Rappel : L’Afrique et moi I. Fonctionnaire des Nations-Unies ; II. Un poste de tout repos
Le projet de la FAO au Bénin avait pour but de développer la pêche dans le pays. Il avait été constaté qu’au contraire des pays voisins, la pêche côtière y languissait. Le Bénin vivait à cette époque sous un régime marxiste-léniniste et l’on avait considéré en haut-lieu aux Nations-Unies que le temps était venu d’intervenir également dans des pays dont le gouvernement était de ce type-là.
Notre projet était patronné par le Danemark et par le Japon. Son objectif était de découvrir les raisons de la faiblesse de la pêche et d’y porter remède. Comme souvent dans les projets d’aide au développement, la conclusion à laquelle on aboutirait était préétablie : on pouvait la lire dans le fait que le Danemark avait offert des filets et le Japon, des moteurs hors-bord Yamaha.
Une pré-enquête sur la situation au Bénin avait été menée quelque semaines avant mon arrivée par un collègue anthropologue britannique : Jacob Black-Michaud, qui avait mis en relief dans un rapport d’une trentaine de pages la médiocrité de la pêche locale. Ce rapport établissait que pour une raison inconnue, les pêcheurs du Bénin ne parvenaient pas à pêcher avec le même talent que celui observé dans les pays avoisinants. La justification pour que les Nations-Unies se portent à leur secours résidait là.
J’avais une réelle affection pour Jacob Black-Michaud, que j’avais eu l’occasion de rencontrer antérieurement dans le cadre d’une soirée à Cambridge. Son parcours avait été semblable au mien : de l’environnement universitaire à l’anthropologie appliquée à des projets de développement sur le terrain. Mais contrairement à moi, qui adorait me coltiner avec le réel, il vivait le passage de la vie universitaire à celle de baroudeur de brousse comme une déchéance. Je partagerais son sentiment, mais à une autre époque : quand, quatorze ans plus tard, à l’âge de cinquante-et-un ans, je fus recruté pour mon premier emploi aux États-Unis : programmeur dans une officine de prêt subprime. J’aurais l’occasion de me demander alors, comme lui au Bénin : « Comment en es-tu arrivé là : qu’est-ce qui t’est arrivé ? ».
C’est toujours avec une réelle émotion que je repense à lui et à nos conversations sur la signification profonde de notre métier et sur les enjeux de ce qu’on appelle l’aide au développement. Black-Michaud avait vécu à Ceylan une expérience qui l’avait transformé sur le plan personnel mais aussi rendu cynique sur ces sujets. Je me souviens de notre dernière conversation : je ne partageais pas sa conviction que tout ce que nous entreprenions était vain (et ma propre expérience me convaincrait que ce ne l’était effectivement pas, en dépit de la taille impressionnante de certains obstacles sur lesquels d’abord buter, avant de les franchir) et je le lui disais.
Il m’écrivit peu de temps avant les vacances de Noël. Je ne fus malheureusement pas surpris d’apprendre quelques semaines plus tard que lors d’une randonnée à ski, il avait fait une chute mortelle, étant tombé d’un surplomb.
Il fallait donc découvrir pourquoi le rendement de la pêche côtière au Bénin était aussi décevant. À Houat, j’étais allé à bonne école pour ce qu’il en était du métier de la pêche, et à bonne école aussi à Cambridge, sur le plan de la maîtrise des outils d’analyse. La première chose que je fis, avec l’aide d’une équipe de « statisticiens » que le projet m’avait permis de recruter, fut un recensement des huit campements au Bénin de pêcheurs (béninois et ghanéens) qui avaient été retenus pour notre projet.
Un recensement permet entre autres choses de construire une pyramide des âges. Il s’agit d’un exercice très simple de représentation graphique de la composition par âge d’une population. Après avoir comptabilisé les personnes de chaque sexe de tel ou tel âge, ce nombre est représenté sur une échelle horizontale, les hommes à gauche et les femmes à droite, par convention. Les classes d’âge sont empilées le long d’une échelle verticale graduée en fonction de l’âge : les enfants ayant entre zéro et un an sont figurés à la base, tandis qu’est représentée au plus haut la classe d’âge à laquelle appartient la personne la plus âgée toujours en vie.
Pour chaque tranche d’âge, un trait est dessiné dont la longueur est proportionnelle au nombre de personnes de cet âge. Comme du fait du vieillissement et des accidents, les gens meurent, la forme générale s’amenuise vers le haut. Dans les populations traditionnelles ravagées par une mortalité infantile très élevée, la figure avait en général la forme d’une pyramide dont les gradins sont constitués des classes d’âge.
En voici un exemple :
La pyramide est en général dissymétrique au sommet : plus épaisse du côté féminin pour la raison que chacun sait, que dans toutes les sociétés, les femmes vivent plus âgées que les hommes et il y a donc tout au sommet davantage de femmes que d’hommes.
Or les pyramides des âges de mes villages avaient toutes la même forme inattendue : asymétriques, présentant un creux très notable du côté des hommes dans les tranches d’âge de quinze à quarante-cinq ans. L’interprétation était sans équivoque : les hommes dans la force de l’âge manquaient à l’appel. Où pouvaient-ils bien être ?
Je suis allé voir les femmes : « Où sont les hommes ai-je demandé ? ». « Au Libéria, au Gabon, au Congo ! », m’ont-elles répondu, en ajoutant : « Là où il y a du poisson. Pas comme ici ! ». Les hommes suivaient le poisson, en laissant souvent les femmes au pays. Parfois celles-ci suivaient, dans des camions, le long de la côte. Je découvrirais que les Béninois avaient la réputation d’être des pêcheurs hors pair là où ils allaient pêcher, revenant périodiquement au pays, soit saisonnièrement, soit après des séjours qui duraient plusieurs années. Les hommes que l’on voyait au Bénin, pratiquant par exemple la senne de plage (ce long filet en forme de poche que l’on va filer au large à l’aide d’une embarcation après avoir laissé l’un de ses deux filins retenu par une équipe sur la plage, et que l’on rabat ensuite après avoir ramené le second filin sur la plage, les deux équipes hâlant alors la poche par ses deux extrémités), étaient soit ceux occasionnellement de retour, venus voir leur famille, soit, et essentiellement, les handicapés et les malades. J’avais involontairement innové, j’avais introduit un style inédit dans les projets de développement en Afrique de l’Ouest : j’avais adressé la parole aux personnes que nous affirmions vouloir aider !
L’explication de l’absence du poisson en grande quantité au Bénin, c’est l’absence d’« upwelling », un phénomène thermique : la remontée d’eau froide venue des profondeurs à proximité de la côte, permettant un bloom algal de diatomées dont se nourrissent les larves de mollusques et de crustacés. L’upwelling permet au plancton (phytoplancton et zooplancton), nourriture de base du poisson, de fleurir. L’upwelling se déplace le long de la côte de l’Afrique de l’Ouest mais il se développe rarement dans le creux-même du Golfe de Guinée : dans la zone qui s’étend du Bénin à l’Ouest au Cameroun à l’Est, du coup, dans cette zone, le poisson est rare.
Ce n’était ni la paresse, ni l’incompétence, qui expliquaient la médiocrité de la pêche au Bénin mais la thermodynamique des océans. J’expliquai cela à mes collègues. Cela tombait très mal : les remèdes dont nous disposions étaient, comme je l’ai déjà dit, de deux sortes : des filets danois et des moteurs japonais. Les seules explications envisagées de la faible pêche au Bénin étaient un équipement inapproprié, et l’incompétence des pêcheurs. Malheureusement la véritable explication refusait de se couler dans ce moule préétabli.
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