La mort fait partie de la condition humaine, de la vie même. Et un peu d’oubli de cette condition est sans doute nécessaire aux humains pour être heureux. Mais un déni trop important est problématique, rend malheureux, peut tuer même faute de reconnaître les risques. C’est pourquoi nous avons besoin de rituels collectifs autour de la mort. Pour laisser les morts en paix et permettre aux vivants de retrouver le chemin du bonheur. Pour nous souvenir des risques et mieux les anticiper à l’avenir, ensemble.
Voici un an, le premier Belge était déclaré positif au coronavirus. Début 2020, se déclenchait la pandémie de covid-19. Depuis lors, plus de 20.000 personnes sont mortes de cette maladie dans notre pays. Près de 700.000 personnes ont été contaminées. Quasiment tous, nous avons été touchés, directement ou indirectement. Nous sommes contraints, et certains plus que d’autres, à subir le deuil, la maladie, l’angoisse, de nombreuses restrictions de liberté, plusieurs confinements et l’absence de certitudes quant à l’avenir.
Encore une fois dans cette nouvelle ère mondialisée de l’histoire, nous pouvons ressentir la destinée commune de toute l’Humanité. Nous formons une même espèce, confrontée à une menace universelle. Partout dans le monde, à cause de ce virus, on meurt, on souffre, on subit, on pleure, on déprime, voire on désespère. La détresse est aussi morale, spirituelle, car l’avenir est incertain, la foi, même laïque, dans l’aventure humaine est ébranlée.
Un deuil sociétal
Mais les statistiques ne disent rien de notre vécu. C’est la personne humaine qui est touchée au cœur. Le confinement mutile la joie de nos relations. Nombre d’entre nous ont connu la tragédie de perdre un proche, un grand-parent, une mère, un père, un.e collègue, un.e ami.e, une sœur, un frère, un enfant parfois. Des élus privés de sommeil, des soignants privés de repos, des indépendants privés d’activité, des retraités privés de visites, des employés privés de contacts professionnels, des jeunes privés d’amitiés et d’aventures, des couples privés d’amour, des enfants privés d’insouciance… Ce n’est bien sûr pas la première fois dans l’histoire. Mais nous espérions que nos civilisations avaient dépassé les grands fléaux du passé. Peut-être étions-nous trop insouciants ? Car ce que nous vivons est bel et bien un fléau historique, une grande privation collective, un véritable deuil sociétal.
Toute l’Humanité est confrontée à une même adversité, malgré les privilèges de certains. Le virus nous ramène à notre commune condition mortelle et souffrante. On ne peut rester plus longtemps dans une certaine forme de déni, de non-dit subtil mais réel, de ce grand deuil collectif. Nous avons besoin de passer par toutes ses étapes, dont la première est la reconnaissance publique de la réalité de la perte.
Un rituel ancestral
Le rituel du deuil est une des premières traces anthropologiques de l’Humanité. Dès l’aube de notre espèce, on enterre les morts avec d’infinies précautions, on déduit des rituels élaborés et on ne peut que ressentir que, déjà, on pleure celui ou celle qui s’en va. On peut dire sans erreur que ce qui fonde notre humanité, ce qui nous rend humain, c’est notre considération pour le caractère unique de l’individu. Cela implique la reconnaissance de la perte irrémédiable que constitue un décès, pour le reste de la société. Nous sommes des êtres de relation, de rituel et de récit collectifs. Le deuil collectif est nécessaire pour maintenir soudée une société, une tribu, une organisation, une famille, un couple, un pays.
La trame sociétale a été déchirée pendant de trop longs mois par le confinement, par l’absence de présence aux côtés des mourants et des souffrants, par la solitude, par la tristesse et l’angoisse, par l’oubli. De nombreux processus de deuils ont été saccagés par les circonstances, n’ont même pas commencé. Autant de bombes à retardement psychologiques, sociales et politiques. Certains pans de la société courent le danger de se réveiller méconnaissables, frustrés, pleins de rancune.
