Cher Monsieur Jorion,
Je n’ai pas acheté l’émission où vous interveniez (« arrêt sur images »), mais j’ai regardé la vidéo de lancement de 10 min, où un résumé de l’affaire GameStop a été réalisé par un chroniqueur et où Monsieur Schneidermann vous a présenté ainsi que votre répondant. Je reste donc sur le seuil, ne sais ce qui est dit, mais j’ai vu sur votre blog cette autre vidéo qui a sans doute joué le rôle de carte de visite (« Wall street : le petit gars a perdu »).
J’avais, comme monsieur Daniel Schneidermann sans doute, été très intéressé par ce que vous y disiez. Suite à cela, je m’étais remis à la lecture de votre ouvrage sur Keynes. J’ai relu le chapitre XV qui réactive un certain nombre de souvenirs sur ce que j’avais appris autrefois grâce notamment à vos explications patientes sur les produits dérivés, et autre inventions de la finance.
Troisième élément du contexte de mon message : l’irruption de cet évènement relevant au domaine de la finance dans le fil de votre cours d’actu intervient à un moment où vous mettiez en avant sur votre blog votre activité d’anthropologue par la republication d’articles anciens édités par des revues prestigieuses. Il s’agit de réflexions d’épistémologie de cette discipline, écrites à un moment où pour des raisons de financement, la grande école britannique d’anthropologie sociale a été mise à mal (si j’ai bien compris). Je m’intéressais en vous lisant aux liens que vous faisiez entre anthropologie et psychanalyse, voire entre psychanalyse et technologie (usage de Freud pour penser l’intelligence artificielle), technologie et anthropologie (usage des machines pour formaliser les structures de la parenté).
Comme à chaque mail que je décide de vous écrire, un souvenir concernant Bernard Stiegler me revient. Votre ami commun je crois, Frank Cormerais, avait été à l’époque interpelé par Bernard Stiegler qui lui faisait remarquer que le Robespierre dont il parlait était une idéalisation de sa part, un effet de son admiration. Les thésards qui ont suivi B.S. quand ils lui ont rendu hommage (notamment Yuik Hui), ont indiqué qu’il utilisait avec eux ce transfert pour les aider à se dépasser, et qu’ils savaient par intermittence se mettre à la hauteur des espoirs qu’il suscitait. J’ai l’impression que votre Keynes est une forme d’identification de ce type : la petite vignette qui affiche sa photo comme un médaillon sur la couverture du livre vient remplacer celle du précédent livre chez Odile Jacob où l’on pouvait vous voir (les temps qui sont les nôtres). Cette technique de « penser tout haut » semble faire revenir des personnages identificatoires, qui se mettent alors à parler pour nous. J’ai l’impression que c’est une technique de type psychanalytique pour laisser s’exprimer intelligemment l’inconscient, que vous avez mis au point à l’aide des vidéos sur votre blog. Le sens de ce mail est à chercher dans ce phénomène : je ne sais pas exactement ce que je cherche à vous dire, mais comme vous accueillez généreusement mes élucubrations habituellement, je m’autorise d’en faire une nouvelle.
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J’ai deux pistes à suivre : la première c’est cette présentation par le journaliste (Schneidermann est un fin analyste qui du fait de sa supériorité sur les autres journalistes semble faire autre chose que cela, mais je considère ici qu’il est surtout journaliste), en vous symétrisant avec votre répondant. J’ai l’impression que c’est une des techniques du classique journalisme (qu’il convient peut-être de décortiquer comme le fait habituellement arrêt sur images) : on construit un débat en choisissant quelqu’un prioritairement, et puis que dans un second temps, on lui trouve un répondant qui fasse contre poids et qui semble son opposant. On a sacrifié à la neutralité axiologique. En le symétrisant, on entre dans un jeu de miroir où l’autre apparait doué des attributs inversés du premier même si les petites nuances font jouer au jeu des 7 différences. Ainsi, je vous ai vu tiqué quand Mr S. vous a réduit à la position d’analyste financier et qu’il a présenté l’autre comme un bloggeur iconoclaste, manquant de dire que vous êtes vous-mêmes bloggeur et que cette activité est de nature expérimentale et novatrice (c’est là mon point de vue : vous testez les possibilités encore inexplorées de ces outils, en les réfléchissant, en en faisant part dans vos vidéos. Vous faites de cet outil nouveau un appareil expérimental qui relève recherche. Vous organisez une forme de communauté de lecteurs et de contributeurs, transmettez un savoir acquis dans des écoles prestigieuses et vous le faites évoluer. Finalement, votre travail est proche du principe de l’émission).
