ce que nous arrivons à faire ! Nous bannissons les chalumeaux pour les enfants et les cotons-tiges pour les bébés [rires] et pour le reste, voilà… c’est-à-dire que nous nous attaquons à un milliardième du problème en disant que nous faisons un effort, et les gens font ça individuellement aussi. Bon, mais je ne vais pas revenir sur celle-là. La quatrième à venir, c’est le point de ce qu’on sait maintenant sur le coup d’État manqué de M. Trump mais il me manque encore, j’attends encore au courrier des livres qui viennent de paraître et où il y a des révélations. Ces révélations, on les connaît déjà un petit peu par les résumés qu’a fait la presse mais j’aimerais bien voir le texte moi-même.
Et la quatrième vidéo, c’est la plus plaisante, c’est quand on a terminé un livre, c’est de parler de ce livre, d’expliquer ce qu’on a essayé de faire : the making-of, et là, c’est le making-of de ce récit que j’ai offert aux abonnés de mon blog. Je leur ai permis de le lire sous la forme d’un feuilleton et il ne me reste plus, comme MM. Balzac ou Ponson du Terrail ou Victor Hugo, de convaincre maintenant un éditeur de publier ça comme un véritable livre. Mais donc, si vous êtes abonné à mon blog et si vous avez le courage de regarder, je crois qu’il y a une trentaine d’épisodes qui ont été publiés. Le livre lui-même fera 40 chapitres parce que je viens de passer 3-4 jours à le refondre entièrement. J’avais mis les chapitres dans l’ordre où ça me venait. Maintenant, je les ai recomposés durant le week-end, j’ai mis quelques liaisons, enfin j’en ai fait, voilà, un texte qui se tient. J’ai ajouté quelques autres textes. J’ai encore rajouté un chapitre et voilà. Maintenant, il y a quelque chose que je peux montrer aux éditeurs et je voudrais vous en parler sous la forme d’un making-of, voilà : comment ça s’est fait, quelles ont été mes intentions parce qu’il y en a plusieurs et comment j’ai procédé.
Et ça commence il y a pas mal de temps puisque ça commence en 2003, il y a 18 ans, c’est le moment où j’écris ces chapitres, ou alors en tout cas une ébauche de ces chapitres qui seront développés pour faire le livre final. Il y a, dans ce manuscrit de 2003, à peu près deux-tiers je dirais de ce que j’ai maintenant. Pourquoi ? J’ai écrit des choses entretemps, en cours d’écriture. Dans les quinze derniers jours, j’ai ajouté deux chapitres parce qu’il y avait des choses qui manquaient. Une fois que c’est recomposé, refondu, on voit qu’il y a des choses qui manquent. Il y a des portraits qui complètent.
Ça s’appelle : « Dix-sept portraits de femmes ». Je m’en explique tout de suite dans l’avertissement. Pourquoi « Dix-sept portraits de femmes » ? En fait, j’ai écrit ce titre avant même d’avoir écrit la première ligne. C’était une réflexion qui venait de la topologie : il est possible de couvrir une surface avec la même image régulière de dix-sept façons différentes. Par exemple, on peut faire un dallage avec des triangles mais on peut le faire de manière différente avec des triangles. On peut le faire avec des carrés. On peut mettre des hexagones, ça fait alors comme des tomettes. Et il y a dix-sept figures possibles donc ce n’est pas qu’il y ait dix-sept portraits de femmes dans mon livre, il y en a beaucoup plus mais voilà, ça faisait un titre. Et puis, j’aime bien, comme beaucoup d’enfants un peu insolents, on aime bien les nombres premiers parce qu’on ne peut rien faire avec eux à part les admirer tels quels, et le 17 en fait partie.