Une cohésion sociale nécessaire
Jamais peut-être dans l’histoire moderne de la Belgique, y a-t-il eu autant de morts civils au cours d’une seule année. Il y a toujours eu des virus et des épidémies certes. Mais les pandémies de caractère mondial n’ont émergé que depuis que nos sociétés sont mondialisées. La fréquence des pandémies augmente depuis que nos interactions avec la faune et les virus sauvages sont devenues insoutenables. La vitesse des déplacements internationaux favorise la contamination internationale. Malgré des pronostics scientifiques très précis, nous avons été pris au dépourvu, désarmés, dès l’entame de la pandémie, et jouons encore perpétuellement un coup en retard. La pandémie de grippe espagnole de 1918 n’a pas fait l’objet de suffisamment de prise d’acte à l’époque, d’études scientifiques, de reconnaissance officielle, de cérémonies de deuil nationales, ni de monuments alors qu’elle a tué plus que la Première Guerre mondiale. Ce déni sociétal s’expliquait par la proximité de la guerre mais est fâcheux car la mémoire de nos populations n’a pas suffisamment intégré le risque pandémique. On voit qu’en Asie, des pays récemment frappés par d’autres virus à caractère pandémique ont pu déployer plus rapidement et mieux les contre-mesures pandémiques, avec davantage de cohésion sociale. La mémoire collective, qui s’incarne dans des institutions comme les universités, les administrations, les institutions sanitaires de lutte contre les virus et la création culturelle en général, est ce qui permet aux sociétés de ne pas reproduire les mêmes erreurs et de ne pas se retrouver désarmées face aux incertitudes et aux fléaux. La mémoire sociétale est un instrument de résilience collective. Sans célébration de deuil national, et sans construction, à terme, par exemple, de monuments aux morts et aux victimes, sans création d’institutions de veille, de détection, de préparation et de lutte contre les pandémies, nous serons encore pris au dépourvu lors des prochaines pandémies, fortement probables.
Trouver le réconfort dans la solidarité nationale
Victimes comme les autres à différents degrés, nous souhaiterions proposer une démonstration nationale de solidarité envers ceux qui souffrent au sein de la population, en particulier les plus vulnérables. C’est pourquoi nous demandons aux chefs d’exécutifs et d’assemblées du pays d’examiner l’opportunité de décréter une journée ou une semaine de deuil national pour les plus de 20.000 morts de la pandémie. Ceci afin que notre société puisse reconnaître et pleurer ceux qui sont partis, reconnaître et exprimer collectivement ses souffrances, trouver le réconfort dans la solidarité nationale, et récupérer un peu d’énergie vitale afin de continuer à lutter, ensemble, contre la pandémie. Le deuil est une étape nécessaire pour nous permettre de tourner notre regard, avec détermination, vers l’avenir. Concrètement, il s’agit d’organiser ce rituel de deuil national : discours officiels, drapeaux en berne, appel aux citoyens à allumer une bougie et afficher un drapeau en berne, minutes de silence dans les assemblées, propositions de cérémonies citoyennes de recueillement, où l’on donne la parole aux victimes, en particulier les plus vulnérables (dans le respect des règles actuelles, virtuellement si nécessaire).
Nous devons reconnaître ce qui nous arrive en tant que société, si nous voulons rester humains et du côté de la vie. Il ne semble y avoir que de mauvaises raisons pour reporter davantage cette étape de deuil indispensable pour la société.
Ressusciter la convivialité nationale
Les rituels de deuil accompagnent la mort et la souffrance de la perte. D’autres rituels célèbrent la vie et la joie du vivre ensemble. C’est pourquoi, et même si cette perspective nous paraît encore éloignée, nous demandons également aux responsables politiques et de la société civile de lancer, dès que la situation sanitaire le permettra, des processus populaires pour recoudre le tissu sociétal, des fêtes pour ressusciter la convivialité nationale, des dialogues pour rétablir la confiance entre les citoyens et les élus. Nous pourrions alors honorer les victimes dans une vraie chaleur humaine. Nous pourrions alors affirmer notre détermination à refaire ensemble société, à construire ensemble une existence plus heureuse, en meilleure santé, plus juste, plus soutenable et plus prospère.
*Signataires : Paul Blume, agent de la fonction publique retraité, Observatoire de l’Anthropocène ; Gauthier Chapelle, auteur et chercheur in-Terre-dépendant ; Philippe Defeyt, économiste (Institut pour un Développement durable), ancien président du CPAS de Namur ; Linda Delory, formatrice en Ecopsychologie et Transition Intérieure, facilitatrice de cercles de deuil ; Olivier De Schutter, juriste, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains, professeur à l’UCLouvain ; Richard Duport, médecin généraliste, Docs4Climate – Health for Future ; Isabelle Ferreras, présidente de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, professeure à l’UCLouvain ; Paul Jorion, anthropologue, sociologue, essayiste et psychanalyste, professeur associé à l’Université Catholique de Lille ; Marc Lemaire, entrepreneur, Coalition Kaya ; Corinne Mommen, animatrice à Terr’Eveille et Humus asbl ; Gabriel Ringlet, prêtre, écrivain, poète et théologien, professeur émérite de l’UCLouvain ; Maye Vandenbussche, médecin généraliste, Centre de Médecine générale Tombu à Bruxelles ; Jean-Pascal van Ypersele, climatologue, ancien vice-président du GIEC, professeur à l’UCLouvain ; Vincent Wattelet, écopsychologue, Mycélium et Terr’Eveille ; Arnaud Zacharie, secrétaire général du Centre national de Coopération au développement (CNCD).
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