Je ne sais pas la raison de Mr S. Il semble avoir fait ça a dessein pour vous stimuler. Peut-être est-ce pour créer des mouvements d’audimat de votre blog à l’autre ou inversement. La toile redevient par moment le lieu polémique où l’attention est très fluente. Régulièrement des évènements font sortir les internautes du circuit cadré des habitudes de lecture : « les gros poissons mangent les petits ». Peut-être au contraire, il s’agit d’une habitude de journaliste qui donne du crédit à qui va prendre la parole en reprenant la présentation qu’il donne de lui. La personne se présentant comme iconoclaste, on le présente comme elle aime à se voir. Vous êtes dans cette seconde hypothèse vu comme financier et non pas comme spécialiste des technologies ou de la rhétorique informatique (je n’ai pas encore lu suffisamment avant Perelmann par qui votre aristotélisme est peut-être marqué). Il fallait faire un choix.
L’autre piste, c’est celle qui passe par Stiegler : je me rends compte que c’est son rapport à la psychanalyse plus encore qu’au kantisme qui m’a facilité l’accès à ses thèses, et que c’est en suivant cette ligne que je me suis mis aussi à vous lire quand je vous entendu pour la première fois à un débat d’Ars Industrialis.
Néanmoins, Freud revient chez lui comme un nom propre (voire un totem) plutôt que comme un champ d’analyse dans la dernière partie de son œuvre. Certes, on sent qu’il lit beaucoup de psychanalyste, mais aussi on devine qu’il n’a plus vraiment le temps de théoriser ces apports : il ne formule les déplacements de sa pensée qu’à travers des reformulations passant par ces concepts fétiches, ceux qu’il a le plus travaillés. Il y revient sans cesse au risque de les user. Il modélise Freud (et Winnicott) de façon maniable avec quelques concepts standardisés (libido, investissement, captation du désir, liaison des pulsions, amovibilité de l’objet, identification primaire et secondaire, objet transitionnel etc.) ; de plus Freud devient lui-même un nom générique, celui d’un champ théorique. Ce qui m’avait par contre vraiment intéressé à l’époque de La Télécratie c’est son usage de la Métapsychologie. Il y avait là un apport qui se nourrissait d’un savoir plus approfondi que les psychanalystes n’avaient pas en général sur des objets techniques (ou le milieu des médias). En psychanalyse les noms objets techniques sont utilisés de manière métaphorique (je n’ai ni pas lu ce que Lacan dit de la télévision ni l’entretien de Stiegler avec Derrida qui nuanceraient peut-être cette idée). Il y a quelque chose de magique dans le fonctionnement d’objets dont les mécanismes nous échappent. On fait comme si on savait. La maîtrise de l’usage du mot suggère celle de la chose, même si ce n’est pas le cas.
Actuellement, il y a sur Arte une série « en thérapie » qui met en scène un policier d’origine algérienne qui fait partie de l’équipe de la BRI entrée au Bataclan lors des attentats de novembre 2015. Comme le psychanalyste lui présente la théorie du « souvenir écran » il lui parle de « cible » par exemple ; ou encore, le vocabulaire de la police « opérations », « mission » « enquête », revient avec plus ou moins d’ironie. On sent que ces mots fonctionnent comme les images de mots (les idéogrammes). Comme ceux que l’on glisse sous la porte dans cette fable : « le mystère de la chambre chinoise » (fable qui est une sorte de transposition « la lettre volée », une version sinisée de l’enquête menée à la manière Rouletabille). Le policier lui fait cette remarque : « moi je sais ce que c’est qu’une cible ». Ainsi, Stiegler semblait faire une analyse en connaissant de l’intérieur ce qu’était les objets techniques dont les psychanalystes maniaient les étiquettes en produisant dans l’esprit de ceux qui savaient (ceux qui étaient en contact de cette partie du réel) des phénomènes dont ils n’étaient que le déclencheur (et peut être qu’ils ne maîtrisent pas toujours). La conversation dans la série entre le psychanalyste et le policier de la BRI passe par une réflexion sur le « passage à l’acte » : le psychanalyste déplace alors leur conversation dans la Vienne bourgeoise de Freud pour l’empêcher de prendre des décisions trop radicales pendant sa cure. Il explique à son patient qu’une des règles posées à l’époque était « ne rien faire d’impulsif pendant une analyse » ; à cela le policier répond qu’il n’est pas un bourgeois. Et l’évocation de ce petit milieu viennois semble plutôt raffermir sa résolution. Dans l’histoire, il est question de deux passages à l’acte : le second le fait se comparer aux intellectuels qui se sont engagés pendant la guerre d’Espagne (la série fonctionne pour moi comme cette chambre chinoise : j’essaie de deviner ce qui se passe dans les cabinets de psychanalyste, en regardant des images inversées que l’on glisse sous la porte de ces chambres closes, de ces boites noires).
