Rappel : L’Afrique et moi I. Fonctionnaire des Nations-Unies ; II. Un poste de tout repos ; III. Des pêcheurs ne sachant pas pêcher.
La nouvelle que les pêcheurs béninois étaient migrants fit très mauvaise impression : toute la représentation de notre projet FAO s’écroulait. Que faire de nos filets danois et de nos moteurs japonais censés résoudre les problèmes de la pêche locale ? J’aggravai mon cas en cherchant à apporter une solution au cas des pêcheurs malades que l’on voyait effectivement assis à longueur de journée sur la plage, alimentant aux yeux d’un passant peu curieux (comme l’est un expert en aide au développement), l’image d’une paresse atavique. J’allai les voir eux.
Le problème était essentiellement celui qui affectait les villageois dans leur ensemble : la dysenterie sous ses deux formes : bactérienne et amibienne. Je me fis montrer où on allait puiser l’eau : des marigots où les porcs allaient aussi déféquer. La solution était évidente : des puits dont l’eau serait garantie potable : protégée des fientes d’oiseaux perchés sur la branche qui surplombe, protégée de l’eau savonneuse des lessives et des reliefs de repas humains, des animaux de la brousse ou du village venant piétiner la berge quand ils s’abreuvent, et couverts d’un couvercle hermétique facile à ouvrir par un adulte, mais résistant aux efforts d’un enfant.
J’aggravai mon cas d’une autre manière : en suivant la filière du poisson qui était pêché, non pas par les pirogues essentiellement absentes mais par ces sennes de plage que j’ai évoquées. Ce poisson était souvent perdu faute de pouvoir vendre les quantités qui excédaient celle de la consommation locale. On l’enterrait alors. Car sous le soleil africain, il pue vite.
Avlékété, village côtier situé à 25 kilomètres du centre de Cotonou, dont le nom est celui de la déesse du « rouleau », de la vague qui se brise, avait été retenu par notre projet pilote. Les pêcheurs là n’étaient pas migrants mais sédentaires, concentrant d’ailleurs leur activité sur la lagune plutôt que sur l’océan. En 1984, en tout cas, Avlékété était un village à l’organisation encore entièrement traditionnelle, réglée par l’église vaudou locale. Des officiels existaient bien entendu : un maire nommé par le gouvernement et membre du Parti, mais il n’exerçait pas véritablement le pouvoir : le vrai chef du village était le prêtre, le Vaudounon.
Il n’y avait pas là de quoi me surprendre, moi qui avais vécu dix ans auparavant dans l’Île de Houat, département du Morbihan, où le maire nommé était là aussi une autorité fantoche, n’ayant pas même la responsabilité des registres municipaux puisqu’ils n’existaient pas, seuls faisant foi de la vie villageoise, les registres paroissiaux bouclés au presbytère.
Fonctionnaire des Nations-Unies sans doute, mais passablement hors du commun, apparemment considéré comme personne de confiance, je fus invité à visiter une nuit le temple et à découvrir les rouages sinon invisibles de son organisation (Jorion, complice de tous les obscurantismes 😉 ). On m’y montra sa prison secrète où étaient enfermés les contrevenants à l’ordre villageois, ayant commis des larcins ou pire encore : ayant tenté d’une manière ou d’une autre de se soustraire à la solidarité communautaire. Je me souviendrai toujours du sourire que m’adressa à la faible lueur d’une lampe-tempête, et bien qu’elle n’en menait pas large, une femme derrière les barreaux de ce cul-de-basse-fosse. Le gouvernement n’était pas au courant, me disait-on. Il s’en doutait, cela va sans dire, mais personne, ni Noir, mais ni Blanc non plus, n’avait la moindre envie de se faire mal voir d’un Vaudounon. Pas même vous, puis-je vous assurer, ma chère lectrice, ni mon cher lecteur. À 25 kilomètres de Cotonou, capitale du Bénin.
J’accompagnai un jour les femmes d’Avlékété allant vendre le poisson à Pahou, marché situé sur « le goudron ». Seules les véritables routes étaient asphaltées, et l’on appelait « goudron » les routes, par opposition aux sentiers de brousse, et en particulier, la route reliant le long de la côte, Cotonou à Lomé, capitale du Togo voisin. Chacune de ces femmes portait sur la tête une grande bassine remplie de poisson frais. On ne parle pas ici de dix kilos, je dirais, à vue de nez, plutôt trente. Et cela, sur un sentier étroit de six kilomètres de long, au sein d’une brousse se reconstituant de jour en jour, sinon même d’heure en heure, et où le port de la machette est du coup de rigueur. Là aussi, la solution était simple : il fallait élargir la piste pour qu’elle devienne carrossable. Il suffirait alors de faire venir les « taxis-brousse » pour conduire le poisson de la côte au marché de Pahou.
