Quand je vois une femme nue ou la représentation d’une femme nue, dans un magazine, ou sur l’écran, c’est sur ses yeux que mon regard se fixe en premier. Au moment où j’en ai pris conscience, cela m’a surpris. J’en ai tiré aussitôt la conclusion que si c’est de cette manière que le désir fonctionne chez moi, il doit en être de même, sinon chez tous les hommes, du moins, chez un certain nombre. Mon incertitude résulte du fait que les hommes ne s’expriment que très laconiquement sur ce genre de choses. Et il y a à leur silence plusieurs raisons. Tout d’abord la pudeur, le sujet étant intime et donc de manière très typique, du genre qui les fait fuir, car ils préfèrent de beaucoup, comme l’a observé il y a longtemps Aristote, compter sans atermoiements sur leur confrontation nue avec le monde, où la force brute résout bien des questions en deux temps, trois mouvements, plutôt qu’analyser les rapports entre les personnes et se sentent du coup mal à l’aise sur ce genre de terrain. Il y a ensuite que les femmes, s’étant récemment interrogées à profusion sur la question, et ayant investi un temps et une énergie considérables dans son élucidation, ont atteint un très haut degré de sophistication dans les explications qu’elles en proposent (lesquelles supposent que quand un homme et une femme entremêlent leur corps, ce que l’homme ressent est à la fois banal et facile à caractériser, alors que ce que la femme éprouve est complexe et ne mobilise pas moins de trois organes distincts), et en conséquence, elles ne peuvent s’empêcher de couper systématiquement le sifflet aux hommes s’ils font mine de vouloir exprimer une opinion sur le sujet, lesquels battent alors en retraite avec un « Bon ! bof ! pour ce que j’en disais… », sur l’étroite ligne de crête séparant le courage de la lâcheté, attitude qui les caractérise de manière générale.
Je possède un très beau livre, intitulé Love and Desire, consacré à la sensualité photographique, où sont reproduites, entre autres, quelques photos pornographiques des tout débuts de la photographie. On retrouve sur plusieurs une composition identique : la femme relève sa jupe et s’en sert pour cacher le bas de son visage, les seules parties d’elle que l’on continue de voir étant constituées exclusivement de son sexe et de ses yeux, le fait étant intéressant en soi puisqu’il permet au voyeur – moi-même en particulier – une économie considérable du regard puisque ce sont de toute manière les deux seuls endroits où celui-ci est attiré.
Le plaisir de la femme est replié sur lui-même, elle y coule devant moi, elle s’enfonce, d’abord petit à petit, puis chavire et disparaît rapidement, en direction du fond : « Mets ton habit, scaphandrier ! », et l’homme la perd alors de vue. Et la seule chose qu’il puisse alors faire, c’est observer le corps qui est resté étendu là tandis que l’âme a disparu, absorbée dans un trou noir, dont on sait que de la lumière y est contenue mais sans qu’elle puisse jamais s’en échapper.
Tant que la femme est seule avec son plaisir, l’homme la protège. Dans le film La Matrice, un héros imagine vaquer à quelque besogne dans le monde virtuel qu’il croit authentique alors que dans l’univers réel, son corps, dont les yeux sont clos, est agité comme en proie au plaisir, tandis que ses compagnons : son amant ou son amante, veillent sur elle ou sur lui.
Le plaisir de la femme est au centre. Et comme c’est vers ce centre le plus profond que son regard converge, ses yeux sont nécessairement fermés. Les yeux de l’homme tentent eux de la retrouver là où elle s’est retirée : ils fouillent le centre de la femme où sa jouissance et elle ont rendez-vous. Et l’homme a donc les yeux ouverts, et de ses yeux ouverts, il fixe ces deux yeux féminins clos, tout proches de son propre visage. Et au-delà l’ourlet des lèvres gonflées, par la bouche entrouverte, il entrevoit le centre, et provenant de ce centre, il entend le chant rauque et modulé des soufflets de la forge de Vulcain.
C’est là le cœur de la relation entre les hommes et les femmes : la jouissance que l’un et l’autre tirent précisément de cet objet qu’on imaginerait « abstrait » et qui est le rapport existant entre eux deux. Certains ont utilisé les termes « actif » et « passif », pour évoquer cela. Mais ces termes sont sans lien avec ce dont il s’agit vraiment : de la capture, interne pour la femme, externe pour l’homme. Car son centre qui a capturé la femme est au sein d’elle-même tandis que pour l’homme, captivé par ce même foyer, il se situe pour lui à l’extérieur : dans cet autre corps collé au sien, suant et convulsé.
La femme aime son plaisir parce qu’elle peut s’y perdre mais, fidèle en cela à sa nature fondamentalement clivée, elle veut tout aussi bien s’y soustraire et pour la même raison : parce qu’elle craint de s’y perdre. Le désir de l’homme est qu’elle y demeure : il est l’allié puissant de l’une de ces deux composantes contradictoires qui déchirent la femme. Elle peut, par un effort de concentration, échapper à l’orgasme en s’ébrouant comme le fait un chien détrempé par l’averse. L’homme au contraire aime l’observer prisonnière de sa jouissance et il tentera le tout pour le tout en vue de l’y maintenir. Il la sait en sûreté, parce qu’il veille au grain aussi longtemps qu’elle s’y trouve, attentif aux menaces en provenance du monde ; ce dont elle doute, ne faisant confiance en cette matière – la chose est bien connue –, ni à lui, ni davantage à elle-même. Du coup, il cherche à l’immobiliser pour qu’elle s’y livre toute entière, privée par lui de pouvoir s’y arracher en se débattant. Le plus militant, le plus prosaïque, ne se contente pas de la métaphore : bénéficiant de sa complicité bienveillante, il l’entrave littéralement, et pour ce faire, il se procure des cordes.
Toutes les femmes ne sont pas réconciliées avec le périple intérieur, intestin, de leur jouissance. L’homme le sait, parce qu’au tréfonds de celles qui ne le sont pas, il fait froid, et ce froid glace le cœur de celui qui, s’il avait fait preuve de quelqu’intelligence, n’aurait jamais dû s’avancer imprudemment, à découvert, dans des régions aussi inhospitalières.
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