Je pense que je me suis transféré du groupe A.I. vers votre communauté blog quand j’ai vu que vous travailliez depuis à ces questions d’épistémologie de l’économie. Je pense que votre activité de financier me faisait espérer qu’il y aurait dans vos écrits une réflexion de fond sur le thème de « l’économie libidinale », que dans ces analyses, ce terme n’était pas qu’un mot (je n’ai pas été déçu, vous m’avez appris des choses sur la finance autrement que ce que j’avais pu essayer de comprendre par moi-même en lisant des livres théoriques ou en écoutant des cours classiques) J’avais déjà tenté de m’instruire sur ces domaines en m’inscrivant dans une prépa administratif, et j’essayais d’écouter les cours d’économie de cette oreille sensibilisée à l’économie politique par les interventions de Bernard Stiegler. J’essayais de comprendre le présupposé techniciste refoulé de ces théories qui se contentait de gloser sur les effets de l’infrastructures sans jamais réfléchir sur les causes réelles (les rapports de forces, sociaux ou culturels). Il me semble qu’une des vertus de votre travail consciencieux et soucieux de clarté est d’éviter d’aborder frontalement les questions fondamentales qui ne peuvent que nous engloutir (ce qui est le défaut commun j’ai l’impression de Marx et Heidegger ; ces deux auteurs trouvent dans le forçage et par là dans l’augmentation de puissance une solution paradoxale à cet engloutissement dans l’obscurité : on n’avance pas mais on mouline). Ainsi, vous ne posez pas directement la question du rapport entre finance et psychologie, mais je pense que c’est ce dont il est question. Vous critiquez le psychologisme de Keynes. Mais vous descriptions techniques des constructions financières m’évoquent la psychanalyse freudo-lacanienne. N’est-ce pas grâce à la psychanalyse que vous avez dépassé les manquements de sa théorie qui la rendent apparemment caduque aux yeux de ceux qui travaillent dans les milieux de la finance (alors même qu’en tant que spéculateur Keynes partageait un peu leur état d’esprit) ?
Ce qui me semble tout à fait remarquable dans votre travail, c’est la dynamique (énergétique) de votre esprit. Je ne parlerai pas d’esprit animaux (je n’évoquerai pas le devenir animaux de Deleuze ou de Serre qui retournant la catégorisation des cultures de Descola sur les savants occidentaux, qui les totémise en les identifiant à des animaux), mais je trouve que vous évitez les captures et l’essentialisation par cette mobilité (votre histoire passe par une série de changements, et ça se rejoue régulièrement dans l’évolution des thèmes dont traite le blog). Je devine que dans l’autobiographie intellectuelle que vous écrivez, vous décrivez une série de métamorphoses. Par exemple, il y a une attention particulière sur les points de passage comme celui qui vous a fait quitter une première psychanalyse pour aller sur le terrain des pêcheurs de l’île de Houat (j’ai pensé à ça quand dans la série « en thérapie » il était question de « passage à l’acte » ; je ne l’ai pas terminé, et je ne sais pas encore si le policier est parti en Syrie comme Orwell ou Veil en Espagne mais ça m’a fait penser à la sortie de votre première psychanalyse où vous vous disiez vous enliser sans avancer, ce à quoi a succédé votre rencontre avec le terrain).
J’ai l’impression d’ailleurs que la psychanalyse n’a précisément pas de terrain : c’est-à-dire qu’elle se joue dans cet entre-deux, entre une psychanalyse qui rate et une qui réussit. J’ai l’impression que c’est sur les brisés de la première que la seconde réussit, qu’on mène toujours un peu les deux en même temps. Je dis ça car j’ai des griefs contre moi qui n’arrive pas à rejoindre « le terrain », et je comprends bien que je ne fais que le reporter sur la psychanalyse quand je lui en veux de m’entretenir dans ce processus réflexif névrotique (Est-ce que la psychanalyse ne casse pas l’homme comme Freud le fait à la fin de totem et tabou entre sauvage impulsif et névrosé velléitaire ? il faudrait advenir dans ce lieu déserté et réinvestit alors).
