Tribune d’un collectif en première page du journal Le Monde, en date d’aujourd’hui (réservé aux abonnés) : « Penser les glaciers comme des acteurs d’un monde que nous habitons en commun ».
Rien qui me choque dans le titre, vous me connaissez : je suis l’auteur de Le dernier qui s’en va éteint la lumière (2016) ; je suis par ailleurs membre de l’assemblée statutaire de GreenPeace France et je n’ai aucune sympathie a priori, ni a posteriori pour « un domaine de ski hors-piste, privilégiant l’autonomie de pratiquants engagés dans un milieu encore sauvage, en bordure du parc national ».
Et j’applaudis des deux mains à
N’est-il pas plutôt temps de descendre d’un cran, de se reposer collectivement la question de ce qu’est un glacier en train de mourir et de se demander en quoi sa mort annoncée résonne avec la manière dont notre modernité extractiviste se décompose à vue d’œil, à l’épreuve d’un virus qui fait, en quelques mois, voler en éclats toute notion de sécurité ?
Mais attendez la suite : les choses se compliquent. Parlant toujours des glaciers :
Les Q’eros des Andes péruviennes leur adressent des rituels pour qu’ils veillent à l’équilibre des saisons et du climat ; les Athapascans du Yukon et de l’Alaska les considèrent comme des entités qui écoutent ce que les humains disent et répondent à leurs actes avec leur manière propre ; les Even du Kamtchatka les pensent comme le lieu de transit des âmes des morts et des vivants à naître ; la calotte de glace du Grand Nord américain et canadien est nommée, dans nombre de langues autochtones, et malgré l’impression trompeuse de « vide » qui saisit le spectateur extérieur lorsqu’il regarde la banquise, « le lieu où toute vie commence ». En Nouvelle-Zélande, les Maoris, dépositaires du même type de relation au monde, ont même réussi à transformer le statut légal du mont Taranaki en 2017, officiellement déclaré « sujet de droit » quelques mois après le fleuve Whanganui. Grâce aux combats de leurs porte-parole, qui s’appellent eux-mêmes les « Taranaki iwi », en référence à ce volcan qu’ils considèrent comme leur ancêtre, ces milieux de vie échappent enfin à l’emprise de certains humains qui s’arrogent leurs droits d’exploitation exclusifs.
Bravo ! Et longue vie à l’anthropologie (ma demeure) pour l’inventaire qu’elle a su établir des croyances de l’éventail des différentes cultures humaines.
Mais qu’en pense le collectif quant à lui ?
« Au sein du collectif La Grave autrement, nous ne disons pas que nous savons ce que c’est que penser comme un glacier. Nous ne sommes pas sûrs. Nous doutons. Nous nous posons des questions. »
Euh… Je n’ai pas pu me retenir du coup de mettre en commentaire :
Quoi, vous n’êtes pas sûrs de savoir ce que c’est que penser comme un glacier ? Pourtant vous êtes nombreux ! Et il y a pas mal de matière grise entre vous mis tous ensemble. À mon avis, c’est parce qu’il y a chez vous quelque chose de l’ordre de l’inhibition (c’est le psychanalyste qui parle), encore un effort ! Vous n’êtes pas loin de trouver !
Auguste Comte considérait que les connaissances humaines étaient passées par trois états théoriques successifs : le théologique, le métaphysique et le positif. Au premier de ces états, l’état théologique, il y avait pour lui trois phases : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Le fétichisme « consiste surtout à attribuer aux êtres extérieurs une vie essentiellement analogue à la nôtre ». C’est bien de cela qu’il s’agit.
Vous pourrez lire la liste des signataires * de la tribune libre : il y a là du beau monde au sein de l’élite intellectuelle française, qui n’hésite cependant pas à nous ramener d’intention délibérée au fétichisme : la première des trois phases du premier des trois états des connaissances humaines selon Auguste Comte. Aucun état d’âme donc pour eux avant de proposer le retour à la case zéro !
