Je donne en ce moment deux cours d’anthropologie à la faculté de Droit de l’Université catholique de Lille : « Anthropologie culturelle », depuis 2019 et « Grands courants de l’anthropologie », depuis l’année dernière.
J’ai déjà présenté ici sur le blog, la retranscription de certaines de ces leçons. J’ai ajouté à cela le texte des leçons en histoire de l’anthropologie que j’avais données de 1977 à 1979 à l’Université libre de Bruxelles à l’intention d’étudiants en sciences sociales, ainsi qu’un ensemble de réflexions sur l’histoire de l’anthropologie qui furent publiées au début des années 1980 dans la revue L’Homme. J’ai également traduit à l’intention des lecteurs du blog, de nombreuses notes en anglais datant des années 1977 à 1984, époque où j’étais étudiant thésard puis jeune enseignant à l’Université de Cambridge, où je bénéficiais d’un accès privilégié aux archives du Haddon Museum. J’ai enfin complété par les chroniques mensuelles consacrées à l’anthropologie que j’ai livrées à la revue L’Âne de 1984 à 1988.
Tout cela constitue un vaste matériau à partir duquel brosser, comme je vais le faire maintenant, un portrait synthétique de ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropologie, et qui fut diversement appelé à différentes époques et dans différents pays « ethnologie », « anthropologie sociale », « anthropologie culturelle ».
L’anthropologie date d’un peu plus de deux siècles si l’on lui choisit pour date de naissance la fondation à Paris de la Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804), dont l’un des membres était Joseph-Marie Degérando (1772-1842), l’auteur en 1800 des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages, qui servirent de manuel à François Péron (1775-1810) pour le guider lors de ses contacts avec les habitants de la Terre Napoléon, région côtière de l’Australie connue aujourd’hui sous l’appellation de « golfe Saint-Vincent ». Alors qu’il était enregistré au rôle de l’équipage en tant que « biologiste », Péron s’était attribué de sa propre autorité un autre titre : celui d’« anthropologiste ».
Plus de deux siècles, voilà qui justifie un bilan, d’autant que Claude Lévi-Strauss (1908-2009) posait déjà aux environs des années 1950, il y a donc soixante-dix ans, la question de la disparition de l’objet même de l’anthropologie, l’inventaire et la description de peuples inconnus de « Sauvages » et de « Barbares » étant alors pratiquement achevés. Une période s’ouvrait alors d’exploration par les méthodes de l’anthropologie des communautés les plus traditionnelles au sein de notre propre société. Marchant sur les traces du travail de terrain de Jeanne Favret-Saada consacré, quelques années auparavant (1969-71), à la sorcellerie dans le bocage mayennais, ma propre « anthropologie économique de l’Île de Houat » (1973-74) fut à cette époque l’une des contributions à cette nouvelle tendance. Mes travaux anthropologiques suivants, consacrés aux populations de pêcheurs nomades du littoral s’étendant du Libéria au Congo, effectués alors que j’étais en poste aux Nations-Unies, puis consultant pour cette organisation, s’apparentent davantage à l’anthropologie de type classique.
Le destin de l’anthropologie fut étroitement lié à celui de la colonisation et de la décolonisation. Les administrateurs réclamaient des études relatives aux populations à administrer. Les anthropologues les leur fournirent. Études qui étaient alors enseignées dans ces « instituts de sciences coloniales » où était assurée la formation des fonctionnaires s’apprêtant à prendre leur poste dans les colonies.
Mais n’importe qui ne s’intéressait pas à ces populations à étudier : seulement ceux qu’une sympathie personnelle pour l’Autre poussaient à se rapprocher de lui, voire vouloir véritablement partager sa vie. Le paradoxe fut alors que plusieurs générations d’administrateurs coloniaux furent formés par des hommes et des femmes qui désapprouvaient foncièrement l’entreprise coloniale. « Anticolonialisme de bons sentiments », telle est la façon dont on pourrait qualifier globalement l’éthique de la profession d’anthropologue au cours de ses deux siècles d’existence. Il faut le dire : à ce point soucieux d’offrir une bonne image des populations étudiées, les anthropologues en produisirent des portraits souvent biaisés, à ce point que l’on vit apparaître dans les années 1970 et 1980, les études d’anthropologues dénonçant comme l’œuvre de faussaires, les travaux de leurs prédécesseurs sur un terrain particulier. L’image de Franz Boas (1858-1942) et de Margaret Mead (1901-1978) en particulier, en fut particulièrement atteinte. Paradoxalement, le premier à dénoncer dès les années 1930 la falsification délibérée fut Gregory Bateson (1904-1980), qui serait le mari de Margaret Mead. Sa dénonciation ne lui fit pas que des amis : il fut proprement éjecté de la profession.
Le scandale avait commencé en 1967 quand avait paru à l’initiative de sa seconde épouse et veuve, le journal de terrain de Bronislaw Malinowski (1884-1942). On y trouve des phrases dévastatrices, susceptibles de jeter le doute aussi bien sur les motivations des anthropologues que sur l’objectivité de leurs recherches, telle celle-ci : « Je vois la vie des indigènes comme entièrement vide d’intérêt et d’importance, quelque chose d’à ce point éloigné de moi que la vie d’un chien » (Malinowski, Bronislaw, A Diary in the Strict Sensé of the Term, London : Routledge & Kegan Paul 1967 : 167).
Sans que la chose leur apparaisse avec clarté, la représentation idéale qui a sous-tendu la profession d’anthropologue a été celle d’une planète Terre conçue comme un vaste parc naturel où l’ensemble des populations « sauvages » continueraient de vivre dans un présent éternellement préservé comme au temps où l’Occident avait découvert leur existence, entourées des animaux eux aussi « sauvages » contre lesquels elles avaient à se défendre. Cette image idyllique vise bien entendu à éliminer du tableau la sauvagerie véritablement observée elle dans l’attitude qui fut celle de l’Occident dans ses contacts avec le reste du monde. Mais elle est idyllique aussi dans la mesure où elle ignore délibérément la violence réelle des sociétés autres ainsi que leur caractère intrinsèquement instable dû à leurs guerres incessantes, à la brutalité de leurs membres les uns envers les autres, ainsi qu’à leur tendance à détruire entièrement leur environnement naturel en quelques générations seulement, ceci expliquant par exemple la succession rapide des civilisations en Amérique centrale. Allant à l’encontre de mythes bien établis, ce ne sont pas nécessairement des sociétés en équilibre que l’Occident découvrit ailleurs. S’il est incontestable qu’il pilla l’Afrique et les Amériques, il n’en est pas moins vrai que (comme l’affirment avec une mauvaise foi consommée les partisans de la colonisation, parce que telle n’était pas leur principale motivation, laquelle était le pillage) l’Occident leur apporta cependant véritablement la paix.
On ne s’étonnera pas que l’Âge d’Or de l’anthropologie n’ait pas été comme on l’imagina au XXe siècle, celui-ci, mais le XIXe, moment où convergèrent la découverte en masse par l’Occident de nouvelles populations inconnues, sans contact préalable avec lui, et les interrogations d’intellectuels, médecins, philosophes, juristes et autres, sur qui était cet Autre, et qui nous étions nous par rapport à lui.
On ne s’étonnera pas non plus que les anthropologues étant en petit nombre, certaines des questions fondamentales de leur discipline aient été résolues au fil des ans par des spécialistes d’autres domaines. On trouve ainsi parmi la demi-douzaine de figures marquantes de l’anthropologie, Émile Durkheim (1858-1917), le fondateur de la sociologie, et le philosophe Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939). La réaction alors de certains anthropologues de juger que puisque ces questions majeures à leur problématique avaient été résolues par des étrangers à la profession, elle n’étaient nécessairement pas centrales, était indigne et fut dommageable à l’anthropologie.
Chaque anthropologue a bien sûr eu un parcours propre et on ne s’étonnera pas là non plus qu’il sera beaucoup question dans cet ouvrage des vues de deux de mes maîtres, Claude Lévi-Strauss et Edmund Leach (1910-1989) ainsi que du maître de ce dernier : Bronislaw Malinowski (1884-1942). On s’étonnera peut-être qu’une figure centrale à ma réflexion soit W. H. R. Rivers (1864-1922), un anthropologue dont il a été dit à très juste titre qu’« il fit de l’anthropologie une science », mais dont le nom n’apparaît pas même dans deux histoires récentes de l’anthropologie (Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Le Seuil 2006 ; Florence Weber, Brève histoire de l’anthropologie, Flammarion 2015). Pourquoi cette divergence ? Sans doute parce que si l’anthropologie comme récit de voyages et répertoire de coutumes exotiques n’a jamais manqué de lecteurs, celle qui aura été une science authentique aura suscité un intérêt bien moindre. Je tenterai donc aussi de réparer une injustice.
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