Toujours sur cette question de l’absence de terrain prédéterminé de l’analyse : je suis en train de lire également « le manteau de Spinoza ». Ce livre semble une attaque en règle de la psychanalyse de Milner comme psychanalyse bourgeoise, qui cherche un contrôle policier pour préserver les acquis à quoi l’on oppose le penseur ouvrier, qui change de meublé, Spinoza. J’ai l’impression que cette opposition Milner/Spinoza est un peu ce que met en scène la confrontation de la série « en thérapie », mais de manière moins brutale (moins à charge). Je repense aussi à ce que Stiegler disait à Lordon (indirectement via sa discussion avec Aude Lancelin je crois) : parler du désir à travers Spinoza sans tenir compte des acquis de la psychanalyse ce n’est pas sérieux. Ainsi, le terrain, le réel, c’est peut-être ce qui est dans l’entre deux de ces deux thérapies imaginaires (la bonne et la mauvaise).
La connaissance de la finance réelle, telle qu’elle se pratique, permet peut être de sortir d’en vision métaphorique de l’économie psychique, de sortir de la névrose théorique répétant les images financières, les mots démonétisés, galvaudés. Naturellement, le champ a déjà été abordé de mille façon différentes : a. la question du rapport de la psychanalyse à l’argent (j’ai vu passé un recueil d’articles de psychanalyse qui reproduisait un passage du livre de Pascal Bruckner, repris par Lucchini au théâtre), b. la question de la folie des traders (dont à mon avis le Loup de Wall Street montre assez clairement ce qu’il y a à démontrer ; le sociopathe que la théorie de homo oeconomicus tente de présenter comme l’arrière-plan psychique commun a des variantes, américan psycho fait aussi une partie du boulot ) etc. Mais là je trouve que c’est d’un autre enjeu dont il s’agit : le rapport à l’argent stabilisé par les outils de la finance dresse peut-être le portrait psychique de l’homme contemporain.
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Autour de votre livre sur Keynes, je me souviens de deux anecdotes. Une première qui était au moment de sa rédaction (le moment où vous étiez invité en Corse avec Etienne Klein pour les entretiens du futur je crois). Vous parliez de l’alchimie des idées, de Newton etc. Ça rentrait en résonance avec l’humanité modifiée qu’expérimente les astronautes et dont témoignait Claudie Haigneré. Je me racontais qu’au moment où ils sont en apesanteur, ils doivent se sentir incarné plus qu’eux-mêmes, un point de l’évolution humaine (ils me donnent l’impression d’avoir un point de vue privilégié sur l’humanité, ce qui les rendraient potentiellement conscients de manière aigüe de problèmes que nous ignorons pris la tête dans le guidon). L’autre anecdote était après la publication lors d’un débat que vous avez passé en apesanteur et où vous laissiez un contradicteur parler sans intervenir considérant que son discours paraissait suffisamment clairement faux pour n’avoir pas à ajouter quelque chose pour le confondre. C’est après qu’on vous ait fait la remarque que vous sembliez dans les cordes et sans réplique face à quelqu’un qui déversait son flot idéologique rebattu à quoi l’on était suffisamment habitué pour cesser de s’interroger sur sa véracité, que vous avez regretté (personnellement je vous ai trouvé très zen et plutôt convaincant, même si à l’économie).
Ce qui me semble intéressant dans votre livre, c’est ce qui a été transposé malgré-vous de votre ancien métier d’anthropologue, et qui vous a fait percevoir les enjeux pulsionnels, de cet étagement des produits financiers (comme les étages d’une fusée, qui garderait comme partie essentielle, comme capsule, les produits risqués, la part spéculative de la finance « la prime de crédit » qui est revendu pour mutualiser les risques d’assurance sur des portefeuilles plus larges.)
.. .Je n’arrive pas à formuler l’analogie qui m’était venu à la lecture avec la seconde topique de Freud…
J’ai abandonné depuis un moment la lecture de livres d’économie du fait de la division des disciplines dans le secondaire où j’enseigne : chacun à sa chasse gardée, et je ne pouvais m’épuiser à nager contre le courant, lire des choses qui viennent me mettre en concurrence avec des profs d’éco, très sympa et amicaux mais qui ont leurs propres habitudes de présentation, circuit entre les thèmes imposé par le programme. Ca créait des interférences. La lecture régulière de ce genre de livre, je pouvais le faire un peu quand j’étais étudiant, plus maintenant que je suis prof de philo. Je parle de la notion de travail à ma manière (Alain Supiot, le droit du travail), et à charge aux étudiants de faire la synthèse (c’est dommage).