Qu’est-ce que j’ai essayé de faire en 2003 ? En 2003, j’ai essayé de faire plusieurs choses déjà à ce moment-là. Il se faisait qu’au mois de janvier, j’avais demandé le divorce et donc, je me retrouvais seul et je me suis mis à écrire au départ un peu comme une psychothérapie, pour « sortir les choses de mon système », pour coucher mes pensées sur le papier au fur et à mesure qu’elles me venaient. Je suis quelqu’un qui n’a jamais regardé la télévision donc j’avais mes soirées pour écrire. J’étais à San Francisco : je travaillais pour la banque Wells Fargo et le soir, je mettais ça sur le papier et, au bout d’un moment, c’est devenu autre chose : je me suis aperçu que le point central de ma réflexion, c’était : « Qu’est-ce qui a mal tourné ? » C’était mon troisième divorce, j’ai commencé à me dire : « Bon, il y a quelque chose qui marche pas ! », et donc à réfléchir et puis, je me suis mis à m’observer moi-même un peu par peur, un peu par peur. Je me suis dit : « Tu es attiré par les femmes donc ça va recommencer, mais fais attention, ne retombe pas dans des horreurs. Fais maintenant attention ! ». Et donc, au bout d’un moment, ce n’était plus de parler de ce qui s’était passé, c’était de m’observer moi-même regardant des femmes, leur parlant. Bien entendu, je travaillais dans une banque et donc je voyais des femmes tous les jours, je leur parlais une fois par heure et ainsi de suite. Je prenais le trolleybus pour me rendre de chez moi dans le quartier financier. Il y avait des femmes qui étaient dans le bus, qui attendaient le bus, etc.
J’ai commencé à écrire tout ça et au bout d’un moment, il y a une troisième préoccupation qui m’est venue : c’était d’écrire ça correctement. Et pourquoi l’écrire correctement ? Parce qu’il m’était venu l’idée suivante : au bout d’un moment, j’ai eu une conversation avec l’un de mes enfants au téléphone. Je les appelais régulièrement en Europe et j’ai commencé à chercher mes mots en français et là, ça m’a fait un sentiment très désagréable et je me suis dit : « Essaye d’utiliser cet exercice que tu fais en ce moment pour ne pas perdre ton français, pour conserver ton français ». Et puis m’est venue rapidement, la dernière considération d’écrire ça correctement, d’en faire quelque chose de beau, d’esthétiquement beau.
À ce moment-là, cette période où j’écris ça, c’est de février à juin 2003. Après juin, j’ai pris des vacances, j’avais terminé mon manuscrit et là, j’ai fait la chose suivante : j’ai écrit un petit truc, sur quatre jours et ça, c’était vraiment mon journal de ces vacances à Morro Bay. Morro Bay, c’est un petit port de la côte californienne qui me plaisait parce qu’il me rappelait l’île d’Houat en Bretagne où j’avais habité. J’étais passé par là, je me suis dit – j’avais 4 ou 5 jours : « Je vais aller me mettre là et je vais simplement me promener dans les rues, aller à la plage et raconter ce qui se passe ». C’était beaucoup plus léger que mes « Dix-sept portraits de femmes ». Il n’y avait pas de préoccupation littéraire. C’était plutôt sur le mode humoristique.
Quand une conversation avait eu lieu avec Sandrine Palussière chez Fayard, il y a quelques années et qu’on s’était mis à parler de manière générale de mes manuscrits, j’avais mentionné que j’avais deux textes « de type fiction » ou plutôt récit. Revoir et refondre « Dix-sept portraits de femmes » aurait été long. D’ailleurs, ça m’a pris mai, juin et juillet cette année-ci pour le faire. Mais ça m’avait pris que 3-4 jours de relire le petit manuscrit de « Mes vacances à Morro Bay ». Et donc, celui-là a paru chez Fayard en 2019. Il a eu la chance d’avoir des comptes-rendus très favorables. Il y en a eu un qui était intéressant dans Le Monde sauf que partout où il aurait fallu mettre « Californie », la dame avait écrit « Floride », ce qui est quand même soit une méconnaissance totale des États-Unis, soit quand même beaucoup de distraction.
Et là, il m’est venu récemment l’idée de mettre en ordre un petit peu ce que vous avez pu voir, l’envie m’est venue de terminer ce texte de 2003 et dont 50 % du boulot était déjà fait. Il restait 50 % du boulot à faire sous la forme de chapitres supplémentaires, d’arranger ça, d’améliorer le style.
