J’ai commencé à lire ce dossier (Papiers : Quelle est la priorité des priorités pour la gauche ?) normalement puis, très rapidement, je me suis surpris à le parcourir en diagonale, à la recherche fébrile d’un peu d’audace mêlée à un minimum de radicalité – partant du principe que la gauche française n’a plus grand chose à perdre dans le contexte de son devenir minoritaire. J’ai été étonné de trouver ce cocktail chez Pierre Carles. Il y a longtemps que je n’avais pas entendu parler de lui et j’en étais resté à des docus un peu lourdingues, voire chiants, et une sorte de positionnement « Monde Diplo / Là-bas si j’y suis » alter-capitaliste passé de mode après la mort de Bourdieu. Agréable surprise !
Je regrette que l’esprit libertaire ne soit pas plus représenté dans cette liste de personnalités ; sa quasi-absence à de rares exceptions près est certainement symptomatique de l’air du temps, faisant passer des staliniens tels que Bernard Friot ou des techniciens programmatistes tels que Jean-Marc Jancovici pour des figures de la radicalité de gauche. Pourtant il n’est toujours pas interdit de penser en dehors des clous ; ce qui – si on appelle un chat un chat dans une société où l’ensemble des énergies et des esprits est canalisé de gré ou de force vers la production de valeur marchande, donc : dont l’existence et la survie ne se trouve justifiée que par la reproduction du capital – implique de penser en dehors des catégories capitalistes ET AUSSI de ses formes sociales principales que sont la valeur, l’argent, la marchandise et le travail. Et pourquoi ne pas non plus s’autoriser à penser en bloc contre la tyrannie de l’économie ?
Evidemment on s’autorise quand même ce genre de chose, au sein d’une minuscule minorité de la minorité que constitue désormais la gauche. Je pense à des gens tels que John Holloway, le « self-loathing economist » Jacques Fradin, les cocos libertaires du Krisis Gruppe et de la revue Exit!, dans les ZAD et aussi chez les anarchistes américains, de Grèce et d’Italie (à titre d’exemples et pour ceux que ça intéresse : Wolfi Landstreicher/Feral Faun, Bob Black, Alfredo Bonanno).
La présence d’au moins une voix anti-capitaliste radicale aurait eu le mérite de permettre au lecteur de prendre connaissance d’autres manières d’agir et de penser, à défaut de convaincre ou même de faire sens. J’ai bien peur que les instigateurs de ce dossier n’aient pas eu eux-même vraiment connaissance de cette existence, ou alors ils ne l’ont peut-être pas jugée nécessaire ; ce qui me laisse songeur car, sur le fond, cela reviendrait à dire que la gauche française « mainstream », de Lordon aux Verts en passant par tout le spectre de la soc-dem, n’a absolument aucune idée de ce qu’elle peut.
Je remarque par-ailleurs dans ce dossier que les implications de la « révolution digitale » des NBIC – que Miguel Benasayag tient pour une véritable rupture anthropologique au même titre que le langage, l’écriture et l’imprimerie -, n’aient pas du tout été prises en compte (ok j’ai dit que j’avais lu en diagonale alors cela m’aura sans doute échappé). Il y a en tout cas là-dedans des enjeux, aussi bien d’ordre pratique qu’éthiques, biologiques et même épistémologiques, que la gauche française ne saurait ignorer – ni laisser à la droite réactionnaire qui, immanquablement, finira par aborder tout cela sous l’angle de la morale religieuse et de l’obscurantisme, empêchant ainsi tout diagnostic digne de ce nom.
Bon, au moins Alain Damasio est une figure (un peu) médiatique de gauche étant au fait de ces enjeux. Et je crois savoir qu’il est aussi un lecteur assidu de Benasayag et qu’il n’est pas du tout réactionnaire.
Enfin, il ne me semble pas avoir lu de critique de la bureaucratie ni SURTOUT de la technocratie (comme disait l’autre, « ce truc vichyste par excellence »). D’autant plus que les planqués de la nouvelle gouvernementalité sont addict à l’assistance décisionnelle, ce qui renvoie à ma remarque précédente. Soit, il semble que résumer la souveraineté populaire à la lecture automatisée des entrailles des oiseaux par une nomenklatura sous perfusion de big-data ne gêne personne à gauche. (ici un smiley « shrug » = 🤷)
On se rassure comme on peut : je lisais récemment sur le site de La voie du jaguar qu’une délégation zapatiste traversera l’Atlantique afin de se rendre en Europe courant avril 2021. Une chance pour nous d’apprendre directement de ceux qui FONT, c’est-à-dire de ceux qui font découler la théorie de leurs actes et non l’inverse.
En tout cas merci Paul Jorion d’avoir parlé de ce dossier dans votre dernière vidéo, cela m’aura permis d’avoir un rapide aperçu de ce qu’est la gauche française « visible » en 2021.
PS : Désolé pour le pavé indigeste. C’est la drogue.
Bonjour !
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