Dans Identification d’une femme (1982), le moins connu sans doute des films de Michelangelo Antonioni, un adulte improvise à l’intention d’un enfant un conte de science-fiction où un astéroïde a été creusé et sculpté pour en faire un vaisseau spatial. Il conclut son récit par ces mots : « Nous aurons compris l’univers tout entier et les raisons qui se cachent derrière tant de choses ». Et l’enfant de commenter : « Et après ? ».
Ayant tout compris, nous pourrions aussi bien quitter le monde l’âme sereine, suggère l’adulte, mais l’enfant ne l’entend pas de cette oreille : le moment serait alors venu au contraire pour l’histoire de véritablement commencer.
Comme souvent chez Antonioni, le film s’achève sur une question restant ouverte sur l’éventail entier des possibles, et permettant aux spectateurs, selon leur tempérament, ou leur humeur du jour, d’en tirer une conclusion triste ou joyeuse, pessimiste ou optimiste. Ainsi dans La Notte (1961), le couple de Lydia et Giovanni incarnés à l’écran par Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni, qui s’étreignent dans le sable du bunker d’un terrain de golf, s’est-il recomposé après que Lydia eut lu la poignante lettre d’amour d’autrefois que Giovanni échoue à reconnaître comme la sienne ? Ou ne s’agit-il que du dernier rougeoiement d’un brandon qui en vérité n’est déjà plus que cendres ? Dans la longue scène finale de L’éclipse (1962), la nuit tombe sur un quartier qui se vide peu à peu tandis qu’un homme achète un journal où s’étale en gros titres l’annonce d’une guerre globale imminente. Faut-il interpréter cela comme l’épitaphe de l’amour entre Alain Delon/Piero, et Monica Vitti/Vittoria, ou bien considérer que l’enchaînement des deux plus belles scènes de séduction de l’histoire du cinéma auquel nous venons d’assister ne peut signifier qu’une seule chose : que, oui, l’amour vrai car éternel est possible ? Ou, exprimée en d’autres termes, la formulation discrète de sa vision d’espoir par Michelangelo Antonioni, l’homme irréprochable que les femmes n’arrêtaient pourtant pas de quitter.
Dans Identification d’une femme, Christine Boisson est Ida trahissant un homme de la façon la plus cruelle : après avoir accepté de fait, par sa mimique et par sa gestuelle, sa demande en mariage, elle la rejette cependant quelques heures plus tard, ayant appris entretemps, par le coup de fil d’un laboratoire, qu’elle est enceinte et qu’un rapide calcul lui aura prouvé qu’elle l’est en réalité d’un autre.
Alors que l’actrice interrogeait Antonioni sur la manière de jouer ce rôle, il lui aurait répondu avec une pointe d’agacement, interprétant son interrogation comme un désaccord quant à la manière dont le personnage est dépeint : « Les femmes sont comme ça ».
La dernière épouse du réalisateur, Enrica Antonioni, dit, commentant ce film : « Il n’aurait jamais quitté aucune de ses femmes, c’est toujours lui qui fut abandonné ». Renata Franceschi, scripte d’Identification d’une femme, affirme de son côté savoir de source sûre qu’il s’agit du récit fidèle de la fin de son premier mariage avec Letizia Balboni. Le critique de cinéma et biographe d’Antonioni, Aldo Tassone, observe que Le cri (1957) est lui aussi autobiographique : l’histoire d’un homme qu’une femme quitte à sa stupéfaction, enclenchant chez lui une longue et inexorable chute, laquelle se concrétise littéralement lorsque le héros se précipite d’une tour, chute qui fera pousser à la femme qui est partie, témoin de la scène, le cri dont il est question.
Antonioni niait, rapporte-t-on, le caractère autobiographique de ses films. Pourtant les preuves s’étalent là : une accumulation de petits faits que des romans ne s’autoriseraient jamais, de peur de ruiner avec eux leur capital de vraisemblance. La ressemblance physique est par ailleurs criante entre l’homme Antonioni jeune et Tomas Milian, l’acteur qu’il choisit pour incarner Niccolo, le héros d’Identification d’une femme.
Niccolo est abandonné par deux femmes. La seconde est celle déjà évoquée : Ida qui, devant choisir entre son amant, qu’elle aime éperdument si on l’en croit, et le père de son enfant, choisira le géniteur.
La première femme qui quitte Niccolo, Mavi, c’est sans explications, après une nuit d’étreintes dont la qualité graphique était jusque-là inédite à l’écran. Ayant appris de quelqu’un sa nouvelle adresse, Niccolo s’y rend. La porte lui est ouverte par une jeune femme solaire qui prétend n’être au courant de rien. S’étant posté en embuscade au plus haut de la cage d’escalier, il assiste au retour de la fugitive et entend la belle personne qu’il avait entrevue dire à Mavi qu’elle doit être sur ses gardes parce que l’homme rode, cet homme qu’il est lui, l’en-trop désormais intolérable de ce couple d’amantes.
Mais notre surprise à nous spectateurs n’est alors que minime, puisqu’en quête de la fugitive, nous avons déjà entendu Niccolo s’entretenir sur le bord d’une piscine municipale avec une amie de Mavi :
- Mais alors, qu’est-ce que vous aimez ?
- J’aime me masturber. Et c’est encore mieux si quelqu’un m’aide. Tout spécialement si c’est une femme.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu’une femme le fait pour me donner du plaisir. Un homme le fait pour lui-même. Pour faire étalage de sa virilité. Avec une femme, c’est beaucoup plus doux.
