Imaginons que deux pays soient les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre au monde, imaginons qu’ils soient également parmi les plus vulnérables au réchauffement climatique, même si de façon différenciée, et imaginons qu’ils soient entrés dans une lutte pour l’hégémonie mondiale… Nous parlons bien sûr des Etats-Unis et de la Chine.
Voici un des plus gros obstacles pour contrer le dilemme du prisonnier face au réchauffement climatique et engendrer de la coopération. C’est aussi un des plus gros obstacles à la décroissance (quantitative) choisie par les Etats pour mettre fin à l’overshoot et revenir dans les limites planétaires. Il s’agit du problème de la puissance politique, liée à la puissance militaire, liée à la puissance économique, liée à la puissance énergétique, liée aux énergies fossiles et nucléaires, dont la densité de puissance est la plus élevée parmi toutes les énergies. Ainsi, géopolitiquement aujourd’hui, il semble qu’un Etat puissant est un Etat polluant. Or les élites politiques d’un pays ont tendance à vouloir en augmenter leur puissance et l’Etat est leur véhicule pour ce faire. Chacun joue dans sa division et les grandes puissances ont en général tendance à vouloir devenir hégémoniques. C’est cette dynamique de recherche de puissance qui explique durant l’histoire la course aux armements, au propre et au figuré. La guerre n’étant que la continuation de la politique par d’autres moyens, et vice versa ! Même le PIB et la taille de la population deviennent géostratégiques.
La puissance est néanmoins un concept relatif en géopolitique : on est plus puissant que quelqu’un d’autre et il suffit d’une différence significative pour être plus puissant. La taille de cette différence est en quelque sorte un « matelas de sécurité » pour pallier toutes les incertitudes quant à la suffisance dissuasive de l’écart avec ses concurrents. Certaines puissances ont des moyens tels qu’elles se permettent, avec leurs seules dépenses militaires, de dépasser grosso modo la somme des dépenses de tous leurs concurrents sur la planète (les Etats-Unis). Difficile de faire mieux en termes de dissuasion.
Le problème de la course aux armements est qu’elle épuise toutes les parties et n’a pas de limite définie. C’est le principe de la « reine rouge », issu d’Alice au Pays des Merveilles. Pour rester premier, quand tout le monde court, il faut conserver son écart avec ses poursuivants. Si ses poursuivants accélèrent, on est forcé d’accélérer pour rester premier. En géopolitique, cela incite les prétendants à l’hégémonie à ne rien lâcher en termes de puissance. Et face au réchauffement climatique, ne rien lâcher équivaut aux effondrements, et à l’augmentation des risques d’extinction.
Comment renoncer aux combustibles fossiles et à la puissance qu’ils offrent sans bousiller la planète ? Le problème n’est pas seulement pour les grandes puissances, il est aussi pour les petits qui voudraient avancer seuls.
Durant l’histoire, les sociétés plus puissantes (thermodynamiquement/physiquement) tendent à absorber les sociétés moins puissantes et à détruire leur mode de vie « moins puissant ». C’est presque une loi nécessaire de l’évolution, toutes choses égales par ailleurs. La puissance implique la capacité de détruire ce qui est moins puissant. Sur une longue période et avec d’infimes variations, une simulation (par exemple de Monte Carlo pour les experts) montrerait probablement que les unités puissantes tendent à détruire et absorber les unités moins puissantes. Il suffit d’une génération de leaders belliqueux dans l’unité la plus puissante pour absorber une unité moins puissante qui avait profité jusque-là de voisins pacifiques. A long terme, y compris en biologie, la puissance métabolique est un argument massue (même si pas le seul nous le verrons).
Comme pour le désarmement nucléaire, face au réchauffement climatique et ses implications implacables envers la réduction de voilure économique, personne ne veut être le premier à ranger son flingue dans son étui. L’être humain étant ce qu’il est, on ne peut espérer qu’abaisser lentement, parallèlement, chacun son arme en observant rigoureusement à quelle hauteur son ennemi tient encore son flingue. C’est la logique de fonctionnement des traités internationaux de désarmement ou de limitation des armes nucléaires. Tenons-nous par la barbichette pour nous désarmer ensemble. C’est aussi, in fine, la logique de l’Accord de Paris sur le Climat : que chacun dépose son flingue sur la table et propose ses réductions d’émissions aux yeux de tous.
