P. J. : L’ouvrage à paraître en août chez Palgrave, Humanism and its Discontents, contient un vif échange (disputatio) entre Sorgner et moi.
Cherchant qui est Stefan Lorenz Sorgner, je suis tombé d’une part sur sa notice Wikipédia où il est précisé que ce penseur, considéré comme « le philosophe post- et transhumaniste le plus important d’Allemagne », se présente comme métahumaniste – ce qui doit vouloir dire « au-delà de l’humain », de même que l’un des livres de Nietzsche porte pour titre « Au-delà du bien et du mal ».
Et de fait il semble avoir été fortement influencé par la pensée de Nietzsche. L’une de ses formules (*) les plus connues est : « De la perspective de mon perspectivisme, cela signifie aussi que la conception dominante de la dignité humaine n’a pas de statut plus élevé de véracité comme correspondante à la réalité que les conceptions d’Adolf Hitler ou de PolPot », avec une référence claire au premier alinéa du premier article de la Constitution allemande : « La dignité humaine est inviolable. Il est du devoir de toute autorité étatique de la respecter et de la protéger ».
Jorion a déjà parlé de ce philosophe, et notamment critiqué cette formule, il y a trois ans. Difficile de ne pas être d’accord quand il dit que « des idées de cet ordre là (…) sont dangereuses »
Si l’on en reste au seul intellect, il est peut-être possible de jouer avec cette idée de Sorgner comme quoi la conception courante de la dignité humaine ne découlerait pas du tout de la réalité, qu’elle ne serait pas « vraie » au sens où tel énoncé mathématique ou de science physique peut être vrai. Il serait même possible de le faire sans dommage pour soi-même, si l’on pouvait en rester au seul jeu intellectuel.
Seulement voilà, nous ne sommes bien sûr pas seulement des intelligences, l’être humain est beaucoup plus profond, et complexe, et opaque, que son seul intellect, si bien qu’accepter comme vraie l’idée que la dignité humaine serait une simple question d’opinion risque fort d’avoir des conséquences sur nous-mêmes, y compris sans que nous en soyons forcément conscients. Penser « J’approuve la notion de dignité humaine et je souhaite la respecter, juste parce que c’est une convention qui me plaît » pourrait fort bien avoir des conséquences différentes de penser « J’approuve la notion de dignité humaine et je souhaite la respecter, cette notion est d’ailleurs fondée sur ce que je connais de la réalité de la condition humaine ».
Et puis – ce n’est pas un détail ! – cette idée est évidemment fausse. Même si l’on en reste aux seuls faits et aux seules réalités, il est assez évident que l’idée comme quoi tout être humain a une dignité intrinsèque est plus conforme à la réalité que la conception de Hitler comme quoi seule serait digne l’entreprise consistant à perfectionner l’espèce humaine en la débarrassant de spécimens nocifs et en multipliant ses variantes favorables. C’est bien en se fondant sur des arguments scientifiques que les chercheurs ont fini par abandonner l’application directe aux différences internes à l’espèce humaine de l’idée de Darwin de « préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie ». Plus précisément, ce n’est pas que la théorie darwinienne de l’évolution ne s’applique pas à l’espèce humaine, c’est que le moteur de la préservation comme du progrès de l’espèce humaine n’est plus biologique, il est culturel. En quelque sorte, le « logiciel » culturel et social a pris le pas sur le « matériel » génétique !
Il est permis de discerner une relation voire une parenté entre le projet « surhumaniste » de Hitler – qui a mené tout droit au pire de l’inhumain – et le projet « transhumaniste ». Parenté n’est certes pas identité, et il ne s’agit pas d’insulter qui que ce soit. En revanche, une forte dose de prudence est à recommander.
Et de discernement. Pourquoi au juste un « transhumanisme » ? Pourquoi vouloir « transcender » l’humain ? L’impulsion encore une fois semble venir de Nietzsche « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? » (Ainsi parlait Zarathoustra) D’un Nietzsche au petit pied, d’ailleurs, car il est assez probable que le philosophe allemand avait à l’esprit autre chose que du bricolage biologique ou mécanique quand il proposait de « dépasser » l’humain, il est assez probable qu’il proposait un objectif spirituel… Le transhumanisme ressemble à du nietzschéisme façon roman de gare, un nietzschéisme naïf et technicien « Oui je vais changer un piston ici, un module logiciel là, voilà on va le dépasser cet humain ! »
S’agirait-il de soigner et de « réparer » ceux d’entre nous qui sont blessés ou handicapés, par exemple rendre la vue aux aveugles et un bras à qui l’a perdu ? Non, pas seulement, car sinon on l’appellerait médecine, même si c’est une médecine qui appartient encore à la science-fiction – on y travaille cependant.
S’agit-il d’échapper à tout ce qui nous déplait dans notre vie, à tout ce qui nous est limite ? S’agit-il de l’immortalité ? Vraiment, que cherchons-nous ?
Ici, bien sûr, certains d’entre nous ont un avantage pour répondre… ils savent ce que nous cherchons en fait… ils ont une antisèche ! La réponse à la question « quelle est cette impulsion, quel est ce désir » leur a déjà été filée dans un vieux bouquin (« Vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux ») … eh oui, y en a qui ont un avantage, c’est pô juste !
Bien sûr il y a une excellente raison de ne pas accepter cette antisèche : si l’on ne croit pas 🙂 Mais même dans ce cas, il y a quelque raison de se méfier d’un discours et d’une promesse si extraordinaire que l’assurance d’échapper à la mort – et une promesse qui touche une corde tellement sensible chez nous, la conscience et la souffrance de notre finitude. Et il y a quelque raison d’écouter un avertissement contre les publicités trop mirifiques et le chant des trop belles sirènes.
En général, quand ça a l’air trop beau pour être vrai… ça l’est 😀 !
(*) « Dies bedeutet auch, dass dem vorherrschenden Konzept der Menschenwürde aus der Perspektive des Perspektivismus kein höherer Status hinsichtlich der Erkenntnis der Wahrheit in Korrespondenz zur Wirklichkeit zukommt als den Konzeptionen Adolf Hitlers oder Pol Pots »
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