À paraître dans « Echos de Picardie » n°3 2021
Si le capitalisme est le système de répartition des richesses donnant la primauté au capital, l’humanisme en économie est le système de répartition des richesses donnant la primauté à l’humain à la fois en tant qu’individus, mais aussi en tant qu’espèce vivant au sein d’un écosystème. Il en découle la nécessité de protéger l’environnement qui l’entoure, condition de son existence. Dépasser les impasses écologique et sociale du capitalisme dans lesquelles nous sommes aujourd’hui signifie opter pour une économie humaniste demain.
Capitalisme, économie de marché et libéralisme comme sources de la destruction de l’Homme et de l’environnement
Le discours commun confond très souvent capitalisme, économie de marché et libéralisme. Si ces trois termes qualifient bien le système économique actuel, rien ne les lie de manière constitutive.
Le capitalisme est un système de répartition du surplus économique (la richesse nouvellement créée) entre les trois grands groupes d’acteurs que constituent les salariés, qui reçoivent un salaire, les dirigeants d’entreprise (« entrepreneurs » ou « industriels »), qui perçoivent un bénéfice, et les investisseurs ou actionnaires (qu’on appelle encore « capitalistes » parce qu’ils procurent le capital), à qui l’on verse des intérêts ou des dividendes.
L’économie de marché, elle, est le système qui assure la distribution des marchandises du producteur au consommateur, accordant au passage un profit au marchand (les marchands constituant le quatrième groupe d’acteurs).
Enfin, le libéralisme est une politique visant à optimiser le rapport entre les libertés individuelles et l’intervention de l’État dans les affaires humaines en vue de protéger ces libertés.
Pour bien définir le capitalisme encore faut-il comprendre ce qu’est le capital. Le terme de capital n’est pas simplement synonyme de “bien”. C’est un bien dans une situation particulière, un bien qui a été déplacé à un lieu où il en manquait. Le capital est une ressource (aujourd’hui le plus souvent de l’argent) qui manque à l’endroit où elle est nécessaire pour permettre un processus économique de production, de distribution ou de consommation. On remédie à cette situation de la manière suivante : le propriétaire de l’argent qui manque ailleurs le prête à celui à qui il fait défaut. Ce dernier s’engage à le lui retourner. En témoignage de sa reconnaissance, il ajoutera à la somme retournée une somme supplémentaire, proportionnelle à la somme empruntée et à la durée du prêt.
Le capitalisme tient son nom du fait de la primauté du capital dans la répartition des richesses. La différence entre les coûts de production et le premier prix de vente, c’est le surplus : la plus-value qui se dégage et qui sera partagée entre ces trois parties prenantes en fonction du rapport de forces existant entre elles. Le surplus se redistribue en deux temps : d’abord les intérêts collectés par le capitaliste et le bénéfice revenant au dirigeant d’entreprise selon le rapport de forces existant entre eux, ensuite entre ce dernier et les salariés qui reçoivent un salaire, cette fois aussi en proportion du rapport de forces existant entre lui et eux.
L’existence de ces trois groupes pourrait être jugée purement fonctionnelle (découlant simplement de la division sociale du travail), et on pourrait en effet imaginer qu’une multitude de systèmes économiques puissent être conçus autour d’un tel partage des responsabilités. Le fait que le groupe détenteur du capital collecte cependant des intérêts en récompense des avances qu’il consent fait qu’il collecte toujours davantage d’argent et renforce du coup sans cesse sa position au sein des rapports de forces présidant au partage du surplus. Le capitalisme est donc un principe inégal de partage du surplus où la position du capitaliste est prédominante, d’où le terme « capitalisme » pour désigner le système entier.
En affirmant la primauté du capital financier, l’humain et les ressources naturelles ne sont que des moyens au service de l’accumulation des richesses monétaires : la main d’œuvre et les bien extraits de l’environnement, sont exploités et converties en capital monétaire sans aucune considération pour une valeur d’autre nature que monétaire.
Dans la question écologique, tout comme dans la question sociale, l’alliance du capitalisme, de l’économie de marché et du libéralisme nous mène dans l’impasse. Il s’agit enfin de la dépasser.
D’une économie capitaliste à une économie humaniste
Si le capitalisme est le système de répartition des richesses donnant la primauté au capital, l’humanisme en économie est le système de répartition des richesses donnant la primauté à l’humain à la fois en tant qu’individus, mais aussi en tant qu’espèce vivant au sein d’un écosystème. Il en découle la nécessité de protéger l’environnement qui l’entoure, condition de son existence. Dépasser les impasses écologique et sociale du capitalisme dans lesquelles nous sommes aujourd’hui signifie opter pour une économie humaniste demain.
S’en prendre à la racine du problème est une solution : il s’agit de s’attaquer au fondement du capitalisme, les normes comptables, qui sont celles qui, dans les pratiques quotidiennes des entreprises, donnent la primauté au capital financier.
Trois apports interviennent dans l’activité de la firme : sa fortune propre, l’homme en tant que tel et la nature dans son ensemble, en tant qu’elle est l’environnement de l’homme et que la firme y puise ses ressources, renouvelables ou non. Or d’un point de vue comptable, n’est prise en compte que la seule fortune de l’entreprise. La dégradation des conditions de vie et de l’environnement naturel qui découlent de son activité demeure masquée.
