L’intervention que je ferai demain au Colloque organisé par le groupe socialiste, écologiste et républicain du Sénat : L’argent, la dette et la Gauche. Faut-il avoir peur de la dette publique ? Pour les personnes qui souhaitent suivre le colloque, voici le lien vers l’évènement facebook sur la page du groupe socialiste et un « live » sera diffusé à partir de 9h00.
Pour fonctionner, pour rendre les services attendus de lui, comme l’éducation, la police et la justice, la défense des frontières, pour pallier partiellement les inégalités dues au hasard, pour venir en aide aux plus démunis, l’État a besoin d’un budget, d’un Trésor. Alimentent celui-ci les revenus des biens nationaux et l’impôt.
Ce budget remplit deux tâches : assurer les dépenses, et investir pour l’avenir. Si le budget est insuffisant, l’État emprunte, la somme des emprunts constitue la dette publique.
Le service de la dette
Comme l’État bénéficie de rentrées constantes et comme la dette peut du coup être roulée à chaque échéance, le montant total de la dette est essentiellement anecdotique. À ceci près que l’État verse des intérêts, dont le taux est appelé par tradition, le « coupon », sur les sommes qu’il emprunte. C’est ce qu’on appelle le « service de la dette » et ce service de la dette a lui un coût, proportionnel aux sommes empruntées, au temps qui passe et au « coupon » que l’État a dû consentir pour obtenir les sommes qu’il a empruntées en émettant des obligations.
Le poids effectif de la dette publique, n’est donc pas celui de son montant total mais celui du « service de la dette », des intérêts versés.
Il est donc essentiel pour un État que le coupon des obligations qu’il émet, c’est-à-dire des sommes qu’il emprunte, reste bas, et ceci d’autant plus que le montant absolu de la dette publique est élevé.
On entend dire qu’un État peut se débarrasser de sa dette par l’inflation, en laissant se dévaluer sa monnaie, ce qui réduit le montant de sa dette par le même facteur que celui de cette dévaluation. Aussi commune que soit cette opinion, le raisonnement qui la sous-tend est stupide puisque l’inflation oblige l’État, en tant que demandeur sur le marché international des capitaux, à hausser le coupon de ses obligations, augmentant le coût du service de la dette, la seule chose comptant vraiment au niveau du budget.
La réponse appropriée au poids de la dette publique n’est donc en tout cas pas l’hydroxychloroquine de la dette qu’est l’inflation.
Comme nous traversons aujourd’hui une période exceptionnelle de taux d’intérêt négatifs, le souci pour l’État sur ce plan du service de la dette publique est en ce moment réduit, il n’en doit pas moins s’inquiéter de toute hausse possible des taux d’intérêt. D’où l’importance de la question : quel est le mécanisme de la hausse ou de la baisse des taux d’intérêt ?
Comme je viens de le laisser entendre, l’inflation pousse à la hausse des taux. Les investisseurs s’attendent en effet à ce que le rendement d’une obligation soit supérieur en tout cas à la déperdition subie sur le montant absolu des sommes prêtées dû à l’érosion de la monnaie dont l’inflation est la cause. Mais dans le contexte global du marché des capitaux, qui reflète le rapport de force existant entre prêteurs et emprunteurs au plan international, les vœux des prêteurs sont insuffisants à eux seuls à déterminer le montant du coupon ; s’il en était autrement, les taux d’intérêt négatifs et les coupons négatifs, ne seraient jamais apparus.
Deux autres facteurs sont décisifs dans la détermination du niveau des taux d’intérêt, chacun agissant en un lieu spécifique et paradoxalement dans un sens opposé à l’autre, l’un des deux, précisément pour ce qu’il en va de la dette publique, l’autre pour la dette privée.
Pour la dette publique, il s’agit du montant du coupon : le taux d’intérêt réclamé de l’État pour la dette qu’il émet. Pour la dette privée, il s’agit de la « part » ponctionnée par les investisseurs sur les gains qu’auront permis les avances qu’ils ont consenties à l’économie sous la forme de prêts.