En essayant de m’y remettre un tout petit peu (après la lecture de Clavel dont je vous ai fait part dans un précédent mail), je me suis rendu compte que j’avais deux attendus à quoi la lecture de vos livres ne semblait pas répondre. J’ai bien conscience qu’il ne s’agit pas d’angle mort ou de point aveugle et que le manquement n’est pas de votre part. Je les cherche par habitude : passage obligé des manuels d’éco, les traiter frontalement, c’est y engloutir toute son énergie, et perdre la possibilité de se libérer de ce cadre paradigmatique. Par une forme de dressage qui contraint de passer par es passages obligés on en vient en se faire les récitant d’une religion.
En tant que spécialiste de la finance je pensais que vous en viendriez à exposer la théorie économique qui est à l’arrière-plan de la pratique économique des banques centrales et que vous démonteriez la théorie de l’argent magique en rendant compte du rôle de « l’argent-crédit » dans le mécanisme du contrôle des taux d’intérêt (peut-être l’avez-vous fait précisément dans l’argent mode d’emploi, il faudrait que je le relise, je ne m’en souviens plus). D’autre part, en tant qu’anthropologue, j’imaginais que vous parleriez de l’argent comme institution et à travers une réflexion sur nos usages et nos croyances (notamment dans un livre comme « mode d’emploi »). Je m’attendais à une analyse de la fétichisation de la valeur qui s’incarne dans l’or, que l’on se figure dans un au-delà imaginaire du sensible. L’en soi de la chose en soi kantienne rejoué de façon hallucinatoire par le fantasme de l’or (ce n’est plus la pureté de la raison pure, mais l’éternité matérielle de l’or).
Mon idée est que derrière votre déclaration ironique en Corse où vous expliquiez qu’il faudrait peut-être fonder une nouvelle religion sur la réincarnation du grand économiste : Marx, Keynes puis vous, il y avait à peine caché, le désir de refonder l’économie (qui étant aujourd’hui une religion appelait cette ironie). Vous en avez jeté effectivement les jalons avec le Prix, l’Argent Mode d’Emploi et Keynes. Misère de la Pensée Economique est le premier livre de vous que j’ai lu et vous disiez exactement ce qu’il me fallait entendre formuler pour pouvoir me protéger d’une idéologie envahissante, mais c’est un livre critique (se Débarrasser du Capitalisme … est aussi une source d’arguments et d’outils pour les avec ceux qui demandent de laisser ces affaires de côté). Mais est ce que cette refonde de l’économie ne passe pas par la psychanalyse (votre boutade fait penser à Freud se disant infliger la troisième blessure narcissique à l’humanité).
Je reprends ici l’idée de Stiegler. A l’époque où il fondait Ars Industrialis, il relisait Rifkin et essayait de le rendre compatible avec le marxisme qu’il entendait rénover je crois (c’est comme ça que je comprends aussi Économie de l’Hypermatériel et Psychopouvoir où il théorise le dépassement de l’opposition consommateur-producteur, la pensée d’une économie et d’une démocratie participative qui ne soit pas seulement des slogans et qu’il renommera « économie distributive » et « modèle du logiciel libre »). Pour lui « la baisse tendancielle du taux de profit » était modélisable selon les tendances psychiques des consommateurs. On avait constitué ce psychique en nouvel El Dorado (le ciblage marqueting visait un approfondissement des marchés intérieurs, ce qui signifiait l’exploitation de cette terra incognita qu’est l’inconscient des spectateurs-consommateurs rendus passifs et disponibles, mais aussi la destruction au passage de leurs désirs par l’ouverture cette boite de Pandore qu’est la libération des pulsions). Votre travail de transposition des outils des sciences humaines se situe plutôt du côté des professionnels de la professions dont vous révélez l’inconscient et le fonctionnement via votre blog je pense.
