Au bureau, je passe par la cuisine, et je vois Lucie appuyée à l’un des comptoirs : elle examine les photos de nouvelles recrues épinglées sur un panneau – et c’est un peu surprenant, parce que ce n’est pas son genre de glander de cette manière. On demande aux nouveaux de se décrire et on imprime leur commentaire sous leur portrait. Comme Cook, qui prend les photos et enregistre les déclarations ne donne aucune directive aux impétrants, le résultat est surréaliste. Certains se contentent de leur numéro matricule : « Analyste Financier Niveau II », d’autres signalent le nom de leur canari ou les bons mots de leurs enfants : « mon fils est à l’âge où ses goûts vont passer de Walt Disney à Eminem, Aïe, Aïe, Aïe ». Elle ne m’a pas vu entrer.
Je dis « Lucie… ». Je commence toutes les phrases que je lui adresse par son nom, pour lui rappeler qu’on n’avance pas. Comme chacun le sait, dans un couple, le prénom de sa tendre moitié n’est jamais prononcé. Sauf par économie : pour éviter de devoir se déplacer, pour débuter une phrase gueulée d’un bout à l’autre de l’appartement : « Flo ! Est-ce que c’est ce soir qu’on est invité ? » Je lui rappelle discrètement qu’on en est toujours à s’appeler par notre prénom, six mois plus tard. En plus, le sien se prête tout particulièrement à la citation ironique : qu’elle s’appelle Min ou Chyou serait parfaitement acceptable, alors que « Lucie » lui va comme un coup de poing dans la figure.
À la succursale de ma banque, la dame qui dépatouille mes affaires me tend sa carte de visite : Madeleine Kwong. Je lui dis : « Tiens, vous avez un prénom français, vous avez un lien familial avec la France ? » Elle me répond : « Ah non, pas du tout ! Ça s’est passé de la manière suivante : quand nous sommes arrivées de Formose, mes trois soeurs et moi, mon oncle nous a alignées et, en lisant la liste qu’il avait préparée, il nous a dit : « Toi c’est Mélanie, toi Sophie, toi Madeleine… » ; ça s’est passé exactement comme ça ! ».
Réflexion faite (encore appelée « retour en force des arrières-pensées moroses »), le déjeuner prévu lundi a dû être remis. Lucie a dit : « Demain sans faute, promis juré ! », j’ai répondu : « Oui mais demain, c’est moi qui peux pas ! » Et là on est jeudi après-midi. Je dis « Lucie, on n’a plus de date ! » Elle se retourne, elle n’est pas surprise de me voir.
En américain, « a date » c’est une date, mais c’est aussi un rendez-vous galant, un rancard, et par extension, un copain / une copine, un petit ami / une petite amie. Comment fait-on la différence ? Le ton sur lequel c’est dit, la mimique, les gestes, que sais-je encore ?
– Tu n’as plus de date [de copine – sous-entendu taquin] ?
– Non, Lucie, on n’a plus de date [de rancard – sous-entendu déprimé] !
– Ah ! Il faut qu’on se retrouve une date [un copain / une copine – elle en remet une couche dans le sous-entendu taquin] : la semaine prochaine.
– Oui Lucie, la semaine prochaine. Il faut qu’on se retrouve une date.
J’ai du thé dans un gobelet en carton paraffiné. J’ai pris l’habitude durant mes dix ans d’Angleterre, de mettre du lait dans mon thé. J’ai déposé ma boisson sur le comptoir où Lucie s’appuie, parce que j’essaie d’ouvrir un de ces mini-pots en plastique dans lequel se trouve une dose de lait. Il y a une languette minuscule qu’il faut soulever pour obtenir une prise qui va permettre de peler l’opercule métallique et découvrir le lait. Mais ça ne marche pas parce que la languette est collée sur le plastique. J’essaie de la séparer en la repoussant avec l’ongle du pouce. « Tu n’y arriveras jamais ! » – « Je vais y arriver ! ». – « Tu ne sais pas t’y prendre : donne ! »
Mais elle n’attend pas que je le lui donne : elle le prend de mes mains, et comme cela nos doigts se frôlent. Les corps ont recours à de tels stratagèmes quand les têtes font obstacle, et les deux nôtres en particulier commencent à s’énerver sérieusement et pensent : « Qu’est-ce qu’ils sont encore là à bavarder ! À cérébraliser ! » Comme le petit garçon et la petite fille qui ne savent pas ce qu’il faut en penser mais dont les corps enlacés roulent dans l’herbe, en poussant de hauts cris. Les adultes observent, mi-figue mi-raisin, sachant eux au contraire parfaitement bien ce qu’il convient d’en penser :
« Mon oncle avait un grand verger,
Et moi, j’avais une cousine…
Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes.
Elle en prend une, elle la mord,
Et me l’offrant : « Tiens » me dit-elle…
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses ;
(Si j’avais su ce que je sais !)…
Je mordis, comme vous pensez,
Sur la trace des lèvres roses ;
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses ».
(Alphonse Daudet, Les prunes, 1859)
J’entérine le coup de force du mini-pot kidnappé en commentant : « Oui, les femmes font cela beaucoup mieux. »
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Je dis que les femmes font beaucoup mieux les travaux délicats qui demandent beaucoup d’attention et sont en général assez chiants.
Elle est arrivée à soulever la languette et maintenant elle tire, mais l’opercule métallique se sépare en se déchirant, laissant couverte la partie centrale du petit récipient. Elle fait rapidement sauter avec l’ongle le secteur restant pour me priver du plaisir de faire remarquer que son succès n’a été en somme que très partiel.
« Il ne faut pas dire ce genre de choses », note-t-elle en fronçant les sourcils et en me tendant le petit pot.
– Lucie, tu oublies que je suis anthropologue. Je ne connais pas de sociétés où ce sont les hommes qui se soient spécialisés dans la broderie. Les marins brodent mais ce n’est pas parce qu’ils sont particulièrement doués, c’est parce qu’ils s’emmerdent en mer à mourir.
– C’est très créatif la broderie !
– Lucie, c’est ce que je me tue à te dire !
Elle se détourne et s’en va : « Bon on va se retrouver une date [au sens propre] ». Je dis : « Tu me le feras savoir ! » Elle répond, « Non, non : on va régler ça tout de suite ». Elle rentre dans son bureau et va à son ordinateur, consulter son calendrier. Je reste dans l’encadrement de la porte : ma silhouette ne se détache pas, etc. parce qu’en réalité mon épaule est appuyée au chambranle. « Lundi à une heure… Non, j’aurais trop faim… Voilà mardi, à midi. Ça te va comme date [rancard] ? »
– Oui, oui, c’est très bien : mardi, de la semaine prochaine, à midi (j’ai beaucoup appris de Jean-Pierre Léaud dans Masculin féminin).
Évidemment, un nouveau contretemps pourrait intervenir… Les impondérables… Mais alors, chère et tendre Min ou Chyou, c’est selon, nous reprendrions date. Nous reprendrions date !
Je n’aimais pas la période où elle fixait le sol avec désespoir. Je préfère de beaucoup la manière dont les choses sont maintenant : c’est très léger ; en même temps elle m’abreuve de vérités profondes, du genre de celles qu’une femme adore dire à l’homme qu’elle aime : qu’il a besoin d’elle pour arriver à bout de tâches élémentaires. Et les hommes répondent que si les femmes leur laissaient seulement le temps – comme celui, par exemple, qu’il faut pour traverser l’Océan Pacifique – ils seraient capables d’en faire autant.
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