Ces deux déterminations du niveau des taux vivent de leur propre vie, dans une large indépendance, mais soumises à la contrainte particulière que pour une devise particulière, et pour chaque échéance (six mois, un an, cinq ans, etc.) un seul taux prévaut dont le niveau est la résultante de ces deux forces s’exerçant sur lui en deux lieux distincts : au sein de l’économie pour la dette privée, et sur le marché des capitaux pour la dette publique.
De plus, et de manière paradoxale et lourde de conséquences, la « part » ponctionnée par les investisseurs sur l’économie, et le coupon, le taux réclamé de l’État pour la dette qu’il émet, agissent en sens opposé : les taux grimpent, soit parce qu’il est réclamé des emprunteurs privés une cote-part plus élevée du fait que l’économie se porte bien, soit parce qu’il est réclamé de l’État emprunteur une prime de risque quand l’économie va mal, en raison d’un risque à deux facettes : de non-versement des intérêts (du « coupon ») promis, d’une part, et de non-remboursement des sommes empruntées (les obligations d’État), d’autre part.
Ce niveau unique des taux, en dépit de leur double détermination (bonne santé de l’économie, d’une part ET fiabilité de la banque centrale d’autre part dans ses obligations), implique l’éventualité d’une spirale récessionniste. En effet, si le marché des capitaux soupçonne soudain les autorités monétaires de mal gérer une économie en difficulté, le coupon exigé pour la dette nouvellement émise grimpera, définissant un niveau des taux à la hausse qui mettra en péril la capacité des investisseurs privés à emprunter à des taux soutenables dans une économie déjà en berne, faisant ainsi que celle-ci ira de plus en plus mal.
Si l’État aux abois était alors tenté de renier sa dette, le marché des capitaux en aurait vent et la prime de risque inclue dans les taux qu’il exigerait de lui (le coupon des nouvelles émissions obligataires) exploserait et l’économie nationale perdrait tout accès au crédit. Ce serait la Crise.
Si l’économie devait au contraire être en bonne santé, le marché du crédit se souviendrait aussitôt que les intérêts représentaient autrefois la « part » dans le système du métayage, partage moitié/moitié par exemple de la moisson entre le métayer et le propriétaire, ce qui fait que la part grossit en chiffre absolu quand la moisson est bonne et rétrécit quand elle est médiocre, assurant un partage équitable de la chance comme du risque entre les parties au contrat. Le service de la dette augmenterait alors mais comme les rentrées de l’État par l’impôt seraient à la hausse dans la même proportion, il n’aurait aucun souci à se faire.
L’incompréhension traditionnelle de la logique des taux par la Gauche
Ce qui vient d’être dit vaut pour les gouvernements de gauche comme pour ceux de droite. La difficulté pour la Gauche vient du fait qu’elle ignore en général la subtilité du mécanisme qui vient d’être décrit et préfère se représenter la question comme un combat titanesque entre les forces du bien : elle, et les forces du mal : « les marchés ».
Car il s’agit d’une attitude typique de la Gauche au cours du dernier demi-siècle (on pense tout particulièrement aux gouvernements Mitterand d’union de la Gauche) d’imaginer qu’affronter victorieusement « les marchés » est une simple question de détermination, de faire comprendre à ces marchés qu’une Gauche au pouvoir est prête à taper du poing sur la table et à ne plus se laisser dorénavant marcher sur les pieds. Or les « marchés » en question ne sont pas seulement, comme l’imaginaient et l’imaginent encore certains dirigeants de la Gauche, une petite clique de capitalistes enfoncés dans des fauteuils de cuir et fumant des havanes, qu’il s’agit juste d’impressionner avant de les mettre au pas, ce sont, en arrière-plan de ceux-ci, et de manière beaucoup plus insaisissable, les implications multiples du mécanisme adaptatif que je viens de décrire : celui qui lie étroitement et subtilement la dette publique au montant des impôts, au statut de la devise nationale par rapport aux autres et aux taux d’intérêt. Si l’on touche à l’un de ces trois facteurs, les deux autres réagissent d’une manière qui pourrait apparaître en effet comme les représailles qu’exercent des êtres machiavéliques cherchant à exercer leur vengeance, alors qu’il ne s’agit en réalité que des effets de rééquilibrage qu’opère spontanément un mécanisme adaptatif délicat.