On ne me cacha pas que la thèse des pêcheurs migrants était inacceptable. La démonstration était imparable : « Les experts que nous avons recrutés pour le projet sont ici avec leur famille : leur femme et leurs enfants. Les femmes ne toléreront pas que leur mari s’absente pour des périodes de plusieurs jours, ce qui sera immanquablement le cas si l’on devait admettre que les pêcheurs sont effectivement migrants et qu’il faille alors aller les voir là où ils se trouvent en réalité ». Devant la raison d’État, et la paix des ménages, les faits étaient impuissants. « E pur se muove ? »
L’impopularité de ma découverte des migrations des pêcheurs, complétée de celle de mes solutions – pour la réalisation desquelles nous n’étions absolument pas équipés – à quoi s’ajoutaient les manœuvres de mon patron qui, ayant échoué à m’occire (voire le second épisode), cherchait en permanence à me faire virer, firent que l’on commença par me licencier avant d’adopter – après un temps de réflexion de quelques mois – mes propositions.
Quand on me fit revenir au Bénin deux ans plus tard, je consacrai l’une de mes premières sorties à aller voir la construction en cours de la piste. Un de mes collègues était très affairé à coordonner l’équipe de volontaires qui la réalisaient. Sa femme faisait partie des épouses ayant mis leur véto à la thèse des pêcheurs migrants. À son arrivée au Bénin, alors qu’il recherchait avec sa famille un endroit où se loger, je l’avais invité à l’apéritif sous la véranda de mon humble demeure. Comme de nombreux expatriés, j’habitais un petit bungalow entouré d’un jardin dans un quartier proche du port. Il lorgna ma maison d’un air circonspect. Quelques jours plus tard il m’annonça avec enthousiasme qu’il avait trouvé « beaucoup mieux ! ». Je suis allé voir avec lui. Au milieu de la zone, entre les terrains vagues et les entrepôts, se dressait une sorte de forteresse carrée aux murs aveugles, dominée par un mirador. C’était là ! La villa « Mon rêve » telle que la conçoit le paranoïaque. Quand il m’aperçut sur la nouvelle piste en chantier, il blêmit : avec moi, le spectre des pêcheurs migrants était de retour !
Quelques années plus tard je me suis retrouvé par hasard à la mission de la FAO au Bénin au moment de la visite d’un grand ponte venu du siège, du très mussolinien Palazzo FAO, Viale delle Terme di Caracalla, l’imposant ministère de l’Afrique au temps du Duce. Un ami d’autrefois, représentant local, me dit : « Nous allons faire un tour sur le terrain lui et moi. Tu nous accompagnes. Tu n’as pas le choix : c’est un ordre ! ».
Je me souviens que devant l’un des puits, devant sa rassurante structure en béton et son imposant couvercle de métal, le visiteur s’est tourné vers mon ami pour dire : « Mais qui est-ce qui a eu cette idée extraordinaire de ces puits et de cette piste ? ». J’étais là devant lui, mais en tant que simple visiteur : ma carrière de fonctionnaire des Nations-Unies s’était ignominieusement interrompue plusieurs années auparavant : viré pour incompétence ou que sais-je encore.
L’explication me fut en fait offerte à cette époque par l’un de mes anciens patrons à la FAO – pas un ennemi : quelqu’un qui m’avait toujours eu à la bonne – Jean-Louis Gaudet, qui dévoila pour ma gouverne les ressorts de mon aventure dans les terres de l’aide au développement : « Il n’y a pas de culture attachée à un éventuel succès des projets auxquels nous sommes associés : ce sont des exercices diplomatiques, rien d’autre. Cela occupe du monde – localement + experts expatriés – et il y a des retombées financières dont personne ne songera jamais à se plaindre : pays donateurs et récipiendaires sont satisfaits. Un projet qui réussit – comme ce fut le cas du tien – c’était un éléphant blanc : personne n’en avait jamais vu, et du coup, personne n’aurait pu le reconnaître. »
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