Avant de laisser entendre qu’effectivement, entre Mavi et elle…
Mais même cela, l’infortuné décalage entre l’orgasme paroxystique de l’homme et le périple ancré bien davantage dans la durée de la femme, le réalisateur nous a déjà fait comprendre que l’homme Antonioni n’y était ni sourd ni aveugle, car nous avons bien vu (pourquoi en aurions-nous raté une miette ?) que dans la scène des torrides derniers élans, où les draps se gonflent comme une grand-voile fasseyant bout au vent, à un moment en tout cas, Niccolo ne pénètre pas Mavi mais la masturbe.
Trois rôles possibles pour le couple d’un homme et d’une femme : amant et amante, géniteur, parent de l’enfant. Que l’on puisse changer d’amant, même si notre imagination personnelle est indigente sur ce point, le roman et le cinéma nous l’ont enseigné à satiété, mais que l’amour éternel d’une femme pour un homme exige le plus souvent la coïncidence perpétuelle des rôles d’amant, géniteur et père, Antonioni est peut-être le premier à nous l’avoir exposé de manière aussi didactique et de nous l’avoir ensuite rappelé sous de multiples formes détaillant l’ensemble des facettes. Il nous démontre aussi qu’il n’est pas certain que cela soit même possible et qu’à titre personnel en tout cas, la solution de ce casse-tête diabolique n’a pas cessé de lui échapper.
Sylvie Chokron synthétisait récemment dans Le Monde un ensemble d’articles scientifiques sur la Weltanschauung des femmes, d’où il apparaissait, entre autres, que leur vote est plus ou moins progressiste ou conservateur selon le moment où il intervient dans le cycle de l’ovulation :
« Interrogées sur leur degré de croyance en Dieu ou sur des questions sociales telles que le droit à l’avortement, les réponses des femmes célibataires en pleine ovulation ont révélé une tendance à être plus libérales [P.J. probablement au sens américain = “de gauche”] et moins religieuses, ainsi qu’une préférence significative pour Barack Obama. Etonnamment, dans cette étude, l’ovulation entraînait des réponses exactement opposées, à savoir un degré plus élevé de religiosité et de conservatisme ainsi qu’une préférence pour Mitt Romney, chez les femmes en couple ! Sachant que les femmes votent a priori plus que les hommes, l’idée aurait pu germer de contrôler l’âge, le moment du cycle ou encore la situation personnelle des électrices ! »
On imagine aisément qu’il soit difficile pour un partenaire de suivre à la trace cette évolution et de demeurer toujours en phase. On pense au servo-mécanisme dont sont équipés certains engins, qui évalue à tout moment sa position et la réajuste si nécessaire. Or en fonction du délai de réponse, une trajectoire de ce type, auto-régulée, sera harmonieuse ou entraînera de vastes oscillations susceptibles de provoquer quand elle s’emballe, la destruction-même de l’engin.
Le terme d’incommunicabilité a été forgé pour évoquer le rapport entre deux amants chez Antonioni. Il l’a rejeté avec une belle constance chaque fois qu’il lui a été soumis, incriminant parfois plutôt le caractère démodé du langage auquel recourent dans leurs rapports, les hommes et les femmes, levant les yeux au ciel, en une autre occasion : « Mais il y a l’image ! », écartant ainsi avec irritation la suggestion implicite de son interlocuteur qu’il ne se passerait rien dans le silence qui peut s’installer entre une femme et un homme, comme s’il ne pouvait y avoir entre eux que des mots échangés.
Dans son Antonioni, Aldo Tessone cite Jacques Siclier qui écrit : « l’homme est seul au milieu des fragments de ses rêves et de ses doutes, face à des femmes affirmées, résolues », or ce n’est pas de cela que se plaint Antonioni, mais plutôt d’irrésolution se faisant passer pour de la résolution, dans une sorte de constant rattrapage de gestes ayant effectivement été posés.
En son nom propre, Tessone rapproche lui l’Identification d’une femme en 1982 de Cet obscur objet du désir de Buñuel, cinq ans auparavant, pour être un « autre essai ironique sur l’énigme de la femme à l’ère du féminisme et de la violence » (Tessone [1985] 2007 : 325). Or on ne saurait être plus éloigné de l’« ère du féminisme » si l’on accorde foi à l’affirmation de Renata Franceschi qu’Identification d’une femme est le récit de la séparation d’Antonioni d’avec Letizia Balboni, sa première épouse, un événement intervenu en 1954.
On eut aimé que les choses fussent si simples qu’un seul mot comme « incommunicabilité » suffise à rendre compte de leur pleine complexité ! Ce dont il est question est en vérité bien plus grave : il s’agit de l’éventualité même de l’amour éternel, quand l’homme devrait être pour la femme la pierre philosophale combinant à la fois simultanément et successivement, l’amant, le géniteur, le père et, pour bien faire, le dispensateur de trésors dignes des illustres pirates d’autrefois, ainsi que, si le besoin devait s’en faire sentir, le sauveteur d’une embarcation à la dérive.
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Chokron, Sylvie, « S’intéresser aux influences des hormones sur le comportement féminin, un sujet hautement politique ». Le Monde, le 31 mars 2021
Tessone, Aldo, Antonioni [1985], Paris : Flammarion – Champs, 2007
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