Si « les marchés » l’ont toujours emporté jusqu’ici contre la Gauche, ce n’est pas dû au fait que ses acteurs se soient ligués avec une efficacité redoutable devant la menace « bolchévique », mais en raison de la solidarité interne des divers éléments constituant ces marchés : crédit, monnaie et taux d’intérêt, qui assure que si l’un est touché, les autres réagissent ou, dit plus justement, s’adaptent.
Ce qui ne signifie pas pour autant que la dite « science » économique ne cache pas les véritables rouages de ce mécanisme par une combinaison de dissimulation délibérée et d’ignorance crasse, ni que rien ne puisse être fait pour changer le cours des choses, en faisant éventuellement mal et pousser de hauts cris à ceux qui tirent profit de la configuration présente des différents facteurs à l’œuvre dans ce mécanisme. Mais il s’agit d’impacter ceux-ci en toute connaissance de cause, c’est-à-dire sur la base d’une bonne compréhension du fonctionnement précis du mécanisme en question, à savoir la dette publique au carrefour de l’impôt, de la monnaie et des taux d’intérêt.
Voilà ce qu’il est possible de dire à propos de la dette tant qu’il n’est question que de la « servir » : de s’acquitter des versements d’intérêts. Passons maintenant à la dette publique en tant que montants empruntés, et à rembourser un jour ou l’autre.
Le remboursement de la dette
Il existe deux moyens pour l’État de gérer la dette publique : réduire les dépenses et augmenter les rentrées.
Réduire les dépenses a pour nom « austérité » et l’on pourrait se contenter ici d’ignorer cette option comme exclue de l’arsenal de la Gauche, mais il faut expliquer pourquoi celle-ci a entièrement raison sur ce point : en affectant le pouvoir d’achat, l’austérité constitue en effet le moyen le plus sûr de blesser mortellement l’économie. Pour que la démonstration en soit limpide, il faut d’abord rappeler quelques banalités de base quant au fonctionnement d’une économie.
Une banalité de base désormais ignorée est la suivante : que la croissance consiste en une hausse du PIB (Produit intérieur brut), que le PIB est la somme des valeurs ajoutées, que la valeur ajoutée est ce que l’on appelle aussi le profit et que seuls les industriels et les marchands font du profit. Et que si l’on veut dès lors trouver le moyen que la croissance se concrétise en achat de produits et de services en tant que matérialisation d’un pouvoir d’achat dans la population, il faut que les industriels et les marchands acceptent de se départir d’une partie au moins de leurs profits sous la forme de salaires accordés à des salariés encore appelés travailleurs. Et il serait naïf de croire que nous vivons dans une société idéale où les profits faits par les industriels et par les marchands se redistribuent automatiquement de manière effective en augmentations de salaires, et donc en gains pour l’économie par le biais du pouvoir d’achat. Or les industriels, capitalistes et marchands renâclent : ça ne les dérangerait pas outre mesure qu’il n’y ait qu’une seule industrie : celle du luxe. Que quelqu’un d’autre qu’eux devrait alors acheter tout le reste ne les effleure pas.
Si dompter « les marchés » n’est pas une option pour la Gauche, ces marchés en tant que volonté autonome étant un mirage, augmenter les rentrées de l’État est cependant une réelle possibilité, et cela aussi bien au niveau du stock que constitue le patrimoine déjà constitué, qu’au niveau du flux que représentent les revenus.
Pour qui est des flux, la richesse se génère toujours davantage à partir du capital, et de moins en moins à partir du travail. Si cela n’apparaît pas en surface, c’est dû au simple fait qu’une machine (robot, logiciel, algorithme) n’étant pas salariée, elle est invisible en tant que véritable agent dans la comptabilité de l’entreprise. Mais les gains toujours croissants de la machine (qui est du capital incorporé) par rapport à l’homme (qui consent du travail) se reflètent dans les dividendes en hausse constante que versent les entreprises. Une « taxe Sismondi » (ou taxe-robot) sur la valeur ajoutée par la machine, peut capter une portion de ce flux, à condition qu’une modification des règles comptables rende lisible cette plus-value.
