Le Petit Journal illustré du 20 Novembre 1904 : Le Dalaï-Lama de Lhassa fuit la domination anglaise
Les Anglais, gens actifs, sinon scrupuleux, savent diriger les actes de leur politique extérieure avec un esprit d’à-propos qu’aucune considération sentimentale ne saurait affaiblir. Leur « raid » au Thibet en est un nouvel exemple éloquent.
Seuls, les Russes eussent pu s’opposer au coup de main que, de longue date, les fils d’Albion projetaient sur l’immense région thibétaine, encore si peu connue; dont Lhassa est la capitale. Or, les Russes se trouvant suffisamment occupés en Mandchourie, l’Angleterre, sans s’arrêter à de vains scrupules, a saisi l’occasion propice de se jeter sur ce pays. Le colonel Younghusband, à la tête de contingents anglais, se mit en route vers Lhassa, à l’effet d’imposer la domination britannique au Dalaï-Lama, qui règne en cette cité des moines.
Le 25 Juillet dernier, les Anglais franchissaient le Brahmapoutre : le 1e Août, ils étaient en vue de Lhassa ; le 3, l’expédition entrait dans la ville sainte.
Peu de coups de fusil avaient été tirés contre elle par les troupes thibétaines. Mais la tactique du Daïla-Lama de Lhassa, grand-prêtre bouddhique, n’en était pas, cependant, plus favorable à l’influence anglaise. Pendant toute la marche de l’expédition, il avait envoyé au colonel Younghusband message sur message pour l’adjurer de ne pas pénétrer dans sa capitale. Le colonel n’en ayant tenu aucun compte, le Dalaï-Lama se refusa formellement à entrer en négociations avec lui. A l’approche des Anglais, l’homme-Dieu quitta la ville sainte et se réfugia dans un monastère, à une vingtaine de milles de Lhassa. Mais, se trouvant encore trop près des envahisseurs et ne voulant à aucun prix subir leurs exigences, il a pris la détermination de quitter le Thibet et de se réfugier en Mongolie. C’est ainsi que notre gravure de première page le montre en route – en fuite pourrait-on dire – avec sa suite. Il se rend, près d’Ourga, au couvent de Ghendane, où il sera à l’abri des menées de l’ambitieuse Angleterre.
Cette fuite a bouleversé d’abord tous les projets des Anglais. Ce n’était pas tout d’avoir pris Lhassa: il fallait encore régulariser la situation. Or, le Grand-Lama ne voulait pas traiter, et les Anglais, s’ils tenaient à imposer leur influence, se refusaient à la conquête effective.
Cette fois encore, les scrupules, d’ailleurs, n’arrêtèrent pas longtemps les envahisseurs. Ils trouvèrent aisément un bonze ambitieux pour constituer un conseil de régence et signer un traité.
Reste à savoir comment le peuple thibétain, si attaché aux choses de sa religion, si respectueux de l’autorité de son grand pontife, accueillera les termes d’un traité conclu en dépit de sa volonté, d’un traité signé avec les envahisseurs impitoyables qui ont, de leur présence impure, déshonoré Lhassa, la cité défendue ?…
Quant à la diplomatie européenne, elle ne semble pas s’être autrement émue, de cette violation flagrante des traités, de cette audacieuse atteinte à l’intégrité de l’empire chinois, dont, ne l’oublions pas, le Thibet est une des provinces principales. Un de nos parlementaires demandera-t-il compte à M. Delcassé de son silence et, de son désintéressement dans cette importante affaire ? Est-il besoin de lui rappeler que la France, à son tour, est en droit d’exiger une compensation en Extrême-Orient.
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