Mais au moment où je me suis dit – donc aux États-Unis, à San Francisco – où j’ai commencé à me dire : « Écrivons ça bien », je me suis mis à faire un véritable travail. Il y avait un travail que j’avais déjà fait avant, quelques années auparavant, dans les années 2000. J’habitais à ce moment-là à Los Angeles et à Los Angeles, vous êtes entourés de gens qui vous parlent cinéma parce qu’ils travaillent dans le cinéma d’une manière ou d’une autre. Dans la firme où j’étais, où je m’occupais de trucs très compliqués de calcul sur des pensions et des retraites et des machins comme ça, des assurances, il y avait une fille dont on disait : « Aujourd’hui, on dit tous qu’elle a la grippe, d’accord ? Eh les copains ! on dit ça parce qu’elle m’a dit qu’elle va pour une audition et il faut surtout pas dire qu’elle va à une audition ! ». Un autre jour : « Là, il faut dire qu’elle est chez le médecin, elle fait de la figuration dans un film ». Et on est entourés de gens qui, en fait, travaillent dans la banque, bon, ce n’est pas 50 % des gens qui travaillent dans la banque mais enfin, en général, il y en a quand même un certain nombre, 5 % qui essayent quand même de faire plutôt une carrière dans le cinéma en écrivant des scénarios, des machins comme ça, ce qui fait que vous êtes dans cette atmosphère-là. Vous allez au bistrot et au bistrot, il y a un type qui essaye de vendre son scénario à quelqu’un et ainsi de suite ou bien deux co-scénaristes qui sont là à essayer de travailler sur leur machin et là.
Il y a une littérature qui accompagne ça. Voilà, par exemple, M. Syd Field analyse « Four screenplays » (Dell 1994), quatre scénarios de films. Je vois qu’il y a « Thelma et Louise », « Terminator 2 », « Le silence des agneaux » et « Danse avec les loups ». Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas de la critique littéraire, c’est du décorticage pour les gens qui veulent écrire des scénarios de cinéma. C’est bien fait : c’est vraiment fait à l’intention de professionnels.
Alors, bon, il y a aussi des livres comme ça, « Writing the Character-Centered Screenplay » par Andrew Horton (University of California Press 1994), écrire un bon scénario de cinéma fondé sur la personnalité d’un personnage, très bien fait aussi. Mon préféré, c’est celui-là, il est vraiment très très technique mais vraiment bien fait : « Story Sense. Writing Story and Script pour Feature Films and Television » (McGraw-Hill 1996), comment écrire des scénarios pour le cinéma et la télévision.
Je n’avais pas du tout l’intention personnellement de devenir scénariste de cinéma mais c’était l’atmosphère autour de moi qui me faisait penser à ça et j’avais commencé à écrire une pièce et je fais allusion à cette pièce dans « Dix-sept portraits de femmes ». Je crois que j’ai perdu le texte parce qu’en fait, c’était l’histoire, en réalité, c’était l’histoire de ce mariage qui allait à vau-l’eau, c’est peut-être un acte manqué d’avoir perdu le texte. Mais au moment où je commence à écrire en 2003 et à raconter mon histoire qui est une sorte de psychothérapie mais aussi où je me prends au jeu de me dire : « Je vais décrire mes rapports aux femmes », à ce moment-là, je me dis : « Il faut un style. Il faut un style particulier » et je fais un véritable travail. Je choisis, j’essaye de me composer un style. L’idée, ce n’est pas de copier et d’ailleurs, vous allez voir, je lis des gens extrêmement différents mais c’est au sens où, voilà, il y a quelques jours, je regardais un film de Chabrol – je crois que c’était « Que la bête meure » – et il y a des petits commentaires à la fin : il y a Chabrol