Veille effondrement #12 – Discours de Jules Roman à ses semblables in « L’Archipel du petit Jésu(-) » de Régis Pasquet

« Je veux m’adresser à mes semblables, cupides, prédateurs, barbares, vandales, nuisibles, névrosés, malfaisants repus de la chair symbolique du Monde déréglé, candidats à une mort inéluctable et propriétaires putatifs de deux mètres carrés de la terre d’un cimetière cramé par le soleil. Je veux m’adresser à mes sœurs, à mes frères qui conchient et compissent, suivant des us jamais questionnés, l’humaine espèce, d’une sotte et ancestrale opinion. Je veux m’adresser à celles et ceux, mes congénères, que les mots progrès, croissance, richesse, modernité, performance, productivité, concurrence, libéralisme, capitalisme, publicité, réforme et corruption enivrent et poussent à la turgescence. Je veux m’adresser à ces individus et couples éclos – comme aux premiers matins du monde – dans l’indifférence, croissant et multipliant sans le moindre calcul. Aux fils et filles des hommes, travailleurs, artisans, ouvriers, manœuvres, financiers, thérapeutes, soldats, producteurs et négociants de viande faisandée, de bière, de vins, de baies qui saignent dans la bouche, de drupes rouges et noires, de graminées blondes et de feuilles légères cache-sexe, de houille noire et blanche, techniciens en cosmétiques fameux et onguents délicats, créateurs de pendules inoxydables sur buffets bas bretons, de roues par deux ou par quatre, fournisseurs de dentelles ajourées et de brocarts chamarrés, de cochenilles colorantes, de musc, d’encens, d’ambre, façonniers de chaudières étamées, ingénieurs de turbines mirifiques, de centrales accablantes, de fumées lourdes, de fumées sales, de fumées vertes, d’eaux fétides, d’eaux pourries, d’eaux corrompues, de tas de merdes, de blocs de merdes, à tous ces hommes s’honorant de leurs productions et se félicitant du discernement de leurs pères qui ont su transmettre, avant qu’il ne soit trop tard, à leur descendance des héritages patiemment et sauvagement accumulés. »

« Ami, camarade, ma sœur, mon frère, réveille-toi ! Tu appelles lumière, la fente par laquelle filtre l’insuffisance de ceux qui estiment qu’il convient de penser ainsi qu’on a toujours pensé. Tu nous présentes comme neuves les représentations du monde rêvées depuis des millions d’années par les amibes primitives. Mais tu es rance, mon frère, rance ma sœur. Rance vous êtes et vos idées ont toujours épouvantablement pué la pourriture. Ce n’est pas le jour chargé des promesses de l’avenir que tu entrevois, mais le reflet du passé sur de vieilles lunes austères. Tu appelles progrès, l’épuisement de la Nature et de l’espèce des hommes, les gisements d’immondices, la corruption de l’eau, la puanteur qui se répand sur la Terre, la disparition des crapauds buffles et des avocettes. Ce n’est pas le mieux- être pour tous auquel tu prétends mais à une fuite en avant pour produire, produire, produire et combler la vacance de ton cœur. Qu’est-ce que la concurrence que tu espères sinon le pouvoir absolu des ploutocrates et de leurs sectateurs oligarques. Au nom de quelle sublime pensée ? Au seul nom du mérite. Le mérite, notion perverse qui ne vous sert à toi et à tes semblables qu’à dissimuler l’unique objet qui vous obsède et vous tient debout : la loi du plus fort. Qui ne mérite sur cette planète ? Qui ne mérite de vivre de la simple raison qu’il ait été, un jour, mis au monde ? Tu nommes, abusivement, démocratie, l’organisation des hommes autour du Marché. Ce n’est pas la parole pour tous à laquelle tu aspires mais à l’asservissement des citoyens par une consommation scélérate et morbide.»

