Vladimir Poutine reste en butte au mouvement déclenché par Alexei Navalny, qui doit l’inquiéter sérieusement, au vu des manifestations monstres de l’été dernier en Biélorussie – même si elles n’ont pas débouché sur un changement politique, du moins pour l’instant. Ces manifestations avaient très probablement été l’élément déclencheur de la décision du président russe de faire empoisonner son opposant le plus en vue.
Or, après l’échec catastrophique de l’empoisonnement débouchant sur une humiliation internationale pour Vladimir Poutine, après les manifestations de samedi dernier dans toutes les villes de Russie répondant à l’appel de l’opposant emprisonné lancé dans sa vidéo du 19 janvier, laquelle dénonçait le palais privé d’un luxe aberrant construit par le président russe pour son confort personnel – vidéo qui a dépassé les 100 millions de vues ! – Alexei Navalny continue au même rythme.
Les enfants du couple Navalny sont restés en sécurité à l’étranger. L’opposant et son épouse sont en Russie, acceptant tous les risques et faisant feu de tout bois. Ce qui pouvait déjà depuis des années être décrit comme une sorte de croisade anticorruption, tout se passe comme si c’était devenu une affaire personnelle pour Navalny. Ainsi, probablement, que pour Poutine lui-même.
L’opposant a publié aujourd’hui une nouvelle vidéo qui est son discours devant le tribunal qui l’a entendu aujourd’hui. Il y reste tout aussi incisif et n’y retient aucun coup, utilisant les mots les plus clairs, notamment contre les kleptocrates qui gouvernent son pays. En l’espace de sept heures, elle a dépassé les 3,5 millions de vues. De nouvelles manifestations sont prévues dimanche prochain 31 janvier dans tout le pays – et à Moscou, devant le siège du FSB !
Suivant Navalny, « si 10% des 100 millions (qui ont visionné la vidéo sur le palais Poutine) descendent dans la rue, alors nous gagnons« .
Le président russe doit être d’autant plus mal à l’aise que l’évolution d’un mouvement de ce genre est par nature très difficile à prévoir :
- Un « flop » plus ou moins cuisant est possible, par exemple un épuisement progressif des manifestations demandant la libération de l’opposant, même si à voir l’attention qu’il a attirée sur lui et la taille des manifestations du 23 janvier – moyennes d’un point de vue français, grandes pour la Russie où l’habitude de la manifestation est fort loin d’être ancrée – ce scénario dont Vladimir Poutine rêve sans doute ne semble pas le plus probable, du moins dans l’immédiat
- Le scénario de rêve pour Alexei Navalny, c’est-à-dire une transition démocratique non violente, est-il réaliste ? Difficile à dire, même si des exemples existent certainement comme la révolution des Œillets au Portugal en 1974 ou la transition démocratique post-Franco en Espagne
- Divers scénarios intermédiaires sont envisageables, revenant à imaginer que sans réussir à le renverser, Navalny demeure pour Poutine un souci impossible à ignorer, et probablement trop dangereux à faire assassiner du moins dans l’immédiat – surtout à voir l’équipe de « bras cassés » qui a manqué Skripal en Angleterre en 2018 puis Navalny en 2020 !
Vladimir Poutine est-il sans autre ressource que la répression policière – déjà très intense, avec arrestations en pagaille pour participation à des manifestations interdites ? Certes non !
Il est même permis de discerner dans deux événements survenus jeudi 28 janvier les signes d’une option que le président russe pourrait être en train de se préparer. Une option assez troublante, même si elle pourrait lui apparaître logique.
1. Jeudi 28 janvier donc, alors que Navalny mettait en ligne le discours prononcé à son procès, Poutine intervenait à distance en invité inattendu au forum de Davos. Or, le discours qu’il a prononcé, dont le verbatim est sur le site du Kremlin, à côté de remarques convenues et aussi de points de vue incisifs de l’homme d’Etat considérant la situation mondiale, contient encore ce passage :
« Nous pouvons nous attendre à ce que la nature des actions pratiques devienne plus agressive, y compris la pression sur les pays qui n’acceptent pas le rôle de satellites obéissants gérés, l’utilisation de barrières commerciales, les sanctions illégitimes, les restrictions dans les domaines financier, technologique et de l’information.
Un tel jeu sans règles augmente de manière critique les risques d’utilisation unilatérale de la force militaire – c’est-à-dire le danger, l’utilisation de la force sous l’un ou l’autre prétexte farfelu. Elle multiplie la probabilité de nouveaux points chauds sur notre planète. Ce sont toutes des choses qui nous concernent.«
Il y a une allusion claire à la situation de l’Iran soumis aux sanctions économiques américaines suite à la décision de Donald Trump de sortir de l’accord sur le nucléaire de 2015, mais elle ne semble pas expliquer entièrement ces paroles. Il est possible d’y entendre encore un avertissement sur le fait que les sanctions économiques et les restrictions dans le domaine financier peuvent débouchent sur une « utilisation unilatérale de la force militaire« .
Quelles sanctions économiques ? Peut-être celles dont certains Européens commencent à parler pour inciter le président russe à modérer la répression chez lui ? Quelles restrictions financières ? Celles qui pourraient éventuellement viser l’équipe au pouvoir en Russie, dont le cœur est russe et patriotique – du moins s’il faut en croire leurs paroles – mais le portefeuille se trouve bien à l’Ouest, ainsi que le plus clair de leurs investissements ?
