Cher Monsieur Jorion,
Je tenais à vous remercier pour toutes les réflexions par lesquelles vous avez ces dernières semaines alimenté votre blog. Elles m’accompagnent dans mes propres questionnements et m’orientent largement.
Vos articles sur le totémisme m’aident à comprendre l’écart entre la théorie classique et la reformulation qu’en fait Philippe Descola. Ceux sur la nouvelle théorie monétaire offre l’occasion d’un questionnement sur un autre terrain que celui européen où se dessine à l’horizon une discussion sur l’annulation des dettes menée par l’école de Gaël Giraud. J’ai trouvé salutaire ce rappel historique détaillé sur la question des Ouïghours (« rappel » est bien grand mot, j’ignorais presque tout). Le thème de la bascule du centre de gravité qui influence l’Europe correspondant à l’entrée dans l’ère du « monde d’après » (bien que ça ne soit pas l’après covid mais l’après des illusions) est tout à fait éloquent. De plus vos lecteurs donnent également plein d’apports très intéressants, liens et commentaires, sans parler des analyses des chroniqueurs comme Timiota par exemple.
J’ai senti le relais fait sur votre blog de mes derniers messages comme un encouragement et une mise du pied à l’étrier et ça m’a vraiment porté. J’ai l’impression aussi surtout de prendre la mesure de l’importance des enjeux ainsi que de l’ampleur de mon impréparation. La nécessité d’approfondir les sujets avant de prendre la parole m’encouragerait plutôt au silence. J’avais essayé dans la suite de votre intervention sur le papier de France Culture d’écrire sur l’état de la presse en m’improvisant médiologue, mais je ne suis pas à la hauteur de la tâche.
Par exemple votre papier sur Orwell m’a fait penser à un autre papier dans la Revue des livres de Lordon sur Michéa (en juillet 2013), où il était très sévère (l’article « Impasse Michéa » est actuellement accessible sur le site de Contre Temps). C’était l’époque où Jean-Loup Amselle avait écrit son livre sur les rouges bruns, et il s’en prenait de mémoire dans un chapitre à Lordon, Taddei, etc. J’avais vu cette chronique comme une manière de se démarquer de ceux qui pouvait plus facilement récupérable par le FN. J’ai l’impression que la fragmentation de la gauche risque d’être durable. J’ai surtout peur de ce que signale le concept « rouge brun », même si les boucs-émissaires sont souvent ici des diversions pour essayer de ne pas soi-même être accusé. Vos prises de positions sont courageuses contre les dérives victimaires qui inhibent des énergies qui voudraient aider à l’émancipation. Et votre encouragement à relire la pensée de gauche et à tirer les conséquences des errances des transfuges se présente à moi comme un chantier monumental mais nécessaire. J’ai par ailleurs écouté les deux débats de Taddei sur et avec les Le Pen (Marine et Marion) là encore, je suis assez effrayé car elles paraissent de plus en plus présentables/présidentiables (en plus Marion Le Pen cite Gramsci).
Sur la question de la Chine, puisque j’ai été embarqué dans des débats autour de cela récemment, j’ai lu deux choses qui m’ont fait réfléchir :
a. l’excellentissime tract de crise de Barbara Stiegler. Son idée critique que nous serions « en Pandémie » au sens d’immergé dans un continent mental, me semble assez bien correspondre à l’imaginaire huntingtonien des blocs civilisationnels qui s’entre-choquent. Je la trouve très légitime à se scandaliser de ce qu’on ne se révolte pas contre l’encouragement au civisme à l’asiatique étant donné que l’on nous vend ici un fantasme d’ordre qui doit être d’ailleurs très différent de la réalité. D’autre part, ça cadre assez bien avec votre crainte que la condamnation superficielle et épidermique des agissements du gouvernement chinois soit le signe d’une impuissance à contrer une influence qui va finir à s’imposer. Je pense aussi à la démonstration de la perte de démocratie, rendue invisible du fait de l’ignorance des court-circuits fait à la tradition républicaine : création de comités de santé ad hoc conçus pour légitimer les décisions. D’autre part, l’usage des nudges semble important des techniques de psycho-pouvoirs mis en oeuvre par les entreprises privées en vue de leur publicité plutôt que de n’inventer des réponses politiques à ces détournements attentionnels de ce qui devrait se déployer dans un débat.
b. le livre de Jean-François Billeter Demain l’Europe. Il parle d’un double discours de la Chine. Discours clairement anti occidental à l’intérieur de l’Empire du Milieu et plus ambigu et dissimulé à l’extérieur. Il semble que ce livre datant de 2018, soit dépassé sur ce point : je ne sais pas dans quelle mesure la sortie de Raphaël Glucksman a incité les dirigeants chinois à dire tout haut ce que l’on aurait dû penser tout bas, mais maintenant au moins les choses sont claires : condamner ne suffit pas pour être du bon côté (sauf à considérer une opération de disqualification personnelle comme un acte politique victorieux).