qui décrit la manière dont il a tourné certaines scènes et là, il vous dit : « Là, je me suis dit, là, il faut absolument que je me tourne vers Fritz Lang et que je fasse une alternance plongées / contreplongées comme il le fait dans « M le maudit » et que ça soit ça que je fasse de manière délibérée ». Godard faisait ça aussi… Ce n’est pas lui qui le raconte d’ailleurs, c’est Anna Karina qui le raconte. Elle dit : « A ce moment-là, bon, il s’est dit : ‘Ça, c’est un truc que je prends de chez Fritz Lang’ » et c’est pour ça que, quand il fait un film comme « Le mépris », il prend Fritz Lang comme un acteur. C’est un private joke, c’est formidable, c’est se dire, voilà… Pour moi, c’est comme si je pouvais inviter Aristote à faire le singe derrière moi dans une vidéo, je trouverais ça formidable. Malheureusement, il n’est plus là…
Bon, alors, quels sont les gens que je lis délibérément pour essayer de m’imprégner de leur style ? Alors, il y a les auteurs en français. Bon, Proust, je connais, je sais comment il fait ses phrases et vous le verrez dans le texte ou vous l’avez peut-être déjà vu, il y a des endroits où je m’amuse à faire une phrase de trois-quarts de page, d’une page entière et bien entendu, c’est « À la recherche du temps perdu » qui est là, quelque part dans ma tête mais sinon, en fait, ce sont des auteurs essentiellement américains qui vont m’inspirer à ce moment-là. J’en parle dans le livre. J’explique à un moment donné que, voilà, ce que je suis en train de faire, qui je suis en train de lire. Je mentionne par exemple Stevenson [très mauvais premier exemple puisqu’il est Écossais] avec son « Voyage avec un âne dans les Cévennes » mais essentiellement, les gens que je lis, c’est… Philip Roth. Je trouve ça très très bien écrit. [je montre à la webcam un exemplaire de Portnoy’s Complaint]. J’ai la chance d’avoir là une première édition parce que je pille les bouquinistes bien sûr à San Francisco qui est la patrie du beat, de la beat generation [les « beatniks »]… Je vais vous montrer d’ailleurs quelque chose tout de suite pendant que j’y pense. Voilà, j’ai acheté ça.
J’arrive à acheter des premières éditions en livre de poche de Kerouac et là, il y a des gens qui ont déjà griffonné dedans : il est mis – c’est la petite présentation – et vous voyez, quelqu’un avant moi a écrit quelque chose et la petite présentation dit : « Jack Kerouac put the Hippie Generation on the literary map in his lusty novel The Dharma Bums » et le type a barré « hippie ». Il ne dit pas « Quel connard ! » mais presque : « Il a écrit ça 10 ans avant les hippies et les « causes » qui ont existé à ce moment-là ». Et il se trompe [si l’on pense à l’écriture, plutôt qu’à la publication], ce n’est pas 10 ans, c’est 20 ans, cela se passe 20 ans avant [le road trip débute en 1947 et le manuscrit est rejeté par l’éditeur Giroux en 1951] mais voilà, on essaye de vendre un livre de Kerouac à ce moment-là en disant que ça a à voir avec les hippies.
Et donc, voilà, j’arrive à trouver de petits trésors comme ça chez les bouquinistes ou alors, vous savez, Neal Cassady, c’est le compagnon de route et Kerouac l’appelle « Dean Moriarty » je crois dans « On the Road » [correct] et là, une autobiographie de Carolyn Cassady (née Carolyn Robinson : « Camille » dans « Sur la route »), la femme qui a été l’amante à un moment donné de Kerouac aussi. Ah non, peut-être pas, je confonds avec l’autre, avec LuAnne (LuAnne Henderson – « MaryLou » dans « Sur la route ») [non, je ne me trompe pas : également de Carolyn] : « Heart Beat. My life with Jack and Neal » par Carolyn Cassady (1976).
