Trends-Tendances – La « Théorie Moderne de la Monnaie » n’en est pas une, le 20 mai 2021

La « Théorie Moderne de la Monnaie » n’en est pas une

On parle beaucoup aujourd’hui de la Théorie Moderne de la Monnaie ou TMM. Des affirmations sensationnelles sont prises au sérieux dans la presse économique et financière, comme une annulation sans risque de leur dette par les pays, ou la possibilité pour une nation de faire du plein-emploi un impératif et de créer autant de monnaie qu’il sera nécessaire pour atteindre un tel objectif. Deux livres emblématiques du courant ont récemment été traduits en français : Le mythe du déficit (2021) de Stephanie Kelton et La garantie d’emploi (2021) de Pavlina R. Tcherneva. 

Or, la TMM ne mérite pas le nom de « théorie » : elle n’est qu’un assemblage hétéroclite de propositions empruntées à des auteurs aux vues inconciliables : Knapp (1842-1926), le Keynes (1884-1946) de A Treatise on Money (1930), où il défendait un point de vue sur la monnaie qu’il abandonna aussitôt, Kaldor (1906-1986), Minsky (1919-1996) et Godley (1926 – 2010). 

Parmi les propositions de la TMM :

  1. Un État peut créer autant de monnaie qu’il le souhaite, sans danger ni pour son système financier, ni pour son économie.
  2. Le seul danger envisageable est celui de l’inflation, or les créations de monnaie en grandes quantités au cours des dix dernières années n’ont pas provoqué d’inflation.
  3. L’État peut orchestrer le plein-emploi par une simple création monétaire.
  4. L’origine de l’argent n’est pas dans le troc mais dans la dette et dans le système d’imposition mis en place par les États.

Constitueraient-elles même ensemble un système (ce qui n’est certainement pas le cas), aucune de ces propositions prise individuellement n’est valide.

  1. Un État créant de la monnaie au-delà de ce qui est perçu par l’ensemble des autres nations comme la richesse effective de son économie devra relever le taux de ses émissions obligataires, les investisseurs incluant une prime de risque toujours plus élevée dans les taux qu’ils exigent, d’où un coût pouvant devenir exorbitant pour l’État et barrant l’accès au crédit pour l’économie locale. La seule monnaie au monde pour laquelle la proposition de créer autant de monnaie qu’on le désire a un semblant de validité est le dollar américain en raison de son statut de devise de référence. Une création illimitée de dollars se ferait aux dépens de l’ensemble des autres monnaies, une politique irresponsable devant laquelle les autres nations ne manqueraient pas de se liguer. 
  2. Si la création de monnaie en grande quantité depuis 2009 n’a pas débouché sur une inflation massive, c’est que ces sommes ne se sont pas retrouvées comme espéré sous forme d’un gain de pouvoir d’achat, les largesses de la banque centrale ne s’étant pas matérialisées en hausse des salaires.
  3. La numérisation des emplois : robotisation des emplois manuels, remplacement par du logiciel ou de l’intelligence artificielle des tâches intellectuelles, rend l’objectif du plein-emploi extrêmement problématique, sauf campagne massive de renouvellement des infrastructures.
  4. Si l’argent apparaît en effet lié à la dette et à l’impôt dans les États antiques, il est en fait attesté comme « moyen générique de troc » dans les sociétés traditionnelles non-étatiques, dont il est raisonnable de supposer qu’elles ont précédé historiquement l’apparition des États.

Le médecin écossais John Brown (1735-1788) fut très populaire en son temps. La théorie qu’il prônait était simple : tout est une question d’excitabilité, toute maladie révèle un taux trop bas ou trop élevé de cet état. Pour vous guérir, on vous excitera ou on vous calmera davantage. Le « système de Brown » suscita l’enthousiasme, tout particulièrement parmi les étudiants, qui voyaient miroiter la perspective d’un enseignement réduit à quasiment rien. Faut-il le préciser, John Brown est aujourd’hui totalement oublié.