2. D’autre part, jeudi 28 janvier, Margarita Simonian était à Donetsk dans le Donbass, la partie de l’Ukraine orientale séparée de Kiev suite à la guerre civile de 2014-2015.
Qui est Margarita Simonian ? C’est la rédactrice en chef de la partie anglophone de RT, principal média extérieur de la Russie – et premier canal d’influence du gouvernement russe auprès des opinions publiques étrangères. Autant dire d’une part qu’elle est un agent de premier rang de l’appareil d’influence russe, tout sauf une lampiste. D’autre part que ses paroles sont nécessairement mesurées et contrôlées à l’avance. L’initiative personnelle est exclue en ce qui la concerne.
Or le discours qu’elle a prononcé devant des responsables des deux Etats non reconnus apparus en Ukraine orientale sous patronage russe les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk n’est pas ordinaire !
Margarita Simonian y précise bien qu’elle n’est pas politicienne, seulement journaliste. Qu’elle ne fait que donner son opinion, et partager sa douleur. Mais n’a-t-elle pas droit à son opinion, et à sa douleur ? Puis, ceci :
« Les habitants du Donbass veulent avoir la possibilité d’être russes. Et nous sommes obligés de leur offrir cette possibilité.
Les habitants du Donbass veulent avoir le droit de parler russe, afin que personne ne puisse jamais leur enlever ce droit. Et nous sommes obligés de leur donner une telle possibilité.
Les habitants du Donbass veulent vivre chez eux et faire partie de notre grande et généreuse Mère Patrie. Et nous leur devons bien ça.
Mère Russie, ramène le Donbass chez toi. »
Depuis la pause (relative) dans les combats et la stabilisation de la ligne de front en 2015, la Russie a continué de soutenir économiquement les deux Etats autoproclamés d’Ukraine orientale, et aussi avec des armes. Et les proclamations d’amitié ne sont pas rares.
Mais ce que cet agent de premier rang de l’appareil médiatique d’Etat de la Russie décrit, c’est un appel à une annexion ouverte. Et encore une fois, ses protestations de « simple journaliste » qui a bien le droit de donner « son opinion personnelle » ne sont pas crédibles une seconde, vu son poste.
Que prépare donc Vladimir Poutine ?
Deux interprétations, qui d’ailleurs ne s’excluent pas. Poutine peut préparer deux options, garder deux fers au feu, à utiliser suivant les circonstances :
- D’une part, l’intimidation des pays occidentaux qui envisageraient des sanctions, par exemple financières contre le groupe dirigeant russe et ses avoirs et propriétés en Europe
A demi-mot, leur faire comprendre que l’option de la force n’est pas exclue. Et dans le même temps, crédibiliser cette option en semblant la préparer, sur le front évident c’est-à-dire en Ukraine.
Non pour la déclencher, mais pour que la menace protège les intérêts financiers du groupe dirigeant – pendant éventuellement qu’il « fait ce qu’il faudra » contre le mouvement Navalny.
L’habile Poutine utilise d’ailleurs la carotte comme le bâton, et dans le même discours il a vanté les rapprochements possibles avec l’Europe. Le message est clair : si vous ne cherchez pas à me gêner, si vous ne critiquez pas trop sérieusement ce que je ferai pour conserver le pouvoir, vous trouverez en moi un partenaire commode.
- D’autre part, la distraction et la gloire pour le peuple russe
Après que les militaires russes ont forcé le parlement de Simferopol la capitale de la Crimée à organiser un référendum sur l’union avec la Russie en mars 2014, référendum dont le résultat fut appliqué tambour battant, Poutine a connu un grand regain de popularité.
Alors, pourquoi ne pas réitérer l’opération dans le Donbass ? Surtout si le mouvement Navalny devait prendre trop d’ampleur. Voire en préventif ?
Il suffirait après tout d’inviter les responsables des deux Républiques populaires à organiser des référendums sur la question du rattachement. Ils ne se feraient sans doute guère prier, et le résultat des référendums serait éminemment prévisible s’agissant de territoires appauvris, où tout le monde parle russe, dans un pays qui est par ailleurs le plus pauvre d’Europe. Un pays où le niveau de vie russe peut faire envie. La Fédération de Russie y gagnerait deux membres supplémentaires.
Militairement, l’opération ne serait pas vraiment risquée. La ligne de front est stable après tout, quelques violences sont toujours envisageables, mais qui à Kiev a vraiment envie de mourir dans une guerre perdue d’avance ?
Diplomatiquement, l’opération serait désastreuse pour la Russie. L’éloignant davantage du reste de l’Europe, gelant les initiatives pour rapprocher les deux parties du continent comme celle initiée par le président français en 2019, elle mettrait la Russie encore davantage dans les mains du pays dix fois plus riche et dix fois plus peuplé qu’elle avec lequel Poutine fait semblant de pouvoir maintenir un partenariat équilibré. Fiction à laquelle Xi Jinping fait bien entendu semblant de croire, puisqu’elle le sert.
Mais certes, le président russe pourrait en espérer un regain de popularité – au moins l’espérer, car il n’est pas sûr que tous les Russes se laisseraient prendre au piège, et les circonstances ne sont pas les mêmes qu’en 2014. Sans doute, le sentiment obsidional d’être entouré d’ennemis pourrait en être renforcé – et il sert le président russe.
S’il estime que la survie de son pouvoir passe par là, Vladimir Poutine reculera-t-il vraiment devant le risque d’infliger un désastre diplomatique à son pays ? Il est hélas permis d’en douter.
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