« Dès demain, mes camarades, mes sœurs et frères, il importe que nous soyons en éveil. Dès demain, chacun de nous existera parce qu’on le regardera, parce qu’on ira à sa rencontre. Nous existerons. Notre planète ? Parlons-en enfin ! Il semble que ce soit une petite boule, toute menue dans un univers sombre et froid. D’acier. C’est de la poésie. On n’entend rien, sinon, peut-être, dans le cosmos des chants allongés comme des chants de sirènes, que nulle voix ne module. Musique de ciel glissant entre les étoiles. Une boule bleue. Bleue comme une orange. Orange. Jaune. Verte comme un cul de bouteille au frais dans un ruisseau qui bruisse. Quel ruisseau ? On s’en fout. Il chante et chuinte. Il ronronne et dort parfois le long des berges où mâchonnent des demoiselles. Quelles demoiselles ? Combien de pattes, combien d’ailes, combien de facettes dans leurs gros yeux ? On n’en sait fichtrement rien et on a bien raison d’en ricaner. Le ruisseau compose à ses moments perdus des éclats cristallins et les hommes l’accompagnent avec des clochettes de fleurs pendues à leurs oreilles. C’est de la poésie. Il y a des matins frais et roses qui sentent toutes les odeurs des coquillages bivalves palpitant dans des criques saumâtres. Toutes les odeurs du foin des graminées que l’on fauche au début de l’été. Toutes les odeurs des arbustes incendiés au soleil de juillet, d’août et de septembre. Toutes les odeurs des fleurs qui lâchent, dans le vent qui rêve, des gamètes insolites. Toutes les odeurs de la plume d’oiseau qui balance dans l’air, et descend en dansant des guirlandes. Toutes les odeurs de sapins qui frissonnent dans la forêt gercée. Toutes les odeurs des poitrails écumants des chevaux isabelle. Toutes les odeurs des amours de belettes que le soleil dérange. Mais, on sent aussi les odeurs de la craie dans des classes abandonnées. Et les odeurs du civet de lièvre bruni du vin de Bergerac. Et les odeurs des gaz de combustion d’une roche liquide. Et les odeurs des filles qui gloussent sur des plages bises. Et les odeurs du cuir dans l’échoppe du cordonnier. Il y a des cordonniers puisque tous marchent et usent des godasses à sauter à la marelle sur des routes goudronnées. Terre et ciel. Il y a une terre et qu’importe le ciel. Un ciel qui plisse en gris les soirs de mauvais temps. Quand ça pète et éclaire comme l’enfer. Il n’y a pas d’enfer. Ni même de paradis. Seulement des matins et des soirs. C’est de la poésie. »

« La planète est toute menue dans un univers sombre et glacé mais quelle importance cela peut- il avoir, puisque nous n’irons plus jamais dans l’espace ? On n’entend rien, sinon, peut-être, dans le cosmos des ponctuations anéanties de satellites désemparés. Des chants informatiques pleurant d’éternels et tragiques mégaoctets. Musique de ciel rouillant entre les étoiles. C’est de la poésie. Personne ne dort, chacun vit. L’air que l’on y respire est composé d’un peu d’oxygène, de beaucoup d’azote, de dioxyde de carbone et de méthane en constante diminution, et de quelques gaz rares aussi. Les poumons des nouveaux-nés goûtent, à présent, ce mélange respirable. Agréable même, le matin. Le matin, surtout. Car il y a des matins puisqu’il y a un soleil. C’est de la poésie. Des matins frais et blancs couvrant, en abondance, de jupons entrouverts les pommiers fleuris de certains bocages où l’on ne s’affaire plus que pour aimer. Des matins bleus qui sentent la réglisse fauve des buissons roux et grillés que l’on frotte d’une main experte avant de la renifler en fermant les yeux. Des licols de cuir râpé traînent dans des écuries où filent des épeires jaunes et noires au cul qui se hâte. Des chevaux libres en juin comme en décembre mastiquent des pompons gras en accordant la râpe de leurs incisives à la paille du vent. C’est de la musique. Désormais, partout sur la planète, on chérit les novembre ou les février car on n’ignore pas – et l’on désire ne pas oublier – que plus loin, ils semblent pareils à mai ou à juillet et là-bas, aux antipodes contradictoires, des hommes les regardent comme un bel août qui passe en rêvant. La planète est une et divisible. Elle plaît dans sa diversité et dans les multitudes des songes et des illusions qui la composent. Les fleurs se logent de nouveau dans toutes les excavations et laissent aller au vent qui s’en réjouit, des germes de la diversité, revenus de l’enfer. On respire. L’odeur de la figue rosette qui éclate par terre. L’odeur du chat entier qui frissonne sur un coussin de plumes. L’odeur des étangs dégelés au printemps de l’Europe. Toutes ces odeurs disparues derrière les écrans crasseux des fumées, attrapent, avec bonheur, toutes les narines qui leur veulent du bien. C’est de la poésie. Dorénavant, l’on sent les odeurs de craie vert clair dans les classes enchantées. L’odeur de la soupe de légumes qu’on achève au vin rouge. L’odeur du jardin que l’on fend et parsème de grains. Les odeurs des jeunes filles et des femmes que les gars aiment comme des fous dans des chais, des paillers et des buanderies. Les odeurs du cuir dans l’échoppe du cordonnier. Il y a toujours des cordonniers puisque tous ont décidé de marcher toujours et de ne s’arrêter jamais. Tous ont décidé d’errer partout où l’on pouvait vagabonder. Toi et moi. Vous et nous. Nomades. On marche et on use des godasses à sauter à pieds joints, à cloche pied sur des chemins de traverse, à franchir des frontières couvertes d’herbes. folles et à escalader des murs de pierres nobles qui sentent le passé et le destin. Personne ne dort et chacun pense. La planète est une terre et aussi un ciel. On distingue bien un ciel mais cela suffit-il pour prétendre qu’il existe ? Nous profiterons des jours – derniers beaux jours – qui nous restent à user de notre curiosité pour percer les mystères de la foi, de la dialectique et de la critique de la raison pure. Ou bien si l’on préfère à siroter de la poésie. Aux abords de la planète, très loin, bien qu’il s’en rapproche inexorablement, on ne manquera pas de découvrir un soleil jaune et rouge et orange. Et vert parfois et bleu aussi. Une terre, un ciel et un soleil. Du carbone, de l’eau et de la lumière. N’est-ce pas suffisant ? Il n’y a toujours pas d’enfer. Ni même de paradis. Seulement des matins et des soirs et la vie qui s’invite chaque jour à revenir jusqu’à l’ultime où sous une ombre fraîche, une falaise vive, un rideau de chèvrefeuille et de cornouiller, on attend de passer en laissant derrière soi les impressions de quelques paroles poétiques et cette petite musique caractéristique qu’on faisait en vivant. »