J’ai conscience que mes raisonnements ne sont pas rigoureux. Ils sont sans doute de même nature que ceux d’Idriss Aberkane, qui fait un « bon mot » : l’idée est séduisante qui est rapportée dans l’émission « arrêt sur image ». Dire qu’Occupy Wall Street consiste à aller à l’intérieur de la bourse et de jouer les robins de bois dans le lieu où se trouve le shérif de Nottingham parait une évolution par rapport au camping sur les places. On croirait découvrir la vérité cachée d’un dessin animé de Disney transformé en boule de cristal. J’ai conscience qu’en réalité, il ne s’agit pas d’une idée mais d’une image. On construit une comparaison séduisante, mais en réalité on ne sait pas de quoi on cause, je trouve intelligente et prudente l’invitation de Schneidermann pour justement déconstruire cette image séduisante qui emporte l’adhésion car donne l’occasion d’une formule reproductible dans les conversations entre amis. Il essaie de comprendre, et invite ceux qui savent. Il a sans une appréciation qui lui est propre et il sait aussi comme journaliste où cherche ceux qui savent : il se met à bonne école en vous invitant. Peut-être que s’il y a débat entre vous, c’est une discussion sur le modèle économique de votre blog : le modèle économique de son émission implique que votre blog serve de panneau publicitaire à sa propre émission, mais à l’inverse vous avez un nouveau cadrage de votre propos. Vous n’êtes pas autorisé à reproduire la vidéo de votre interview (et j’avoue en être un peu frustré).
Je me suis demandé si votre autobiographie intellectuelle ne devait pas aussi intégrer les réflexions que vous avez faites à propos de la gestion de votre blog (des remarques de type éditorial). C’est cette réflexion que vous avez fait sur la publication à quoi je fais référence : pour être lu, vous devez accepter d’en passer par un mode d’édition en ligne (qui relève un peu d’un Mooc) au lieu de chercher à publier des livres. L’édition des billets, n’est plus le work in progress d’un livre, mais une édition de nouvelle nature. C’est comme si la reliure d’un livre avait été numérisée, qu’elle s’était virtualisée. J’ai l’impression qu’il y a une transition que vous faite aussi, dont vous êtes à la fois le témoin et le signe à interpréter (interprétation que vous menez dans votre autobiographie qui est une manière de révéler quelque chose des milieux que vous traversez comme vous l’avez fait de celui de la finance américaine). Peut-être que cette réflexion sur les « modèles économiques » qui sont viables actuellement concerne plutôt le journalisme et l’édition des livres, et qu’ils ne peuvent pas être extrapolé en théorie économique générale. Néanmoins je me dis qu’il y a certaines formes d’échanges qui sont paradigmatique et celui-ci l’est peut-être : ça le serait si c’était une rénovation du cadre analytique freudien impliquant une nouvelle modélisation théorique de l’appareil psychique adapté aux nouveaux usages de la pensée en réseau sur internet (peut-être est-ce simplement un nouveau modèle économique comme le modèle de la Ford T l’était pour les trente glorieuses. Vous auriez alors expérimenté la forme de l’entrepreneur de soi et éprouvé ses possibilités loin de la négation des structures qui pèsent sur l’individu que l’on trouve présupposé dans l’encouragement néolibéral à se jeter dans la gueule du loup. Cf. la coolitude des start up de Ramadier).
Je crois que j’ai un surmoi structuraliste (je veux direque les théories structuralistes me hantent). C’est sans doute cela qui me fait à l’écoute de vos vidéos regarder les évènements de ma vie au prisme de la logique, de la rhétorique sous-jacente de vos discours. (Par exemple, vos deux dernières vidéos sont construites un peu comme des contes : « comment devient-on complotiste », et « Souvenez-vous, O.J. Simpson »). Je fais des analogies entre elles et des structures narratives. Par exemple j’ai vu un lien entre le film qui passait sur arte (Styx) et votre vidéo intitulé « le petit gars a perdu ». Entre cette description du monde de la finance où les hedge fund, fait retourner à terre, au niveau du fondamental les prix spéculatifs des entreprises moribondes, et où ceux qui tentent de se sauver créer d’autres catastrophes que celles dont ils essaient d’échapper.
Je me demande si vos clips sur la finance ont la capacité de cristalliser des structures qui semblent actives sur le moment, si on le pouvoir de capturer l’air du temps. Il y aurait alors à l’œuvre dans ces mouvements de la finance une logique psychique qui se diffracte, de manière kaléidoscopique dans la société. J’avais déjà une impression analogue en 2007, 2008 : alors que je tentais de faire de la philosophie plutôt spéculative (Hegel) j’ai pris cette crise de la spéculation financière de plein fouet. C’est comme si j’étais en tant que philosophe dans le mauvais secteur : ce n’était plus là où l’on comprenait le réel. Ce savoir acquis difficultueusement était dévalorisé sur le marché du travail. On aurait presque dit que les idées philosophiques relevaient d’un fond toxique : comme si ces idées que j’avais dans la tête me rendaient non-opérationnel, constituaient un désavantage vis-à-vis d’autres moins formés et plus malléables.