Je retiens aussi de ce livre, des analyses qui pensent l’héritage juridique romain comme réactualisable. Il le fait à partir du livre de Milner qui m’avait paru aussi très éclairant (Relire la Révolution) : l’usage qu’en fait le sinologue concerne prioritairement la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ainsi que la différence entre deux conceptions de la révolution (celle de Robespierre et celle Saint-Juste). Mais le psychanalyste mène aussi dans ce livre en introduction une analyse de la forme « évènement » à propos du 11 septembre. Aussi, je me demande dans quelle mesure, ce nouveau rapport à l’histoire n’est compréhensible à travers la synthèse des traditions occidentales et orientales qui s’opère en Chine.
Je sais que plusieurs des thèses du tract de Barbara Stiegler sont dans leur lettre différentes de vos positions (notamment sur le numérique dans l’enseignement, outil par lequel vous arrivez à faire un enseignement d’anthropologie et à mener une activité de recherche qui relève à mon avis de la recherche-action). Néanmoins, j’ai le sentiment que sur les points où vous semblez vous opposer vous ne parlez en réalité pas de la même chose et que sur le fond vous êtes d’accord.
Par ailleurs, en vous entendant parler de l’outil de la planification qui est utilisé en Chine et dont les politiques publiques occidentales se sont privées (on pourrait dire que c’est la préférence pour le flux sur le stock dont parle Barbara Stiegler pour décrire l’injonction à l’adaptation néolibérale), je me souviens d’une remarque de Michéa dans notre Ennemi le Capital disant que les grandes entreprises comme Amazon utilisait la planification alors qu’elles s’opposaient à celle des états. Un reportage arte sur la firme m’a convaincu que le premier problème qu’elle pose n’était pas qu’elle soit monopoliste, mais qu’elle entende contrôler l’infrastructure et en réguler l’accès. Serait-ce jouer le rôle d’infra structure à un niveau international ? Elle serait aidée de Wall Street pour vendre à perte et étouffer tous les concurrents. Serait-ce le type réseau à quoi la route de la soie utilisant une stratégie plus centralisée essaie de faire contrepoids ?
Merci aussi pour l’excellent cours d’épistémologie des mathématiques, et le rappel de votre travail avec votre maître, Sir Edmund Leach !
Un dernier point à propos du totémisme : en vous lisant sur la catégorisation par 8 (dernier billet), j’ai repensé à une remarque qui m’avait été faite je crois dans le sillage d’une opposition entre le Japon et l’occident sur la culture de la honte et la culture de la culpabilité (thème déjà posée par Dodds comme différence entre les Grecs anciens et le christianisme romain ; j’ai oublié le contexte, mais j’ai entendu plusieurs fois l’idée, bien que je sois dubitatif sur sa validité) : la psychanalyse ne pourrait pas fonctionner au Japon du fait de l’organisation sociale, et de la méfiance quant à l’ego dans ce type de culture. J’ignore si la pensée japonaise est totémique, et si la Chine est réfractaire à la psychanalyse. Mais je me demande si ces cloisonnements catégoriels de la pensée totémique n’est pas une façon d’induire des associations d’idées, à un niveau que Bernard Stiegler dirait peut-être transindividuel (je pense à ce fameux schéma des spirales emboitées qui devait être expliqué à la fin de son œuvre « le technique et le temps » comme la clé du chiffre). Si c’était le cas, est-ce qu’il ne faudrait pas s’attendre à une architecture du web qui serait complètement différente en Chine et en occident. Elle partirait du principe que les idées ne se connectent pas dans nos têtes, mais s’entrelacent dans le monde (alors que nous, nous y venons). Tout ça est assez embrouillé dans mon esprit, mais je me dis que c’est là le contraire d’un modèle du type « contagion des idées » qu’expose Dan Sperber dans le livre éponyme. Celui-ci correspond plus en effet au type de réticularité qu’on a matérialisé dans les graphes d’opinions qui rendent compte des influenceurs sur le web et par voie de conséquence aussi au web lui-même qu’ils cartographient.
très bonne fin de week-end,
amicalement,
CG
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