Partager :

10 réponses à “Veille effondrement #12 – Discours de Jules Roman à ses semblables in « L’Archipel du petit Jésu(-) » de Régis Pasquet

  1. Avatar de Hervey

    C’était sans compter sur ces « Terres Rares » :
    https://hervey-noel.com/terres-rares-3/

  2. Avatar de Stéphane
    Stéphane

    J’adore la façon dont, tout au long de l’histoire, les experts ont abordé la question d’un principe au langage. Ça commence par de fastidieuses analyses et ça finit toujours en pirouettes, j’entends par là en concepts limites, des bulles qui sourdent de ces profondeurs que personne n’a jamais pu situer, qui montent et éclatent à la surface, des nuées de petites sphères bouillonnantes ; en déduire que ça chauffe est un euphémisme ; c’est comme si on y était, un voyage gratuit à Yellowstone gagné sur France Loisir avec, en bonus à l’événement, la chance d’y associer une véritable odeur de soufre.

  3. Avatar de Pad
    Pad

    Et le Messie arriva à Paris, le « peuple » en liesse se précipitant sur les Champs-Elysées pour acheter l’étoffe de son sauveur …

    1. Avatar de Pascal
      Pascal

      Pas facile le boulot de prophète ! 😃

  4. Avatar de octobre
    octobre

    Camarade, le patronat exulte quand il entend un tel discours emberlificoté d’anarchie, du moment que les travailleurs ne font pas grève, ne protestent pas, ne réclament aucun droit, ne s’intéressent pas à la propriété privée des moyens de production, à l’investissement, au commun communiste, au déjà-là, à la sécurité sociale étendue au vivant, à un monde autre et non à un autre monde, etc. Résilience partout, résistance nulle part.

  5. Avatar de pierre c
    pierre c

    Cette nouvelle  » veille sur l’effondrement » je la sous- titrerais volontiers par une question posée par Merleau-Ponty  » Comment sortir de l’idéalisme, sans retomber dans la naïveté du réalisme »?
    La première partie du texte décrit la nature ( notre entourage dénaturé) comme se donnant à ressentir en tant que somme de sensations négatives . La deuxième partie énumère les réponses de la pensée dominante par une dérivation : le voyage, le tourisme,le roman, soit une poésie ou un musique, représentative dans un spectacle du monde naturel et vivant, des sensations positives reçues par le corps. Ce corps , oublié dans les textes et commentaires sur les veilles précédentes, par l’intermédiaire duquel essentiellement l’homme, comme tout vivant végétal où animal, s’inscrit dans un cosmos ( au sens selon le grec ancien d’harmonieux sentiment de présence au monde en tant que milieu)

  6. Avatar de Khanard
    Khanard

    Je n’ai pas lu l’exposé de M. Régis Pasquet (je le ferai aussitôt après ) mais le titre me décide à exprimer ce que je ressens. Depuis la vidéo « veille sur l’effondrement » je me retrouve dans un état anormal, comme tétanisé. Mais pourquoi donc ? Depuis je réfléchi à ce qui pourrait bien me mettre dans un tel état .
    Et cette nuit, oui je sais c’est fait pour dormir, donc cette nuit j’ai enfin pu mettre un nom sur ce qui me troublait : est-ce que Intelligence Artificielle et Conscience vont de pair ? Y’a t’il une conscience dans – ou de – l’intelligence artificielle ?
    Et là je me rapproche curieusement de Freud et de Darwin .
    Mais comme je n’y connais absolument rien en IA je me demande si je ne fais pas fausse route . D’autant plus que si on parle de Conscience on peut très bien aussi parler de Religion (d’où l’occasion offerte par cet article De Régis Pasquet) . Bref je suis un peu perdu. Je vais aller dormir .

    1. Avatar de CloClo
      CloClo

      A 13h50 t’as pas encore dormi ?

      Envisage plutôt la sieste…

      Sinon reparti pour une nuit les yeux grands ouverts !

      En même temps, pas la peine de se mettre dans cet état avant … l’effondrement. T’auras le temps de ne plus dormir quand la faim, la peur, le froid, la douleur, la souffrance, le désespoir te tirailleront. Là, mieux vaut prendre des forces 😀

  7. Avatar de Khanard
    Khanard

    ça y’est j’ai dormi …….. et j’ai rêvé de robots qui venaient m’ordonner de me lever ! hahahahaha………

    Sinon qu’en pense t’on de ma problématique?

  8. Avatar de alinber
    alinber

    Ceci expliquant peut-être cela , il semble que la beauté ne fasse pas recette.
    Merci pour le partage de ce texte.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote BCE Bourse Brexit capitalisme ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grands Modèles de Langage Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon Joe Biden John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta