En deux parties.
Lorsqu’ils assistèrent le 24 septembre 1977 à une conférence qui deviendrait fameuse, intitulée « Si vous jugez ce monde mauvais, vous devriez voir certains des autres » (1995 : 233-258), les auditeurs présents dans une salle comble de l’hôtel de ville de Metz imaginaient entendre un auteur de science-fiction évoquer ses livres. Au lieu de cela, ils furent confrontés à un gourou leur expliquant ce que Jésus de Nazareth entendait dire quand il avait affirmé : « Mon royaume n’est pas de ce monde », à savoir qu’il existe un monde parallèle au nôtre où nous pouvons rejoindre Dieu par un simple glissement latéral, à condition bien sûr que nous en exprimions le désir, et que Dieu réponde à notre souhait par un geste charitable de sa part. Il n’y avait en ce temps-là que les initiés à connaître Philip Kindred Dick (1928-1982), peut-être le plus fameux aujourd’hui des auteurs de science-fiction, mais fêté à cette époque par les seuls aficionados de ce genre littéraire.
Dick ne connaîtrait la gloire auprès des jeunes de 7 à 77 ans qu’à titre posthume, grâce à l’adaptation au cinéma de ses nouvelles et de ses romans, souvent par les plus réputés des metteurs en scène : « Blade Runner » de Ridley Scott sorti peu de temps après la mort de Dick en 1982, mais dont celui-ci eut encore l’occasion de voir des rushes, puis « Total Recall » de Paul Verhoeven en 1990, « Minority Report » de Steve Spielberg en 2002, « A Scanner Darkly » de Richard Linklater en 2006, et d’autres encore.
Le statut d’auteur de science-fiction n’était pas pour autant véritablement au goût de Philip K. Dick : il lui était douloureux que les manuscrits de ses romans de facture classique soient rejetés par les maisons d’édition. Il consacrait les périodes de stabilité relative de sa vie, le plus souvent les premières années de ses mariages successifs, dont il eut cinq, à la rédaction de fictions dont une seule fut publiée de son vivant : The Confessions of a Crap Artist, rédigé en 1959, et finalement publié en 1975 ; porté à l’écran par Jérôme Boivin en 1992, sous le titre de Confessions d’un barjo.
Dans sa conférence de Metz en 1977, Philip K. Dick, déclara entre autres ceci : « Une fois que l’idée a émergé, ou est apparue, ou est née – quelle que soit la manière dont de nouvelles idées viennent à exister – le romancier se dit : ‘Mais oui, comment ne me suis-je pas rendu compte de cela il y a bien des années ?’ Vous aurez noté l’expression ‘se rendre compte’. C’est le concept-clé. L’auteur est tombé sur quelque chose de neuf qui, tout ce temps, était déjà là quelque part. En vérité, l’idée a simplement fait surface. C’était, de toute éternité. Il ne l’a pas inventée, ni même découverte ; dans un sens très réel, c’est elle qui l’a trouvé lui […] il ne l’a pas inventée, tout au contraire : cela l’a inventé lui. C’est comme si l’idée l’avait créé en vue d’atteindre ses propres objectifs » (1995 : 233). Et il préciserait quelques minutes plus tard : « Il arrive que l’auteur de fiction écrive davantage que ce qu’il sait consciemment » (ibid. 244).
Nombreux ont été les auteurs avant Dick pour exprimer ce sentiment de l’écrivain agi par une puissance externe ayant pris possession de lui et l’ayant utilisé comme un truchement, comme un simple instrument. Un ami à moi avait publié un livre devenu le point focal d’une controverse agitant l’opinion. Pour me remercier de l’avoir appelé « au bon moment », m’avait-il dit : celui où son découragement était à son comble, il m’avait invité à dîner et c’est durant ce repas qu’il m’avait confié : « Ce livre, tu sais, ce n’est pas moi qui l’ai écrit : c’est mon lignage qui m’a tenu la main et a guidé ma plume ». Je comprenais ce qu’il me disait, comme je comprends ce que Dick voulait dire quand il affirmait que c’était « comme si l’idée l’avait créé en vue d’atteindre ses propres objectifs ». Il m’est arrivé moi aussi de me dire : « Toutes tes écritures n’auront servi qu’à une seule chose : mettre à jour quelques points ici et là chez Aristote. Guider la main d’Aristote et la tienne propre ensuite (pour quelques codicilles à son texte), relève d’un seul et même projet, manifestation de quelque principe indéchiffrable ».
Mais une explication plus exactement circonscrite fut offerte par Dick au cours de cette conférence sur qui précisément est en train d’écrire quand il écrit et pourquoi il écrit, laquelle était davantage surprenante : « Le mieux que je puisse faire […] est de jouer le rôle de prophète, de ces anciens prophètes, et d’oracle comme la sibylle de Delphes… » (1995 : 256-257). Et il ajouterait en une autre occasion : « Je suis engagé dans l’une des plus importantes quêtes qu’un humain puisse entreprendre : rien moins qu’une mise à jour du concept de la divinité » (BBC 1994). Un commentaire que l’on rapprochera de la proclamation ultime d’Ubik, la divinité à la manœuvre en coulisse dans le roman éponyme (1969), après qu’au fil du roman elle s’est fait passer d’abord pour un soda, une marque de café, un déodorant, un plat préparé, un condiment, un produit d’entretien, et ainsi de suite : « Je suis Ubik. Avant que l’univers ne soit, je suis. J’ai fait les soleils. J’ai fait les mondes. J’ai créé les vies et les lieux qu’elles habitent ; je les déplace ici ; je les mets là. Elles vont comme je dis, elles font ce que je leur dis. Je suis le verbe et mon nom n’est jamais prononcé, le nom que personne ne connaît. On m’appelle Ubik, mais ce n’est pas mon nom. Je suis. Je serai toujours » (Dick [1969] 1991 : 215).