Comparaison n’est par raison. Comme je n’arrive plus à penser ces liens entre psychologie et finance dont je voulais vous entretenir, je m’embrouille avec ces analogies…
Je termine juste avec une demande : pourriez-vous m’indiquer un livre où l’on explique les mécanismes de la monnaie crédit comme non magique, et aussi ceux du « quantitative easing » comme n’étant pas une création monétaire. J’ai bien compris je crois l’idée que la seule chose qui soit créé ex nihilo c’est un risque quand on prend les paris sur un « évènement de crédit ». Mais je ne vois bien ce que recouvre les termes « quantitative easing » et « monnaie crédit » et s’ils sont bien nommé ou au contraire de la fausse monnaie sémantique destinée à tromper ceux qui ne savent pas ce qu’il y a derrière en leur suggérant des idées fausses. Une autre question : est-ce que le livre d’André Orélan sur la monnaie vous semble une lecture recommandable ?
Bien amicalement,
C.G.
P. S. :
Je voudrais résumer peut-être deux points en conclusion pour rendre mes élucubrations moins confuses et faire un peu leur bilan :
- A propos de votre Keynes … vraiment très clair mais qu’il me faudra relire notamment sur les mécanismes des « futures » et de leurs enjeux géopolitiques… je me faisais la remarque que cette biographie de Keynes est suivie dans votre oeuvre par une biographie de Trump. Le versant lumineux suivi du versant obscur de l’époque. Je me disais qu’il y avait là le passage de la dimension économique à la dimension géopolitique de vos analyses.
En lisant votre Keynes, une autre remarque me vient : n’y a-t-il pas entre la crise de 2007, la crise grecque, et puis l’élection de Trump une forme de fil invisible que vous suiviez ? Je pensais à l’époque (2007) que c’était un changement de paradigme scientifique qui avait lieu (la refonte de la science économiques devenait alors nécessaire) mais c’est peut-être en réalité un mouvement qui embarque tout le monde et qu’on devrait utiliser le terme foucaldien d’épistémè pour en rendre compte et en marquer la nouveauté. Le langage de la finance imprègne maintenant notre vocabulaire de tous les jours. Par exemple quand je prête un livre à quelqu’un et qu’il me le rend sans l’avoir lu, j’ai l’impression de pouvoir analyser cela en termes de bénéfices ou pertes symboliques. Mon incapacité à parler de ce que j’ai lu et d’exprimer ce que j’ai compris m’avait poussé à le prêter pour que l’implicite du livre soit partagé, et comme je constate que l’autre résiste à la lecture, ne peut pas « investir » son temps dans cette lecture qui semble pourtant l’intéresser, je me dis que mes difficultés ne sont pas que personnelles, que tout le monde est pris dans la même fuite en avant, la même dénégation.
Par ailleurs, cette tendance à s’intéresser à la finance en amateur (comme moi), me fait penser à ce que vous dites des spéculateurs sur les produits dérivés. J’ai l’impression que ce savoir réservé des financiers fait l’objet d’une curiosité du grand public (et est l’occasion de toute sorte de leurres de la part des experts quand ils font mine de répondre à leur demande). Une curiosité désintéressée de celle dont parle Aristote au début de la métaphysique (c’est naturel de chercher à comprendre et donc à apprendre), mais que cette indétermination de ce que l’on cherche vraiment empêche que l’on comprenne. On s’égare. Ceux qui comprennent, c’est ceux qui jouent quelque chose, ceux qui même s’ils travaillent au compte d’une banque (comme Kerviel) ont un enjeu gagé : s’ils comprennent mal, ils peuvent perdre beaucoup (je me dis que Keynes devait trouver un stimulant intellectuel dans le jeu de la bourse, et que les probabilités sont un objet de curiosité en ce qu’elles engagent la vie, que le jeu en bourse inversement est intéressant en ce qu’il stimule l’intelligence). Ainsi, les amateurs ne peuvent que perdre.
Enfin, je me dis que si le « petit gars » a perdu dans le jeu que vous avez décrit, c’est qu’il ne percevait pas les mécanismes de la bourse devenu vraiment complexe. Contrairement à ce que dit Idriss Aberkahn, le révolutionnaire qui occupe Wall Street de l’intérieur, ce n’est pas celui qui fait sauter la banque de l’intérieur (le loup de Wall Street ne fait pas autre chose), mais c’est celui qui révèle les mécanismes du fonctionnement de la bourse, en indiquant une action politique qui renverse ce qu’il y a de pourri dans ce programme. Il serait tentant de faire la synthèse entre votre apport et celui de Stiegler dans cette direction. Ca en passerait à chaque fois par la psychanalyse je crois.