Des choses qu’on ne trouve pas très facilement ou alors, des trucs vraiment très très difficiles à trouver de Kerouac : « Pic » (1971) [épuisé]. Et alors, bon, oui, je m’inspire de Kerouac, j’aime beaucoup. En fait, Kerouac est un caméléon : il a écrit dans des styles extrêmement différents. Dans le premier livre, j’ai oublié comment ça s’appelle, celui dont il n’a vendu que quelques exemplaires avant « On the Road » (1957), avant « Sur la route » [« The Town and the City » (1950)], il écrit de manière extrêmement classique comme Henry James je dirais, il sait faire ça et puis, il a écrit dans des tas de styles, comme « Pic », qui est plein d’argot. Et on a fait des recueils maintenant où il explique, où il parle du making-of. Il y a des making-of de ses propres trucs et en particulier aussi dans « Atop an Underwood » (1991). C’est un ensemble d’essais, des interviews, des machins comme ça, des petites histoires qu’on n’a jamais publiées et il y en a un autre dans le même style : « Good Blonde & Others » (1993). Maintenant, on a publié à peu près tout ce qu’il a écrit.
Et je m’intéresse beaucoup aux gens qui sont les véritables modèles de Kerouac pour « On the Road ». Alors, il y a bien sûr Cassady lui-même et Neal Cassady qui écrivait dans ce style extrêmement saccadé, son compagnon de route qu’il copie, et il le dit lors d’un entretien, il le dit clairement : « J’ai eu l’idée de ce style spontané de « Sur la route » en voyant comment ce bon vieux Neal Cassady rédigeait les lettres qu’il m’adressait, toutes à la première personne, haletantes, dingues, sur le mode de la confession, sérieuses comme pas deux, avec une infinité de détails ». Il dit : « Bon, j’ai repris ça à Neal » qui lui n’a pas fait au départ une carrière littéraire et puis il y a les grandes sources d’inspiration de Kerouac lui-même : William Saroyan – et ce qui est formidable maintenant, c’est qu’avec AbeBooks vous pouvez retrouver des trucs comme ça qui datent, celui-là (« The Human Comedy »), de 1943. Et aussi la source principale du style de Kerouac, un type extrêmement doué et dont on ne parle pratiquement plus du tout, c’est Albert Halper [je montre « On the Shore » (1934)]. C’est un type de Chicago. Il écrit des trucs, c’est extrêmement dur. C’est un style extrêmement agressif. Il interpelle en permanence le lecteur, il le secoue. C’est très très bien fait. Alors, en voilà un autre, un livre de Albert Harper : « Only an Inch from Glory » (1943), c’est des nouvelles et un de ses livres les plus connus, c’est « Union Square » (1933). Albert Harper, c’est formidable, voilà, je crois que celui-là, je l’ai acheté il y a un an ou deux donc ce n’est pas au moment où je commence à écrire ce livre, ce n’est pas en 2003. On peut compléter une collection comme ça.
Et alors là, là, je vais carrément à San Francisco à ce moment-là, dans des librairies, et si l’occasion se présente de bavarder avec des gens, je le fais et là, il y a une vendeuse. Elle est très intéressante. Elle a les cheveux rouges, pas roux, elle a les cheveux rouges. Elle me prend tout de suite pour un crétin qui ne sait pas ce qu’il veut, etc. et du coup, je commence à lui poser des questions et je lui dis : « Voilà, j’écris un truc. Qu’est-ce qui pourrait encore m’inspirer ? » et alors, avec un haussement d’épaules, elle dit : « Bof, vous avez lu Bukowski ? ». Je lui dis non, je n’ai pas lu Bukowski. « Eh bien, il faut lire Bukowski quand même ! Quel espèce d’imbécile, vous n’avez même pas lu Bukowski alors que vous essayez de parler des femmes ! ». C’était très courageux de sa part parce que l’image, vous le savez, c’est qu’il passe pour un sacré misogyne [rires] mais c’est-à-dire que chez Bukowski, il y a cette image, comment dire ? cynique, cette image cynique aussi bien des hommes que des femmes. Ce n’est pas une question d’être misogyne. Et voilà, elle me fait acheter « Factotum » (1975) que je n’avais pas lu et du coup, j’ai eu envie de lui dire : « J’aimerais bien que vous notiez dans le livre que c’est vous qui m’avez dit de l’acheter » et elle le fait.