« Mon rôle est celui de prophète », la chose passa inaperçue à Metz, même si la conférence tout entière progressait inéluctablement vers l’aveu d’un tel crédo. Il ne s’agissait pas là d’une métaphore : Dick se situait comme un prophète dont la mission est celle de porte-parole de son dieu et, en écrivant de la science-fiction, il s’acquittait d’un devoir. Toutefois, précision essentielle de sa part : il ne s’agissait dans ses textes ni de science, ni de fiction : les récits qu’il couchait sur le papier étaient ceux d’aventures qu’il avait vécues, dans des mondes parallèles.
L’histoire a retenu cette affirmation qu’il ne s’agissait pas de fiction selon lui, et en a tiré la conclusion que le malheureux était fou, et que ce qu’il décrétait avoir été des événements vécus par lui avaient été autant d’hallucinations. Pas étonnant du coup que sa profession de foi à l’époque, qu’il était prophète, ne fut pas rejetée mais pas même relevée, pas même entendue.
Mais bien d’autres éléments sont là, faisant douter du bien-fondé du diagnostic de « fou » porté sur Dick, et en particulier sa propre évaluation d’un tel diagnostic. Mais il faut pour cela, opérer un détour.
Alors que les textes de Dick qualifiés de « science-fiction » se déroulent dans un futur situé le plus souvent à une trentaine d’années de distance, plusieurs de ses récits se passent en ce moment-même, et méritent à plus juste titre que le label de « science-fiction », celui de « théologie-fiction ». C’est le cas en particulier de « VALIS » (1981) et de « The Transmigration of Timothy Archer » (1982), deux ouvrages où il n’est question en fait que de théologie, un label que l’auteur revendiquait puisque Dick écrivait en ce sens dans VALIS : « L’époque de la drogue était révolue, et chacun s’était trouvé un rôle dans une nouvelle obsession. Pour nous, cette nouvelle obsession, grâce à [Philip K. Dick], était la théologie » (Dick [1981] 1991 : 29).
J’ai mis « Philip K. Dick » entre crochets car dans VALIS, l’auteur se met en scène sous le pseudonyme constitué d’une traduction humoristique de son nom : « Horselover Fat », soit « Ami-des-chevaux Gros ». Ami des chevaux étant l’étymologie du nom grec Philippe (phil – hippos), tandis que gros est la traduction de l’allemand « dick ».
VALIS est l’acronyme de « Vast Active Living Intelligence System » : vaste système actif d’intelligence vivante, un ouvrage où Dick se met doublement en scène : une première fois en tant que Philip K. Dick, narrateur de l’ouvrage, et une seconde fois en tant que ce personnage de roman affublé du nom cocasse de Horselover Fat. Il est écrit en page 11 : « Je suis Horselover Fat, et j’écris ceci à la troisième personne pour parvenir à une objectivité bien nécessaire ».
Particularité tout à fait remarquable de cet ouvrage : la dissociation extrême que nous observons entre ces deux personnages : le Philip K. Dick narrateur évoquant en troisième personne le Philip K. Dick personnage central du roman.
Ainsi, les faits et gestes, d’une part, les façons de penser, d’autre part, de Horselover Fat rapportés dans VALIS reflètent fidèlement ce que l’on sait par les témoignages d’époque de la manière dont Dick se comportait quand il rédigeait ce livre en 1978, à savoir comme un malade mental affirmant recevoir des instructions d’origine céleste par le biais de faisceaux lumineux roses, et convaincu d’avoir vécu quatre ans auparavant une double expérience simultanée d’auteur vivant en Californie et de martyr chrétien des premiers temps (il affirmait ainsi avoir vécu, comme étant la sienne propre, la décapitation de Jean-Baptiste).
Mais en contrepoint de ce Horselover Fat, nous avons affaire à un narrateur qui évoque ce personnage d’un ton goguenard et souvent avec condescendance, comme un fou prêt à attribuer à des épisodes banals de la vie quotidienne, une signification mystique au sein d’une chronologie apocalyptique de réalisation prochaine du royaume de Dieu sur terre, un bouffon ayant essentiellement besoin d’aide. Il est ainsi écrit en page 17 de VALIS : « Horselover Fat glissait par degrés dans la folie. J’aurais souhaité pouvoir l’aider ».
L’explication que donne Dick de la folie de son alter ego Horselover Fat est la déchéance qu’a entraînée une addiction à la drogue sur un nombre prolongé d’années. Le narrateur écrit ainsi : « Une question à laquelle nous avons dû apprendre à faire face pendant la décennie de la drogue était : « Comment annoncer à quelqu’un que son cerveau est grillé ? » La question était maintenant passée dans le monde théologique de Horselover Fat comme un problème à résoudre par nous, ses amis. Il aurait été simple de relier les deux dans le cas de Fat : la drogue qu’il a consommée pendant les années 60 lui a cramé la tête dans les années 70 » (Dick [1981] 1991 : 31).
(à suivre…)
Références :
Philip K. Dick, Ubik [1969], New York : Vintage Books 1991
Philip K. Dick, VALIS [1981], New York : Vintage Books 1991
Philip K. Dick, The Transmigration of Timothy Archer [1982], New York : Vintage Books 1991
Philip K. Dick, « If You Find This World Bad, You Should See Some of the Others », Conférence de Metz 1977
https://www.youtube.com/watch?v=strchomt5nc
In The Shifting Realities of Philip K. Dick, New York : Vintage Books 1995, pp. 233-258
Philip K Dick: A Day In The Afterlife, Documentary about the author, Philip K. Dick, BBC Arena 1994
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