Il y a un mois et demi j’ai fait une vidéo où j’ai exposé plus systématiquement que d’habitude un modèle de la conscience que j’évoque souvent incidemment et toujours sous une forme seulement partielle depuis que je l’ai ébauché dans un article publié dans la revue L’Homme en 1999, intitulé « Le secret de la chambre chinoise ».
Or il y a quelque jours, j’ai découvert certains éléments me permettant d’étoffer mon modèle dans un texte publié en 1948, expliquant un texte de 1913, et citant un autre texte datant de 1940 commentant lui aussi celui de 1913.
Ce qu’un chercheur fait habituellement dans ce cas-là, c’est reformuler son modèle en le complétant des nouveaux éléments et en citant, pour leur rendre justice, les auteurs auxquels il emprunte. Si je ne vais pas procéder de cette manière, c’est en raison de l’identité de ces auteurs et du fait que chacun d’eux apporte au dossier des éléments importants imprégnés de son regard propre. Le texte de 1913 n’est autre que Du côté de chez Swann de Marcel Proust, celui de 1948 commentant celui de Proust est Littératures / 1 de Vladimir Nabokov, et celui de 1940 est une Introduction to Proust du critique Derrick Leon.
Et pour ne pas être à la fois juge et partie, je traiterai, dans ma tentative de synthèse, ce que j’ai pu dire dans ma vidéo il y a six semaines au même titre que ce qu’ont dit avant moi les trois autres.
Voici ce que j’ai dit moi :
… à mon avis, la conscience, c’est quelque chose de l’ordre de l’hologramme et l’hologramme, ça appelle, pour son mécanisme, l’idée d’une résonance. […]
… tandis que l’information « serpent » dans ma tête est en train de descendre vers un certain endroit ET que, de ce même endroit, est en train de monter, pour aller s’inscrire en mémoire de l’info en sens opposé, relative aux serpents. […]
Au moment où se croisent l’information « serpent » qui remonte [inscription en mémoire] et celle qui descend [remémoration], à mon sens, c’est là qu’il y a quelque chose qui se passe et qui est de l’ordre de ce que l’on appelle « la conscience » : à ce moment-là, « je suis conscient », et « je suis conscient de ce qui est en train de se passer. » […]
… que des physiciens puissent en faire un véritable modèle et qu’on puisse voir, peut-être expérimentalement, ce qui se passe quand on fait se croiser des flux d’information portant sur exactement la même chose, par exemple le serpent dans l’exemple que j’ai donné, et on verra s’il se passe quelque chose de l’ordre de la résonance, qui ressemble à ce que nous appelons « la conscience ».
Voici maintenant ce que disent les trois auteurs, sous la plume de Nabokov :
Le pont entre le passé et le présent que Marcel découvre est que : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément. » Bref, pour qu’il y ait recréation du passé, il faut que se produise autre chose qu’une simple opération de mémoire : il faut qu’il y ait combinaison d’une sensation présente (particulièrement goût, odeur, toucher, son), et d’une résurgence d’un souvenir, d’une sensation passée. Pour citer Derrick Leon : « … au lieu d’effacer le présent, on peut continuer à en avoir conscience si l’on peut conserver le sentiment de sa propre identité, et au même instant vivre pleinement ce moment que l’on a cru longtemps ne plus exister, alors, et alors seulement, on est enfin en pleine possession du temps perdu. » Autrement dit, un bouquet de sensations dans le présent et la vision d’un événement ou d’une sensation dans le passé, voilà où la sensation et la mémoire se rejoignent, où le temps perdu se retrouve
Vladimir Nabokov, Littératures / 1 [1948], Paris : Fayard, 1983, Chapitre Du côté de chez Swann (1913), p. 334 .
Je décortique, pour que l’on puisse distinguer clairement ce que dit chacun des trois.
Proust : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément. »
Derrick Leon : « … au lieu d’effacer le présent, on peut continuer à en avoir conscience si l’on peut conserver le sentiment de sa propre identité, et au même instant vivre pleinement ce moment que l’on a cru longtemps ne plus exister, alors, et alors seulement, on est enfin en pleine possession du temps perdu. »
Vladimir Nabokov : « … pour qu’il y ait recréation du passé, il faut que se produise autre chose qu’une simple opération de mémoire : il faut qu’il y ait combinaison d’une sensation présente (particulièrement goût, odeur, toucher, son), et d’une résurgence d’un souvenir, d’une sensation passée. […] un bouquet de sensations dans le présent et la vision d’un événement ou d’une sensation dans le passé, voilà où la sensation et la mémoire se rejoignent, où le temps perdu se retrouve »
Nous parlons donc bien tous les quatre de la même chose : du phénomène que je décris comme le croisement de la mémoire en train de se bâtir (de s’inscrire) et de la mémoire rappelée, et que les trois autres décrivent comme la rencontre de la « sensation » et du « souvenir ». Mais alors que je dis que c’est cela « la conscience », Proust appelle cela « la réalité », Derrick Leon, « la pleine possession du temps perdu », et « le sentiment de sa propre identité » et Nabokov, « la recréation du passé » et « le temps perdu retrouvé ».
La réalité, la pleine possession du temps perdu, le sentiment de sa propre identité, la recréation du passé, et le temps perdu retrouvé, n’est-ce pas l’ensemble de tout cela en effet que nous appelons « la conscience » ?
Laisser un commentaire