Des efforts considérables ont été consentis dans la pensée occidentale pour éliminer la notion que le destin de l’humanité était déterminé par le Saint-Esprit à lui seul (monothéisme : phase 3 du premier de trois états) plutôt que par le genre humain à lui seul dans ses efforts (état positif : troisième état), souvent au risque de leur vie pour les intrépides contestataires du dogme. Mais quand je vois que le bâton est aujourd’hui transmis aux glaciers (fétichisme : phase 1 du premier de trois états), j’ai envie de crier « Saint-Esprit reviens ! Ils sont devenus fous ! »
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* Bernard Amy, écrivain ; Isabelle Autissier, navigatrice ; Geneviève Azam, essayiste ; Paul Bonhomme, alpiniste ; Christophe Bonneuil, historien, rédacteur en chef de la revue terrestres.org ; Stéphanie Bodet, alpiniste et écrivaine ; José Bové, activiste ; Florence Brunois-Pasina, anthropologue ; Pierre Charbonnier, philosophe ; Caroline Ciavaldini, grimpeuse ; Yves Citton, philosophe ; Philippe Claudel, écrivain ; Geremia Cometti, anthropologue ; Alain Damasio, écrivain ; François Damilano, alpiniste ; Lionel Daudet, alpiniste ; Fredéric Degoulet, alpiniste ; Philippe Descola, anthropologue ; Catherine Destivelle, alpiniste, coprésidente du Groupe de Haute Montagne ; Cyril Dion, réalisateur ; Marie Dorin, biathlète ; Jean-Louis Etienne, explorateur ; Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement, politologue et chercheur au CNRS ; Bernard Francou, glaciologue ; Nathalie Fromin, chercheuse en écologie des sols au CNRS ; Barbara Glowczewski, anthropologue ; Sophie Gosselin, philosophe ; Nicolas Henckes, sociologue de la santé au CNRS ; Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie ; Killian Jornet, traileur ; Étienne Klein, philosophe ; François Labande, alpiniste et écrivain ; Bruno Latour, philosophe et anthropologue ; Thomas Lovejoy, spécialiste de la biodiversité et de l’Amazonie ; Xavier Lucien, réseau des Crefad (Centres de recherche, d’étude de formation à l’animation et au développement) ; Mike Magidson, réalisateur ; Luc Martin-Gousset, producteur ; Marielle Macé, historienne de la littérature ; Pierre Mazeaud, alpiniste, président honoraire du Conseil Constitutionnel ; Reinhold Messner, alpiniste ; Barbara Métais-Chastanier, autrice et dramaturge ; Maurine Montagnat, glaciologue ; Luc Moreau, glaciologue ; Baptiste Morizot, philosophe ; Jean-François Noblet, naturaliste ; Francis Odier, président France Nature Environnement Isère ; James Pearson, grimpeur ; Arnaud Petit, alpiniste ; Alessandro Pignocchi, auteur de bandes dessinées ; Eric Piolle, maire de Grenoble ; Sylvain Piron, historien ; Axelle Red, chanteuse ; Olivier Remaud, philosophe ; Elisabeth Revol, alpiniste ; Jean-Marc Rochette, auteur de bandes dessinées ; Liv Sansoz, alpiniste ; Cédric Sapin-Defour, écrivain ; Marc-André Selosse, Muséum national d’histoire naturelle (Paris), Gdansk University (Pologne), Kunming University (Chine), membre de l’Académie de l’agriculture ; Charles Stepanoff, anthropologue ; Hubert Tournier, ornithologue ; Christian Trommsdorff, alpiniste, coprésident du Groupe de haute montagne ; Sarah Vanuxem, juriste ; Julien Vidal, auteur ; Patrick Wagnon, glaciologue ; Estelle Zhong-Mengual, historienne de l’art ; Collectif La Grave Autrement ; Mountain Wilderness ; Collectif Abrakadabois NDDL (Loire-Atlantique) ; Réseau des Crefad (Centre de recherche, d’étude de formation à l’animation et au développement) ; Collectif de paysans-forestiers de Treynas (Ardèche).
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