« Je veux m’adresser à mes semblables, cupides, prédateurs, barbares, vandales, nuisibles, névrosés, malfaisants repus de la chair symbolique du Monde déréglé, candidats à une mort inéluctable et propriétaires putatifs de deux mètres carrés de la terre d’un cimetière cramé par le soleil. Je veux m’adresser à mes sœurs, à mes frères qui conchient et compissent, suivant des us jamais questionnés, l’humaine espèce, d’une sotte et ancestrale opinion. Je veux m’adresser à celles et ceux, mes congénères, que les mots progrès, croissance, richesse, modernité, performance, productivité, concurrence, libéralisme, capitalisme, publicité, réforme et corruption enivrent et poussent à la turgescence. Je veux m’adresser à ces individus et couples éclos – comme aux premiers matins du monde – dans l’indifférence, croissant et multipliant sans le moindre calcul. Aux fils et filles des hommes, travailleurs, artisans, ouvriers, manœuvres, financiers, thérapeutes, soldats, producteurs et négociants de viande faisandée, de bière, de vins, de baies qui saignent dans la bouche, de drupes rouges et noires, de graminées blondes et de feuilles légères cache-sexe, de houille noire et blanche, techniciens en cosmétiques fameux et onguents délicats, créateurs de pendules inoxydables sur buffets bas bretons, de roues par deux ou par quatre, fournisseurs de dentelles ajourées et de brocarts chamarrés, de cochenilles colorantes, de musc, d’encens, d’ambre, façonniers de chaudières étamées, ingénieurs de turbines mirifiques, de centrales accablantes, de fumées lourdes, de fumées sales, de fumées vertes, d’eaux fétides, d’eaux pourries, d’eaux corrompues, de tas de merdes, de blocs de merdes, à tous ces hommes s’honorant de leurs productions et se félicitant du discernement de leurs pères qui ont su transmettre, avant qu’il ne soit trop tard, à leur descendance des héritages patiemment et sauvagement accumulés. »
« Ami, camarade, ma sœur, mon frère, réveille-toi ! Tu appelles lumière, la fente par laquelle filtre l’insuffisance de ceux qui estiment qu’il convient de penser ainsi qu’on a toujours pensé. Tu nous présentes comme neuves les représentations du monde rêvées depuis des millions d’années par les amibes primitives. Mais tu es rance, mon frère, rance ma sœur. Rance vous êtes et vos idées ont toujours épouvantablement pué la pourriture. Ce n’est pas le jour chargé des promesses de l’avenir que tu entrevois, mais le reflet du passé sur de vieilles lunes austères. Tu appelles progrès, l’épuisement de la Nature et de l’espèce des hommes, les gisements d’immondices, la corruption de l’eau, la puanteur qui se répand sur la Terre, la disparition des crapauds buffles et des avocettes. Ce n’est pas le mieux- être pour tous auquel tu prétends mais à une fuite en avant pour produire, produire, produire et combler la vacance de ton cœur. Qu’est-ce que la concurrence que tu espères sinon le pouvoir absolu des ploutocrates et de leurs sectateurs oligarques. Au nom de quelle sublime pensée ? Au seul nom du mérite. Le mérite, notion perverse qui ne vous sert à toi et à tes semblables qu’à dissimuler l’unique objet qui vous obsède et vous tient debout : la loi du plus fort. Qui ne mérite sur cette planète ? Qui ne mérite de vivre de la simple raison qu’il ait été, un jour, mis au monde ? Tu nommes, abusivement, démocratie, l’organisation des hommes autour du Marché. Ce n’est pas la parole pour tous à laquelle tu aspires mais à l’asservissement des citoyens par une consommation scélérate et morbide.»
« Dès demain, mes camarades, mes sœurs et frères, il importe que nous soyons en éveil. Dès demain, chacun de nous existera parce qu’on le regardera, parce qu’on ira à sa rencontre. Nous existerons. Notre planète ? Parlons-en enfin ! Il semble que ce soit une petite boule, toute menue dans un univers sombre et froid. D’acier. C’est de la poésie. On n’entend rien, sinon, peut-être, dans le cosmos des chants allongés comme des chants de sirènes, que nulle voix ne module. Musique de ciel glissant entre les étoiles. Une boule bleue. Bleue comme une orange. Orange. Jaune. Verte comme un cul de bouteille au frais dans un ruisseau qui bruisse. Quel ruisseau ? On s’en fout. Il chante et chuinte. Il ronronne et dort parfois le long des berges où mâchonnent des demoiselles. Quelles demoiselles ? Combien de pattes, combien d’ailes, combien de facettes dans leurs gros yeux ? On n’en sait fichtrement rien et on a bien raison d’en ricaner. Le ruisseau compose à ses moments perdus des éclats cristallins et les hommes l’accompagnent avec des clochettes de fleurs pendues à leurs oreilles. C’est de la poésie. Il y a des matins frais et roses qui sentent toutes les odeurs des coquillages bivalves palpitant dans des criques saumâtres. Toutes les odeurs du foin des graminées que l’on fauche au début de l’été. Toutes les odeurs des arbustes incendiés au soleil de juillet, d’août et de septembre. Toutes les odeurs des fleurs qui lâchent, dans le vent qui rêve, des gamètes insolites. Toutes les odeurs de la plume d’oiseau qui balance dans l’air, et