Rappel : L’Afrique et moi I. Fonctionnaire des Nations-Unies ; II. Un poste de tout repos ; III. Des pêcheurs ne sachant pas pêcher : IV. La vérité : vraiment pas bonne à dire ; V. « Jorion se fâche ».
La raison de l’inefficacité des équipages constitués de Vilis s’avéra résider dans les accusations réciproques de sorcellerie qui minaient rapidement la bonne entente au sein des équipages. Le problème ne se posait pas lorsque ces pêcheurs trouvaient de l’emploi sur les bateaux de Ghanéens ou de Béninois, non pas que la question de la sorcellerie cesse d’être pertinente dans leur cadre mais du fait que les Congolais trouvaient là leur maître, ce qui réglait la question. Les Béninois, venus du pays du vaudou (« vaudoun » veut dire « saint », « sacré », en fon, la langue de l’ancien royaume du Dahomey) étaient réputés à Pointe-Noire comme étant tout particulièrement puissants de ce point de vue. Un Congolais interrogé par moi à propos de l’atmosphère sur le bateau béninois où il était embarqué me dit de son patron : « Il a un poisson magique comme je n’en ai jamais vu ! » Comme cela semblait régler l’ensemble des problèmes de relations humaines susceptibles de se poser sur une pirogue, je ne cherchai pas à en savoir davantage.
Je réfléchissais à comment résoudre la question de la sorcellerie à Pointe-Noire. J’enquêtais. On m’apprit que les « Zéphyrins » étaient très actifs dans la lutte contre la sorcellerie et on me conseilla de les rencontrer. Ce que je fis : je fus présenté au principal prêtre lassyste de Pointe-Noire, qui m’accueillit comme il est de coutume dans le cas des églises africaines, assis sur un trône ; il m’expliqua comment sa religion créée peu de temps après la seconde guerre mondiale par Simon Zéphyrin Lassy s’efforçait d’extirper la sorcellerie du cœur des populations. Il me dit qu’il serait très honoré que j’assiste à la messe qui aurait lieu le dimanche suivant. Je lui répondis que tout l’honneur serait pour moi.
L’église me rappelait celle de la déesse Avlékété (cf. IV. La vérité : vraiment pas bonne à dire ) à Cotonou où j’avais un jour assisté au culte : une porte ouvrant sur une pièce éclairée par quelques rares meurtrières où sont alignés des bancs. Ceux qui assistent au service sont disposés d’une manière particulière : les femmes et les enfants sont au fond, les hommes vers l’avant. Deux hommes sont assis le long d’un mur, chacun ayant à sa disposition un tam-tam fait d’un gros tronc évidé. Enfin les acolytes du prêtre en toge blanche debout le long de la paroi du fond.
La cérémonie débuta avec force rituels dans la lignée du christianisme qui constitue en effet l’une des sources du lassysme, l’autre source étant les religions traditionnelles locales. Le roulement des deux tam-tams était constant. À un moment il y eut une agitation parmi les femmes au fond de la salle : l’une d’entre elles était entrée en transe. D’autres se joignirent à elle aussitôt. Le spectacle ne m’était pas inconnu : j’avais déjà eu l’occasion, lors des cultes vaudous auxquels j’avais assisté, de voir des femmes et des hommes possédés par des ancêtres. J’avais ainsi vu lors d’un sacrifice pratiqué sur une plage, un homme possédé déchirer de ses dents un chevreau qui venait d’être sacrifié.
Ces deux femmes étaient en fait l’avant-garde de leurs consœurs, car ce fut bientôt toute la partie de la salle occupée par les femmes et les enfants qui se trouva en proie à la possession. « Comme c’est étrange, me dis-je, la possession ne touche que les femmes et les enfants dans cette église ». Ma réflexion s’avéra bien vite prématurée, car un homme s’était joint à la transe, suivi aussitôt par un autre. Si bien qu’en peu de temps, des cris fusaient de la salle toute entière. L’écume à la bouche, les corps agités roulaient dans la poussière.
Aucune distinction n’existait donc entre hommes et femmes : la seule différence résidait dans le temps de latence qu’il leur fallait à chacun avant de se joindre à la transe. La séparation, pensai-je, devait donc être d’un autre ordre : entre le sacré et la profane, et établissait une ligne de partage entre d’une part le prêtre et ses acolytes et d’autre part leurs ouailles. Las ! ma nouvelle théorie fit elle aussi long feu : un des acolytes à ma gauche commença à s’agiter à son tour. Bientôt l’église toute entière fut en proie à la transe, à l’exception des joueurs de tam-tam et de votre serviteur.
Arrivé à ce point, les pensées se précipitaient dans ma tête : « C’est un phénomène contagieux, me dis-je, ce sont ces roulements ininterrompus de tam-tam qui mettent les participants dans cet état ; comment pourrai-je moi, le seul survivant, y échapper ? Mais je n’ai pas le choix : je suis en mission, ayant perdu le statut de fonctionnaire des Nations-Unies, mais les représentant néanmoins officiellement ! Quel impair si je me mettais moi aussi à me rouler par terre, les yeux révulsés ! »
Une solution s’imposait : la fuite ! La porte là-bas était ouverte sur l’extérieur, il suffisait de l’atteindre ! Mais quel affront pour mes hôtes, si je devais en arriver là ! Cette solution-là n’était pas non plus envisageable.
Il ne restait qu’une seule option : résister, rester-là jusqu’à ce que la cérémonie s’achève mais sans succomber à la transe. C’était plus vite dit que fait. Il fallait analyser systématiquement, puis procéder par ordre. D’abord, la cause de tout, c’étaient bien sûr les tam-tams. Il fallait donc commencer par s’abstraire de leur bombardement qui envahit la tête pour dominer ensuite le corps. Il fallait déconnecter la respiration du rythme que les tam-tams lui imposent.
Je suis resté ainsi plusieurs minutes, les yeux fixés sur la porte à l’autre bout de salle, me concentrant et me disant : « Si tu sens la pensée vaciller en toi, consacre tes dernières forces à courir vers la rue ! »
J’ai tenu bon : le brouhaha s’est petit à petit apaisé et chacun a repris sa contenance dans la mesure où l’autorisaient les corps meurtris et les vêtements déchirés. La solution à la sorcellerie parmi les pêcheurs vilis de Pointe-Noire se trouvait peut-être là, dans cette église, mais je voyais mal comment en tirer parti.
Je suis resté un mois à Pointe-Noire. Il m’en reste un autre souvenir, culinaire celui-ci (végétariens, s’abstenir !) : les savoureux steaks de tortue d’une guinguette sur la plage.
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