En ce qui vous concerne, je me demande si la différence entre Keynes et vous (l’apport que vous faites à la théorie de Keynes) ne tient pas au progrès de la connaissance économique, non pas celle que l’on trouve dans les manuels, mais celles que l’on découvre dans les milieux de la finance et qui est thésaurisée dans les innovations techniques. Est-ce que la finance n’aurait pas tiré les conséquences des découvertes psychanalytiques (directement ou indirectement, c’est-à-dire à partir de ce qui a diffusé en dehors de sa sphère d’influence directe) ? Je veux dire que cette réflexion sur le taux d’intérêt que vous menez, semble calquée sur les mécanismes de l’appareil psychique, sauf que ces mécanismes que l’on croyait seulement psychique, sont là extériorisés. La difficulté du béotien aujourd’hui quand il se penche sur finance, tient à ce qu’il doit apprendre à s’appareiller correctement pour mener une action sur les marchés (à l’époque de Keynes ce n’était peut-être pas plus intuitif, mais l’usage de l’intelligence nécessaire pour comprendre ce qui se passait en bourse ne passait peut-être pas tant par cet artifice de l’intelligence artificielle). J’ai l’impression que les cotations, taux d’intérêts, ce sont des projections psychiques objectivées, qu’on dit quelque chose comme « aujourd’hui, le futur, c’est cela » (j’ai beaucoup aimé dans votre dialogue sur PJ TV votre introduction d’Attali qui soulignait sa manière de faire prendre conscience de l’indétermination du présent en parlant au futur antérieur : « notre futur aura été cela aujourd’hui »).
Ce que Stiegler fait grâce à la psychanalyse avec le marketing en retrouvant la trace de Bernays pour faire la généalogie du capitalisme consumériste, vous le faites au niveau de la finance qui organise la répartition des investissement, et les empêche de redescendre de la sphère spéculative pour aller nourrir les entreprises des gens de bonne volonté (j’ai l’impression que dans l’analyse du rachat par la Chine des bons du trésor américain, on a la généalogie de la responsabilisation de ce pays sur le chemin de son destin mondial afin d’organiser le virage écologique. C’est comme si en soutenant la consommation américaine et en finançant la dette américaine, elle se donnait les prérogatives d’une banque mondiale et construisait les conditions de l’instauration de sa vision du monde. Elle me fait penser à ce que Lordon disait de l’Allemagne pour l’Europe : elle est centrée sur elle-même et ne veut pas du rôle qu’elle a de fait, leader de l’équilibre économique, mondial pour la Chine, Européen pour l’Allemagne).
- J’ai l’impression que Stiegler avait une attitude ambivalente avec la psychanalyse à une époque où elle était assez bousculée : en un sens il la défend, et en un autre, il semble dire implicitement qu’elle ne peut continuer qu’en changeant ses modalités d’exercice (la recherche-action qu’il menait su le terrain). Il n’en parlait pas je crois mais je me dis qu’il considérait peut-être que la seule relation analytique dans le cabinet de l’analyste ne suffit plus à valider et à faire évoluer les hypothèses de la psychanalyse et qu’il fallait faire comme Freud (« sur les épaules de Sigmund Freud » pourrait-on dire) qui cherchait à composer une géographie variable des frontières disciplinaires en se rapprochant d’autres sciences humaines. Ainsi, ce qu’il dit d’un côté avec la question de la massification de l’attention (télécratie contre démocratie) il semble le reprendre ailleurs à travers le travail de sa fille sur Dewey, en abordant la question des publics. La publication, c’est une manière de forcer son psychique à rencontre le réel à travers une adresse indéterminée, à géographie variable, dont seule l’expérimentation pourra rendre concrète (c’est comme ça que je comprends ses expérimentations avec les différents appareils, et sa volonté d’articuler l’appareil psychique avec le cinéma, avec le numérique, avec Skype etc.).
Pour ce qui est de votre expérience de l’internet je ne pense qu’elle est assez unique, et que vos vidéos régulières ne sont pas seulement celle d’une chaine youtube qu’elle correspond à une juste prise de contact avec les foules numériques. Mais je ne saurais pas trop en parler. Avec les graphiques d’audiences, il y a également dans votre adresse au monde une dimension géopolitique aussi, qui vous fait vous tourner vers la Chine et d’Afrique.
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