Je vais essayer de trouver ça… [je montre la couverture du livre, puis l’ouvre au frontispice]. Vous voyez, il y a une dédicace de la vendeuse et alors, je le tiens bien : « Upon my request », donc il a acheté ça à mon conseil et elle a ajouté avec un peu de français qu’elle connaissait : « Tu es piqué » et « And purchased this book. Enjoy », j’espère que vous aimerez votre lecture et elle a signé. Je ne parviens pas à déchiffrer son nom. Donc, là, elle me l’a fait lire et elle avait raison. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup d’influence de Bukowski dans le style que j’ai adopté finalement.
Alors voilà, voilà comment ça s’est fait. Donc 2003, j’ai un truc qui constitue la moitié d’un bouquin et puis j’ai envie récemment, je crois que c’est le fait d’avoir travaillé un peu pour cette autobiographie que m’a demandée Pierre Nora il y a pas mal d’années et que j’ai commencé là aussi à publier un feuilleton sur mon blog. J’ai parlé de la période où j’étais marin pêcheur à Houat. J’ai parlé de mon séjour en Afrique. J’ai encore parlé de tout mon séjour et de mes rapports avec l’université de Cambridge. Et donc, pour terminer, je crois que j’ai dit à peu près ce que j’avais envie de dire, je vais quand même vous lire quelques passages pour que vous ayez une idée si vous n’avez rien vu de ce que j’ai écrit, pour que vous ayez une idée de quoi ça parle.
Il y a une histoire d’amour. C’est quand même déjà pas mal, au centre d’un livre. Et c’est une belle histoire d’amour !
« J’ai du thé dans un gobelet en carton paraffiné. J’ai pris l’habitude durant mes dix ans d’Angleterre, de mettre du lait dans mon thé. J’ai déposé ma boisson sur le comptoir où Lucy s’appuie, parce que j’essaie d’ouvrir un de ces mini-pots en plastique dans lequel se trouve une dose de lait. Il y a une languette minuscule qu’il faut soulever pour obtenir une prise qui va permettre de peler l’opercule métallique et découvrir le lait ou le liquide se faisant passer pour tel. Mais ça ne marche pas parce que la languette est collée sur le plastique. J’essaie de la séparer en la repoussant avec l’ongle du pouce.
– Tu n’y arriveras jamais !
– Je vais y arriver !
– Tu ne sais pas t’y prendre : donne !
Mais elle n’attend pas que je le lui donne : elle le prend de mes mains, et comme cela nos doigts se frôlent. Les corps ont recours à de tels stratagèmes quand les têtes font obstacle, et les deux nôtres en particulier commencent à s’énerver sérieusement et pensent : « Qu’est-ce qu’ils sont encore là à bavarder ! À cérébraliser ! » Comme le petit garçon et la petite fille qui ne savent pas ce qu’il faut en penser mais dont les corps enlacés roulent dans l’herbe, en poussant de hauts cris. Les adultes observent, mi-figue mi-raisin, sachant eux au contraire parfaitement bien ce qu’il convient d’en penser ».
Alors, de quoi je parle ? Je parle énormément, voilà, il y a peut-être la moitié du bouquin, c’est sur la séduction, la séduction entre les hommes et les femmes. Je sais, la mode c’est de dire qu’il faut enlever ça complètement [rires]. Vous le savez, j’ai parlé de cette extraordinaire notion qui est apparue dans la loi américaine d’avances non-consenties, qui est évidemment une contradiction dans les termes. Si c’est une avance, c’est une avance, oui. Une avance ne demande pas le consentement d’une autre personne. On fait des avances, voilà, on fait des avances. La séduction.
