Le sens du bien et du mal, et McKinsey
McKinsey & Co. est, avec 130 bureaux et 30.000 employés, l’une des principales consultances au monde. Elle fut la première à nous offrir des chiffres fiables sur la régression de l’emploi due à l’Intelligence Artificielle. Elle doit sa réputation à un coup de maître en 1975. Un bref rappel du problème qu’il s’agissait de résoudre. Il y a trois parties prenantes à l’entreprise : la direction, les actionnaires et les salariés. Souvent dans les négociations, les salariés l’emportaient parce qu’ils trouvaient à s’allier à l’une des deux autres parties. Comment faire pour que les intérêts du patronat et de la Bourse s’alignent et que les salariés soient une fois pour toutes mis sur la touche ? McKinsey inventa les stock options : la rémunération de la direction serait indexée de fait sur le cours de l’action en Bourse. Le résultat dépassa toute attente. Au lieu d’être distraite par les objectifs à long terme de la firme, la direction aurait désormais les yeux rivés au bilan de résultats trimestriel, et s’efforcerait d’y dissimuler à chaque fois la « divine surprise » qui ferait bondir la cotation en Bourse.
… Ce qui n’était pas sans inconvénients…
Enron fut le fleuron de la philosophie McKinsey * : asset-light, légère en capitaux immobilisés, et axée sur les stock-options distribuées à des rangs bien inférieurs à ceux de la direction : à tous ceux dans la compagnie qu’il s’agissait de motiver. Or s’il est possible de faire briller un bilan trimestriel avec du dur, il est possible également de le faire avec du vent. La firme d’audit d’Enron était Arthur Andersen ; elle y laissa sa peau – même si elle ressuscita partiellement sous le nom d’Accenture. On a peut-être oublié l’innovation pourtant sensationnelle qu’elle avait mise au point pour Enron dans un white paper qui servirait de pièce à conviction dans l’acte de son accusation : le « cash swap », l’échange d’argent liquide. Voici comment il fonctionne : « Deux firmes échangent simultanément la même somme dans la même devise ». Exemple : je vous donne 2 millions et vous me donnez 2 millions. Vous me direz : « Mais c’est une opération blanche : il ne s’est rien passé ! » Ah pardon ! Nous inscrirons chacun au bilan ces 2 millions sous une rubrique qui nous vaudra un avantage fiscal.
Et c’est une incapacité du même ordre, à distinguer le bien du mal, qui vient de forcer McKinsey à régler une amende de 573 millions de dollars. La formule qu’elle avait conçue pour la firme pharmaceutique Purdue visait à faire vendre par celle-ci le maximum d’opioïdes, d’antalgiques opiacés, grâce à une indexation favorable liée au nombre de morts causées (± 300.000 aux États-Unis depuis 1999). L’opération s’appelait « Evolve to Excellence », et il ne s’agit pas de cynisme : « excellence » en termes de profits, car l’opération s’annonçait très rentable, et s’avéra l’être effectivement.
Quelques articles de l’acte d’accusation de la cour supérieure du Massachusetts en date du 4 février :
« McKinsey a conseillé à Purdue de viser à devenir fournisseur sur l’ensemble du spectre de l’abus médicamenteux et de l’accoutumance … »
« McKinsey s’est […] associée à Purdue pour tester un programme appelé FieldGuide, un logiciel maison [qui] permettrait à d’autres fabricants d’opioïdes de cibler et de maintenir un suivi actif des médecins prescripteurs à haut volume. »
« L’une des propositions […] était de verser « des remises supplémentaires pour toute nouvelle overdose due à l’OxyContin ou tout nouveau diagnostic de trouble lié à l’utilisation d’opioïdes » »
« McKinsey proposa à Purdue un plan de retrait du secteur des opioïdes, en vertu duquel elle continuerait à [en] vendre par le biais de nouvelles filiales, changement devenu nécessaire en raison d’événements négatifs ayant significativement compromis l’image de la marque Purdue. »
Qui est responsable d’une telle horreur ? Pour le théoricien du management, Tom Peters, lui-même ancien de McKinsey, auteur d’une carte blanche dans le Financial Times (15 février), aucun doute possible : Milton Friedman, qui a fait de la valeur actionnariale de l’entreprise, sa « raison d’être » (en français dans le texte). Et Peters d’aller plus loin : « fermez toutes ces maudites écoles de commerce », écrit-il, jugeant que le sens du bien et du mal leur a toujours été étranger.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait François Rabelais, « consultance sans conscience n’est que ruine tout court », faut-il sans doute ajouter.
* Paul Jorion, Investing in a Post-Enron World, New York : McGraw-Hill 2003
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