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6 réponses à “Trends-Tendances – La « Théorie Moderne de la Monnaie » n’en est pas une, le 20 mai 2021”

  1. Avatar de Antonin Arlandis
    Antonin Arlandis

    Bonjour Paul,

    Vous allez faire des déçus auprès de certains économistes « progressistes » français qui sont au taquet sur la TMM… Ce serait bien d’ailleurs qu’ils lisent votre article. Je m’y connais moins bien que vous sur ces sujets mais je trouve vos remarques assez pertinentes…

    Après je crois que les auteurs de la TMM se défendent de cette critique relative à l’inflation (qu’on leur fait souvent de ce que j’ai compris) en précisant qu’ils encouragent les gouvernements à investir de façon efficace dans des secteurs stratégiques.

    Même si les préconisations de la TMM peuvent créer de l’inflation elles peuvent aussi faire baisser l’inflation. Nouriel Roubini a expliqué depuis déjà quelques temps que l’inflation actuelle ne vient pas, selon lui, uniquement de la création monétaire mais aussi de chocs d’offre (la vidéo que je vous ai envoyée la dernière fois).

    Nouriel Roubini n’étudie pas l’économie circulaire (je crois) mais il arrive au même résultat que les spécialistes de l’économie circulaire… La nature linéaire de notre économie créée des chocs d’offre et de l’inflation…

    De ce que je comprends vous avez l’air de n’être pas très favorable à la solution consistant à annuler les dettes publiques des états détenues par les banques centrales car cela pourrait créer une hausse des taux…

    1. Avatar de Paul Jorion

      En effet, cela fait partie de la naïveté des tenants de la TMM : de voir les éléments constituants de l’économie et de la finance comme déconnectés, de ne pas voir qu’il s’agit d’un vaste mécanisme complexe. Du coup, ça leur permet de généraliser à partir d’exemples isolés :

      – Ah ! Il y a un pays qui a créé beaucoup d’argent et il n’y a pas eu d’inflation ? Alors, c’est qu’il n’y a pas de lien entre les deux !
      – Ah ! Il y a un pays qui a annulé sa dette et qui s’en est bien sorti ? Alors, c’est qu’on peut le faire sans danger !

      Il y a un nom pour ça : « ignorance crasse ».

      1. Avatar de Antonin Arlandis
        Antonin Arlandis

        Vous êtes un peu dur avec eux même si vos arguments sont assez pertinents je trouve. J’espère qu’on arrivera à vous réconcilier avec les pro-TMM ou les pro-annulation ou même que vous puissiez débattre avec eux. Votre but et le leur c’est aussi de trouver des marges de manœuvre pour éviter la crise climatique.
        Quand j’aurai un peu de temps je vais essayer d’étudier l’annulation de la dette en Allemagne en 1953…

  2. Avatar de Rossier Francois
    Rossier Francois

    Bonjour,
    Concernant le financement des Objectifs du Développement Durable (SDGs en anglais), il manque environ USD 3’000 milliards par an pour les financer. Nous sommes donc loin de pouvoir atteindre les objectifs fixés pour 2030 et si nous pensons que les USD 350 milliards promis par les Nations Unies et diverses institutions de financement du développement (Banque mondiale, grandes fondations, etc.) vont pouvoir commencer à réduire cet écart, alors nous nous trompons sérieusement. (extrait traduit)
    Comment voyez-vous le financement des ODD s’il faut réunir USD 3’000 milliards par an ?
    Source : https://www.global-geneva.com/impact-investing-and-sdgs-in-the-covid-19-era-maths-matters-more-than-opinion/

    1. Avatar de Antonin Arlandis
      Antonin Arlandis

      J’avais envie de poser exactement la même question. Je pense qu’une partie de la réponse de Paul se trouve dans le livre « comment sauver le genre humain » que je n’ai pas lu…

    2. Avatar de Paul Jorion

      Tout ça malheureusement, ce sont des calculs à l’intérieur du cadre. Il faudrait regarder ça de plus près.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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