Il est inacceptable que les bénéfices financiers que dégagent les firmes continuent d’être appréciés en ignorant l’impact positif ou négatif que ces firmes ont sur l’homme et sur la nature, sources explicites ou implicites d’avances à sa production.
Le principe fondamental des règles comptables doit être réinventé. Il doit exister sur un plan comptable trois éléments à mettre au passif : le capital financier certes, car il demeure indispensable au fonctionnement de l’économie ; l’Homme, dans sa dimension individuelle, sociale et en tant qu’espèce vivante ; et la nature, car il n’y a pas d’économie florissante sans intégration harmonieuse des trois apports qu’offrent à la firme sa fortune propre, seule prise en compte jusqu’ici.
Les règles comptables sont non seulement contraignantes mais, loin d’être neutres ou « purement techniques », comme l’affirment certains, elles véhiculent une représentation tout à fait particulière des relations économiques et sociales, et en ce sens incarnent de manière occulte une idéologie spécifique. C’est pourquoi, afin de limiter cette influence diffuse et pernicieuse sur la vie sociale et économique, il est impératif de soumettre la rédaction de ces règles au choix public et transparent de la démocratie car il ne faut pas oublier que les normes comptables internationales en vigueur aujourd’hui sont le fruit d’organismes privés comme l’International Accounting Standards Board (IASB), l’autorité de normalisation internationale de la comptabilité, qui est un organisme de droit privé, domicilié sur le plan juridique dans le Delaware, non pas parce que cet état américain est un paradis fiscal, mais parce qu’à à l’image des paradis fiscaux de manière générale, il constitue un espace de moins-disant juridique par rapport au monde environnant.
Comment se fait-il que les règles comptables, qui modèlent notre vie quotidienne soient établies par des organismes privés ? Et qui donc est représenté dans ces organismes privés ? Il s’agit d’« experts » désignés de fait par les plus grosses entreprises et de délégués des grandes firmes d’audit dont les noms sont familiers : KPMG, Deloitte, Ernst & Young, PricewaterhouseCoopers, les « quatre grands ». Les compagnies transnationales s’y trouvent représentées en fonction de leur importance et de leur contribution au fonctionnement de l’organisation.
Grégory Vanel, professeur d’économie à la Grenoble Ecole de management, s’interroge: « On peut ainsi se demander si les transformations des normes de la finance et leur internationalisation n’aboutissent pas, in fine, à privilégier une certaine forme d’information, très nettement favorable à des catégories particulières d’agents économiques, alors que dans le même temps elles sont le produit d’autorités qui ne rendent compte qu’à elles-mêmes et qui émanent des marchés ». Allons plus loin : il s’agit d’un pouvoir à la fois privé et censitaire qui décide du sort de nos économies, à l’écart entièrement des institutions et des prises de décision démocratiques.
Pour une triple comptabilité financière, sociale et écologique
Quels pourraient être les principes fondamentaux de la comptabilité inscrits dans un cadre démocratique ? Inspiré des travaux de Jacques Richard et Alexandre Rambaud sur la triple comptabilité « CARE » (« comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement »), le premier principe fondamental de la comptabilité devrait être la préservation non seulement de l’argent mais aussi celle de l’homme et de la nature qui l’environne et à laquelle il appartient.
La méthode CARE applique les normes comptables traditionnelles du capital financier aux capitaux naturels et humains afin de comptabiliser et intégrer la dégradation annuelle de ces derniers dans les comptes financiers des entreprises. Par cette extension du modèle existant aux autres capitaux, l’objectif du modèle CARE est de garantir la conservation du patrimoine des écosystèmes.
Cette triple comptabilité applique le principe de prudence pour mesurer les capitaux environnementaux et humains affectés par les activités d’une organisation. La dégradation de ces capitaux est comptabilisée par le biais du calcul des coûts de maintien de ces capitaux, qui sont eux même calculés selon la méthode du coût historique. Cette méthode en coût historique, utilisée en comptabilité française, permet d’évaluer l’amortissement comptable à enregistrer dans l’actif du bilan de la structure.
S’appuyant sur le principe de non compensation comptable, cette triple comptabilité valorise une approche en soutenabilité forte du développement durable : aucun capital n’est substituable à un autre, considérant la finitude des ressources et l’irréversibilité de la destruction de certains de leurs composants.
Mais au-delà de l’application purement comptable, la méthode vise à réinterroger le concept de résultat, qui est aujourd’hui très partiel. Elle vise à rendre compte de façon plus précise de la plus-value économique des entreprises, c’est-à-dire des profits réellement disponibles après le renouvellement de l’ensemble des capitaux financiers, naturels et humains dégradés par l’activité.
A l’aune des enjeux majeurs du XXIe siècle que sont les défis écologique et sociaux, il est urgent de ne plus subir le système économique tel qu’il est mais de le modeler à nos besoins. Passer d’une économie capitaliste à une économie humaniste doit être l’une des priorités de notre époque pour garantir un avenir soutenable et prospère pour tous.
Laisser un commentaire