On trouve alors ici un argument stupéfiant : les décroissants (du moins ceux qui pensent que la seule manière de mettre fin à l’overshoot est la réduction de voilure de l’économie mondialisée d’un point de vue quantitatif), par réalisme, devraient examiner la question de la défense militaire avec une grande attention, voire même considérer l’option de l’arme nucléaire. Pourquoi ? Pour ne pas se faire bouffer par leurs voisins croissantistes pardi ! Et pourquoi diable lier décroissance et arme nucléaire ? Parce que l’arme qui a le plus la capacité de décorréler la puissance économique (donc l’énergie fossile) et la puissance militaire étant l’arme nucléaire, une nation décroissante pourrait y voir une manière de rester souverainement décroissante face à ses voraces voisins.
Le problème a un caractère hologrammique, c’est-à-dire qu’il se reproduit à toutes les échelles. Un petit village décroissant pourrait se féliciter d’avoir atteint la soutenabilité dans les limites de la planète, et même un certain confort de vie ma foi tout à fait satisfaisant… pour être ensuite coupé en deux par une belle autoroute à quatre bandes construite par l’Etat souverain sur le territoire duquel le petit village décroissant a eu le malheur d’espérer sa tranquillité. Faute d’avoir la puissance pour s’opposer à la puissance publique de l’Etat, les petites initiatives de transition sont toujours susceptibles d’être dévorées par la puissance qui les domine.
Au niveau individuel également, le problème de la reine rouge est prégnant : si je renonce au téléphone mobile et aux réseaux sociaux en décélérant, en décroissant, je cours le risque d’être isolé de « là où ça se passe » et même de ne plus être invité du tout. Désormais, pour rester « dans le coup » d’un point de vue individuel, dans ses relations sociales, une course technologique s’est engagée qui augmente l’empreinte écologique de la vie sociale. On ne semble plus s’y retrouver que si toutes nos relations décident ensemble de « désescalader ». Avant, on se donnait rendez-vous à un endroit donné à une heure donnée et … la plupart du temps ça fonctionnait !
Cela nous amène, en revenant à la géopolitique, à des considérations gênantes qui ne doivent pas effrayer le prospectiviste (qui n’est jamais responsable des prolongations de tendance qu’il soumet à la réflexion collective).
Si vis pacem para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre, disaient les anciens Romains… On pourrait dire aujourd’hui peut-être « si vis decrescientam para bellum » ?
Comme les armes nucléaires présentent certains inconvénients équivalents au réchauffement climatique en termes de hausse de la probabilité d’effondrements et d’extinctions, il y a lieu toutefois de dépasser cette conclusion immédiate. Mais on doit bien comprendre que les grandes puissances du monde se regardent et s’observent dans le domaine de l’écologie, du climat, de l’énergie fossile en particulier, si corrélé à la définition actuelle de la puissance géopolitique. Ainsi, comme pour l’armement nucléaire, on voit mal comment ces puissances accepteraient de « baisser les armes » même du seul point de vue économique, afin de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, tant qu’elles n’ont pas la garantie que leurs rivaux feront de même et qu’elles pourront le vérifier en permanence.
Si d’aventure un bloc continental voulait avancer seul (un peu comme l’Union européenne), il devrait alors être capable, faute d’accord explicite, d’imposer aux autres blocs continentaux le respect de conditions de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. C’est pourquoi l’Union européenne parle par exemple de « carbon border adjustment », un système qui imposerait une fiscalité climatique aux produits et services vendus sur le sol européen, par des pays qui ne seraient pas engagés suffisamment à réduire leurs propres émissions.
Enfin, renversons la table pour maintenir la tension dialectique insoutenable qui nous occupe. Nous avons dit que même d’un point de vue biologique, les métabolismes élevés (comme les mammifères) ont semble-t-il gagné sur les métabolismes plus lents (les reptiles, les dinosaures). Mais est-ce si vrai ? Il y a des exceptions. Lorsque les ressources du milieu s’amenuisent drastiquement, les métabolismes les plus gigantesques et les plus élevés sont les premiers à périr, faute de pouvoir réduire la voilure. Tandis que les métabolismes disons plus « végétatifs », de par l’excellence de leur efficience à transformer la moindre goutte d’énergie en vie, prospèrent dans la rareté. Ce raisonnement pourrait donc donner un avantage aux pays « décroissants » par rapport à ceux qui maintiennent leur métabolisme croissantiste. A ce moment, dans une telle contrainte écologique, il se pourrait bien que la géopolitique s’aligne avec l’écologie, et qu’on n’ait plus besoin d’arme nucléaire pour dissuader les ogres. Les Etats les moins résilients seraient tellement ravagés et incapables de soutenir leurs processus économiques que les Etats sobres n’auraient plus beaucoup de soucis à se faire.
Mais tout ceci n’est (encore) que de la fiction prospective…
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