descend en dansant des guirlandes. Toutes les odeurs de sapins qui frissonnent dans la forêt gercée. Toutes les odeurs des poitrails écumants des chevaux isabelle. Toutes les odeurs des amours de belettes que le soleil dérange. Mais, on sent aussi les odeurs de la craie dans des classes abandonnées. Et les odeurs du civet de lièvre bruni du vin de Bergerac. Et les odeurs des gaz de combustion d’une roche liquide. Et les odeurs des filles qui gloussent sur des plages bises. Et les odeurs du cuir dans l’échoppe du cordonnier. Il y a des cordonniers puisque tous marchent et usent des godasses à sauter à la marelle sur des routes goudronnées. Terre et ciel. Il y a une terre et qu’importe le ciel. Un ciel qui plisse en gris les soirs de mauvais temps. Quand ça pète et éclaire comme l’enfer. Il n’y a pas d’enfer. Ni même de paradis. Seulement des matins et des soirs. C’est de la poésie. »
« La planète est toute menue dans un univers sombre et glacé mais quelle importance cela peut- il avoir, puisque nous n’irons plus jamais dans l’espace ? On n’entend rien, sinon, peut-être, dans le cosmos des ponctuations anéanties de satellites désemparés. Des chants informatiques pleurant d’éternels et tragiques mégaoctets. Musique de ciel rouillant entre les étoiles. C’est de la poésie. Personne ne dort, chacun vit. L’air que l’on y respire est composé d’un peu d’oxygène, de beaucoup d’azote, de dioxyde de carbone et de méthane en constante diminution, et de quelques gaz rares aussi. Les poumons des nouveaux-nés goûtent, à présent, ce mélange respirable. Agréable même, le matin. Le matin, surtout. Car il y a des matins puisqu’il y a un soleil. C’est de la poésie. Des matins frais et blancs couvrant, en abondance, de jupons entrouverts les pommiers fleuris de certains bocages où l’on ne s’affaire plus que pour aimer. Des matins bleus qui sentent la réglisse fauve des buissons roux et grillés que l’on frotte d’une main experte avant de la renifler en fermant les yeux. Des licols de cuir râpé traînent dans des écuries où filent des épeires jaunes et noires au cul qui se hâte. Des chevaux libres en juin comme en décembre mastiquent des pompons gras en accordant la râpe de leurs incisives à la paille du vent. C’est de la musique. Désormais, partout sur la planète, on chérit les novembre ou les février car on n’ignore pas – et l’on désire ne pas oublier – que plus loin, ils semblent pareils à mai ou à juillet et là-bas, aux antipodes contradictoires, des hommes les regardent comme un bel août qui passe en rêvant. La planète est une et divisible. Elle plaît dans sa diversité et dans les multitudes des songes et des illusions qui la composent. Les fleurs se logent de nouveau dans toutes les excavations et laissent aller au vent qui s’en réjouit, des germes de la diversité, revenus de l’enfer. On respire. L’odeur de la figue rosette qui éclate par terre. L’odeur du chat entier qui frissonne sur un coussin de plumes. L’odeur des étangs dégelés au printemps de l’Europe. Toutes ces odeurs disparues derrière les écrans crasseux des fumées, attrapent, avec bonheur, toutes les narines qui leur veulent du bien. C’est de la poésie. Dorénavant, l’on sent les odeurs de craie vert clair dans les classes enchantées. L’odeur de la soupe de légumes qu’on achève au vin rouge. L’odeur du jardin que l’on fend et parsème de grains. Les odeurs des jeunes filles et des femmes que les gars aiment comme des fous dans des chais, des paillers et des buanderies. Les odeurs du cuir dans l’échoppe du cordonnier. Il y a toujours des cordonniers puisque tous ont décidé de marcher toujours et de ne s’arrêter jamais. Tous ont décidé d’errer partout où l’on pouvait vagabonder. Toi et moi. Vous et nous. Nomades. On marche et on use des godasses à sauter à pieds joints, à cloche pied sur des chemins de traverse, à franchir des frontières couvertes d’herbes. folles et à escalader des murs de pierres nobles qui sentent le passé et le destin. Personne ne dort et chacun pense. La planète est une terre et aussi un ciel. On distingue bien un ciel mais cela suffit-il pour prétendre qu’il existe ? Nous profiterons des jours – derniers beaux jours – qui nous restent à user de notre curiosité pour percer les mystères de la foi, de la dialectique et de la critique de la raison pure. Ou bien si l’on préfère à siroter de la poésie. Aux abords de la planète, très loin, bien qu’il s’en rapproche inexorablement, on ne manquera pas de découvrir un soleil jaune et rouge et orange. Et vert parfois et bleu aussi. Une terre, un ciel et un soleil. Du carbone, de l’eau et de la lumière. N’est-ce pas suffisant ? Il n’y a toujours pas d’enfer. Ni même de paradis. Seulement des matins et des soirs et la vie qui s’invite chaque jour à revenir jusqu’à l’ultime où sous une ombre fraîche, une falaise vive, un rideau de chèvrefeuille et de cornouiller, on attend de passer en laissant derrière soi les impressions de quelques paroles poétiques et cette petite musique caractéristique qu’on faisait en vivant. »
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