« Cela dit, bien entendu, elle ne me regarde pas au sens propre : quand j’ai dit initialement qu’elle me regardait, j’ai tout simplement tenté d’exprimer le sentiment que je ressentais au moment où ma lecture s’est interrompue et que j’ai levé les yeux de mon Wall Street Journal : l’impression d’être observé. Et soudain, j’ai une illumination : mon impression est bien de l’ordre du regard mais pas, comme je l’ai cru jusqu’ici, de la nature d’un rayon que les yeux darderaient et dont je pourrais ressentir l’impact véritablement physique. Parce ce que ce qu’elle fait en réalité, et mon doute à ce sujet s’est maintenant entièrement dissipé – ayant éliminé toute autre explication possible de son comportement –, c’est qu’elle me présente son profil, mieux encore : qu’elle m’offre son profil comme un présent, et que son immobilité – que rien d’autre ne peut motiver – est la manière qu’elle a trouvée de souligner, de solenniser, le cadeau qu’elle me fait, pour l’imposer à mon attention. Parfois elle bouge un peu, regarde droit devant elle un court instant, puis reprend sa position de profil. Comme le pêcheur, dont l’hameçon doit s’agiter légèrement quand il réajuste plus confortablement sa position sur son siège après s’y être tassé peu à peu au fil des minutes. »
Voilà, ça, c’est la séduction, un échantillon bien entendu. Je fais aussi une ethnographie : je prends du recul et je regarde un homme en face d’une femme, qui est moi, et je regarde ce qui se passe, vraiment comme un ethnographe. Je fais le compte-rendu de ce qui se passe :
« Ou alors, c’est lui qui est arrivé à l’embobiner, ce qui n’est pas entièrement exclu. Imaginons qu’il ait fait savoir qu’il est en effet à la recherche de la femme la plus belle et la plus intelligente, ou tout simplement qu’à voir celle qu’il avait avant, ça se devine facilement chez lui, dès qu’il se met à la fixer avec des yeux ronds, ce simple comportement est alors interprétable comme une sorte de compliment. Les jolies femmes sont souvent assez vaines, s’étant mises en tête que leur beauté résulte d’une décision judicieuse prise par elles un jour. Il n’est pas impossible qu’elle se soit dite « Il écrit des livres, il en écrira donc un sur moi ! » ; si, si, je vous assure, la vanité peut atteindre de tels sommets ! ».
Qu’est-ce qu’il nous reste ? Il nous reste la psychanalyse et la psychothérapie. Psychanalyse :
« Le plaisir de la femme est au centre. Et comme c’est vers ce centre le plus profond que son regard converge, ses yeux sont nécessairement fermés. Les yeux de l’homme tentent eux de la retrouver là où elle s’est retirée : ils fouillent le centre de la femme où sa jouissance et elle ont rendez-vous. Et l’homme a donc les yeux ouverts, et de ses yeux ouverts, il fixe ces deux yeux féminins clos, tout proches de son propre visage. Et au-delà l’ourlet des lèvres gonflées, par la bouche entrouverte, il entrevoit le centre, et provenant de ce centre, il entend le chant rauque et modulé des soufflets de la forge de Vulcain. »
Et enfin, il n’y en a pas beaucoup mais il y a quand même : c’était ça le point de départ, c’était la psychothérapie, c’était essayer d’écrire des choses, une auto-réflexion pour essayer de ne pas retomber dans des choses catastrophiques :
« Quelle image avait-on d’une femme avant qu’on ne pense à elle d’une certaine façon ? Le souvenir s’en est perdu, le sentiment qui s’est installé est que la nouvelle représentation a entièrement remplacé celle qui prévalait auparavant. Est-ce à dire que les anciennes fondations soient à jamais enfouies ? Si la ville nouvelle devait disparaître suite à un cataclysme, retrouverait-on les traces de la ville antique qui l’a pourtant précédée ? Je crois que oui, je crois que Daisy telle qu’elle était à mes yeux avant nos retrouvailles est en train de me revenir petit à petit, à la faveur du tremblement de terre de notre divorce. Mais il a fallu ce désastre, il a fallu que les maisons soient rasées et que les gravats soient entièrement déblayés. »
Voilà quelques petits échantillons. The making-of « Dix-sept portraits de femmes ». Maintenant, la tâche s’ouvre devant moi de convaincre un éditeur de le publier, non seulement de le publier mais de bien le publier et de préférence que ce soit un bon éditeur.
Voilà, je vous tiendrai au courant de la suite. Merci, au revoir.
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