Voilà pour les flux. Mais quand il s’agit de rétablir un équilibre entre les contributions insuffisantes des générations présentes à l’impôt par rapport à celles excessives exigées par anticipation des générations futures, il devient indispensable de ponctionner les stocks, à savoir le patrimoine existant. Ce qui veut dire, pour appeler les choses par leur nom, attenter à la propriété privée.
Curieusement peut-être, la Gauche d’autrefois, à différentes époques, a bien mieux compris que ce n’est le cas aujourd’hui les différents mécanismes de l’économie et de la finance que j’évoque ici. En d’autres temps, la Gauche n’a pas pris de gants comme elle le fait désormais, elle n’a pas cherché à contourner les difficultés auxquelles elle faisait face par d’invraisemblables contorsions, elle n’a pas proposé de supprimer la dette plutôt que de faire participer à la solidarité nationale l’argent là où il se trouve, mais elle n’a pas hésité à affirmer qu’il fallait rééquilibrer les rapports entre générations et entre classes sociales et que le nœud du problème avait pour seul nom « concentration de la richesse », en termes de flux (salaires extravagants, intérêts et dividendes) et de stock (capital accumulé).
Qu’est-ce que « prendre au mot » le système capitaliste ? C’est comprendre son fonctionnement, savoir où résident ses forces et ses véritables faiblesses, et concentrer les efforts aux endroits où leurs effets portent véritablement.
En 1909, Charles Gide et Charles Rist, dans leur Histoire des doctrines économiques, notaient que l’on pouvait savoir si un ouvrage relevait encore de l’ancienne « économie politique » : une véritable science économique, ou déjà de la prétendue « science » économique : une pseudo-science promue par les milieux financiers dans les écoles de commerce, avant d’envahir les facultés également. Dans les ouvrages de la première école, disaient-ils, certains chapitres étaient consacrés à la propriété privée et au caractère conflictuel des intérêts des différentes classes économiques, alors que dans les publications de la seconde, ces chapitres avaient disparu. Volatilisés ! Faisant cependant indirectement la preuve que les milieux financiers, et leurs valets universitaires (pour reprendre une formule amusante de la Gauche d’autrefois), n’ignorent pas où se situent les quelques talons d’Achille de leur bel édifice.
La Théorie moderne de la monnaie prône aujourd’hui des mesures radicales comme l’annulation de la dette, le recours indéfini à la planche à billets jusqu’à atteindre le plein-emploi, etc., des mesures qui ne sont une fois de plus que des tentatives de jouer au plus fin avec le système capitaliste plutôt que de le prendre au mot, de l’affronter tel qu’il est en lui-même. La Gauche a voulu jouer à tout cela, et a perdu en chaque occasion. Son choix est maintenant entre, d’une part, se laisser charmer par le chant des sirènes de la TMM, dont le message consiste essentiellement à nier qu’existe la mécanique subtile dette publique-monnaie-taux que j’ai décrite ici et se dire, pareille à Mitterand en 1981, qu’affronter le marché des capitaux n’est rien d’autre qu’une question de force de caractère : de volonté et de détermination, ou bien, d’autre part, se souvenir que oui, c’est bien vrai, l’ennemi c’est le capital : la concentration de la richesse, que l’on a atteint les limites de ce que l’on peut imposer comme poids aux générations futures, et qu’il n’y a pas d’autre choix qu’une redistribution plus égalitaire de l’effort national.
Rien n’interdit à la Gauche d’aujourd’hui de rouvrir les yeux, plutôt que de tourner autour de pot avec l’enthousiasme qu’on lui constate, ou de proposer des mesures fantaisistes et dangereuses dont le seul effet sera de l’obliger à rapidement battre en retraite, avant de devoir se taire à nouveau pour un demi-siècle, cuvant la honte d’une déroute pourtant facile à anticiper.
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