Je vous avais annoncé une série sur la Théorie moderne de la monnaie qui a connu un début de réalisation (La théorie moderne de la monnaie (TMM) ne tient pas debout) : j’ai en effet expliqué en quelques mots que ses défenseurs extrapolent abusivement à l’ensemble des nations quelques propositions qui ne valent en réalité que pour les seuls États-Unis du fait que leur dollar est monnaie de référence et qu’ils peuvent en conséquence exporter au plan international le souci de leur dette (qui sera de facto géré par les nations amatrices d’« eurodollars », le nom sous lequel circulent les dollars qui servent dans des transactions internationales).
J’ai ensuite consacré à la TMM l’une de mes chroniques dans Trends-Tendances (La « Théorie Moderne de la Monnaie » n’en est pas une), où j’ai rappelé que ce que l’on appelle TMM est un ensemble hétéroclite de propositions empruntées à divers économistes de différentes époques, aux vues d’ailleurs inconciliables. Keynes a été recruté dans leurs rangs pour un modèle du crédit qu’il avait cependant abandonné au bout de quelques années (au grand dam de Schumpeter). Les plus récents parmi ces économistes se proclament « post-keynésiens » alors que leur pensée n’a qu’un très lointain rapport avec quoi que ce soit qu’ait pu dire Keynes.
Si mon beau programme a déraillé, c’est en raison de trois excellentes et bénéfiques requêtes. La première : que je fasse l’exposé d’ouverture du colloque « L’argent, la dette et la Gauche : Faut-il avoir peur de la dette publique ? » qui se tiendra le 10 juin au Sénat. La seconde requête est un entretien avec la revue Savoir/Agir, intitulé : « Vers un changement de paradigme économique dans le contexte post-pandémie ? ». Enfin, la troisième requête est un entretien que j’ai accordé en Belgique au MOC (Mouvement ouvrier chrétien) : « La dette COVID : comment la rembourser ? Quelles alternatives possibles pour un refinancement ? ».
Une attitude typique de la Gauche au cours du dernier demi-siècle (on pense tout particulièrement aux gouvernements Mitterand d’union de la Gauche) a été que confronter les « marchés » est une simple question de détermination, de montrer à ces marchés » qu’une Gauche au pouvoir est prête à taper du poing sur la table et à ne plus se laisser dorénavant marcher sur les pieds. Or ces « marchés » ne sont pas seulement, comme l’imaginaient et l’imaginent encore certains dirigeants de la Gauche, une petite clique de capitalistes fumant des havanes enfoncés dans des fauteuils de cuir, qu’il s’agit juste d’impressionner avant de les mettre au pas, ce sont, en arrière-plan de ceux-ci, et de manière beaucoup plus insaisissable, les implications multiples d’un mécanisme adaptatif liant étroitement et subtilement la dette publique au montant des impôts, au statut de la devise nationale par rapport aux autres et aux taux d’intérêt. Si l’on touche à l’un de ces trois facteurs, les deux autres réagissent d’une manière qui pourrait apparaître en effet comme les représailles qu’exercent des êtres machiavéliques cherchant leur revanche, alors qu’il ne s’agit en réalité que des effets de rééquilibrage qu’opère spontanément un mécanisme adaptatif délicat.
Ce qui ne signifie pas pour autant que ladite « science » économique ne cache pas les véritables rouages de ce mécanisme par une combinaison de dissimulation délibérée et d’ignorance crasse, ni que rien ne puisse être fait pour changer les choses, en faisant éventuellement mal et pousser de hauts cris à ceux qui tirent profit de la configuration présente des différents facteurs à l’œuvre dans ce mécanisme. Mais il s’agit d’impacter ceux-ci en toute connaissance de cause, c’est-à-dire sur la base d’une bonne compréhension du fonctionnement précis du mécanisme en question, à savoir la dette publique au carrefour de l’impôt, de la monnaie et des taux d’intérêt.
Curieusement peut-être, la Gauche d’autrefois, à différentes époques, a bien mieux compris que ce n’est le cas aujourd’hui le mécanisme dont je parle ici. En d’autres temps, la Gauche n’a pas pris de gants comme aujourd’hui, n’a pas chercher à contourner les difficultés auxquelles elle faisait face par d’invraisemblables contorsions, n’a pas proposé de supprimer la dette plutôt que de faire participer à la solidarité nationale l’argent là où il se trouve, mais a dit qu’il fallait rééquilibrer les rapports entre générations et entre classes sociales et que le nœud du problème a pour seul nom « concentration de la richesse », en termes de flux (salaires extravagants, intérêts et dividendes) et de stock (capital accumulé).
En 1909, Charles Gide et Charles Rist, dans leur Histoire des doctrines économiques, notaient que l’on pouvait savoir si un ouvrage relevait encore de l’ancienne « économie politique » : une véritable science économique, ou déjà de la prétendue « science » économique : une pseudo-science promue par les milieux financiers dans les écoles de commerce, avant qu’elle n’envahisse aussi les facultés. Dans les ouvrages de la première école, disaient-ils, certains chapitres étaient consacrés à la propriété privée et au caractère conflictuel des intérêts des différentes classes économiques, alors que dans les publications de la seconde, ces chapitres avaient disparu. Volatilisés ! Faisant cependant indirectement la preuve que les milieux financiers, et leurs valets universitaires (pour reprendre une formule amusante de la Gauche d’autrefois), n’ignorent pas où se situent les talons d’Achille de leur bel édifice. Rien n’interdit à la Gauche d’aujourd’hui de rouvrir les yeux, plutôt que de tourner autour de pot avec l’enthousiasme qu’on lui constate, ou de proposer des mesures fantaisistes et dangereuses dont le seul effet sera de l’obliger à rapidement battre en retraite, avant de devoir se taire à nouveau pour un demi-siècle, cuvant la honte d’une déroute pourtant entièrement prévisible.
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