Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 31, 1987 : 43-44.
Le texte qui suit a paru, comme plusieurs que je republie en ce moment ici, dans L’Âne Le magazine freudien, mais alors que j’ai écrit les autres en tant que chroniqueur de la rubrique anthropologie, c’est en tant que psychanalyste que j’ai rédigé celui-ci, qui serait ma contribution à un numéro spécial de la revue consacré à l’Intelligence Artificielle dont notre comité de rédaction venait de concevoir le projet (pour la petite histoire, étaient présents dans mon souvenir ce soir là, Judith Miller, directrice et par ailleurs fille de Lacan, Gérard Miller, Slavoj Žižek et moi-même).
Ce n’est que plusieurs mois plus tard que Robert Linggard m’aborderait dans les couloirs d’un colloque d’IA à Bordeaux pour m’offrir de participer aux travaux du Connex Project qu’il mettait sur pied chez British Telecom, sur la seule base d’un « J’aime beaucoup les questions que vous posez de la salle ». J’expliquerais dans Principes des systèmes intelligents (1989) la philosophie du logiciel ANELLA (Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities = réseau associatif aux propriétés émergentes de logique et d’apprentissage) que je mettrais au point pour BT. Au moment où paraît « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud », au tout début de 1987, il s’agit donc d’un texte purement programmatique : je n’ai non seulement pas encore écrit à ce moment là une seule ligne de programmation en IA mais j’ignore que l’occasion me serait bientôt donnée de devenir chercheur dans ce domaine.
Pour les ingénieurs de l’Intelligence Artificielle, c’est aujourd’hui que les difficultés commencent. Non pas que ce qu’ils aient fait jusqu’ici soit sans mérite : il faut souligner sans rechigner le caractère quasi-miraculeux de bon nombre de leurs réalisations. Rien qui n’ait été jugé irréalisable par l’un ou l’autre il y a vingt ou dix ans et qui n’ait été effectué pourtant ensuite, parce que l’ingénieur ne se laisse pas arrêter par des impossibilités de principe, suivant l’admirable maxime « quand faut y aller… ».
Donc, d’abord, un grand bravo, avant de jouer les Cassandre, « car maintenant vous allez en baver ! » Pourquoi ? Parce que l’IA a épuisé – ou aura épuisé bientôt – la simulation de l’humain dans son fonctionnement proprement machinique, à savoir les questions qui relèvent du simple calcul, au sens de « calculer » comme à l’école primaire, à ne pas confondre avec l’algorithme qui est la manière nécessaire – car « chevillée » en elle – pour la machine de procéder. Si l’ordinateur est bien un automate dans la mesure où il peut être modélisé entièrement comme « machine de Turing », il n’en va pas de même pour l’homme, même si la machine de Turing constitue le modèle satisfaisant d’une partie de son activité, c’est-à-dire précisément, la plus machinique car pur calcul : « Mais si la machine ne pense pas, il est clair que nous-mêmes ne pensons pas non plus au moment où nous faisons une opération. Nous suivons exactement les mêmes mécanismes que la machine », souligne Lacan dans le séminaire sur « Le moi ». Plus clairement dit : si les premières étapes de la construction du « robot pensant » comme homme à côté de l’homme ont pu être atteintes sans trop de difficultés c’est qu’elles sont opérées à partir du modèle assez niais de l’homme en tant que robot. C’est ce modèle que propose la nouvelle « science cognitive », qui n’est hélas rien d’autre que la vieille psychologie expérimentale récemment ravalée par un laborieux lifting.
« Qu’est-ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition à traiter l’homme comme un instrument ? », demandait autrefois non sans cruauté Canguilhem. Un regard rétrospectif permet aujourd’hui de répondre : « créer un robot à l’image d’une représentation robotisée de l’homme ». Ce qui, répétons-le, n’est déjà pas si mal…d’un point de vue purement technologique. Mais produire un authentique golem, c’est une autre paire de manches. Contrairement à ce qu’affirment de nombreux esprits chagrins, je ne pense pas que la tâche soit irréalisable : aucun des arguments présentés par les adversaires de l’IA ne me paraît sérieux, mais elle forcera à changer son fusil d’épaule. Il faudra pour cela se donner désormais de l’homme un modèle plus convaincant que celui proposé par la psychologie, autrement dit, il faudra que l’IA s’offre dans les plus brefs délais un nouveau « paradigme » au sens de Kuhn, un cadre de pensée plus adéquat.
C’est ici que nous pourrions entrer en scène, nous qui avons de l’homme une représentation moins candide. Nous pouvons au choix dire aux ingénieurs, ou bien « Nous, nous savons comment il faudrait faire pour construire l’homme artificiel, mais nous ne vous le dirons pas ! Bisque, bisque, rage ! », ou bien encore, « Ne bougez pas, nous arrivons ! À partir de demain on s’amuse tous ensemble ! ». La position dite « bisque rage » est très tentante : après tout, on ne nous a rien demandé, on n’a pas pensé tout de suite qu’on aurait un jour besoin de nos lumières et nous serions bien en droit de bouder, de faire les difficiles. Seulement, il n’est pas tout à fait vrai qu’on n’ait pas pensé à nous : Bernard Meltzer y a pensé. Meltzer est l’un des membres de l’équipe pionnière d’Edimbourg qui a tant – et si injustement – souffert du rapport Lighthill affirmant il y a une quinzaine d’années que l’IA était une cochonnerie. Dans le cadre d’une enquête récente il déclarait qu’
« à très peu d’exceptions près toute l’IA s’est occupée jusqu’ici de ce que Freud appelait les processus secondaires de l’esprit, ceux qui traitent de la pensée de sens commun en tant que logique, rationnelle, réflexive ou potentiellement réflexive. Elle a négligé les processus primaires, c’est-à-dire ceux qui traitent de la pensée apparemment non-rationnelle, non-réflexive, celle qui débouche, par exemple, sur de nouvelles métaphores, des mots d’esprit, des rêves, des poèmes, des névroses ou des psychoses. On a pratiquement complètement ignoré ces intuitions des processus mentaux qu’offrent en abondance les recherches de Freud, fondées sur l’étude de centaines de cas ».
On pourrait dire qu’il n’existe aucune bonne raison pour que nous allions nous mêler de cette affaire pas toujours très claire : la psychanalyse aurait d’ailleurs bien des choses à dire sur ce désir de construire l’homme à côté de l’homme : il y a là, pour ne pas en dire davantage, de l’inanalysé à profusion. Mais on ne peut, d’autre part, se montrer sensible à l’aspect si essentiellement, si admirablement humain d’une telle ambition. On peut y voir en d’autres mots la sublimation – ou, si l’on veut, l’Esprit – en marche. Or, la marche en avant de la sublimation, il faut s’en souvenir, même quarante ans plus tard, n’a rien d’inéluctable : les faux pas sont toujours possibles. Et c’est une des raisons pour quoi l’entreprise mérite nos encouragements.
Mais j’aperçois ce qui m’apparaît comme une meilleure raison encore pour que nous n’ignorions pas les appels du pied même timides qui nous viennent du côté de l’Intelligence Artificielle. C’est une raison particulière qui n’est pas sans liaison avec l’éthique, qui ne va pas sans un certain militantisme de la pensée, sans une certaine prise de position sur l’homme. Je m’arrête un instant avant de poursuivre : que sent-on dans tous ces textes soi-disant philosophiques qui nous prouvent par a + b que l’homme artificiel, on n’y arrivera jamais ? On y sent, je vais vous le dire, comme une odeur d’encens. La construction de l’homme à côté de l’homme, c’est l’ultime défi que puisse relever une conception matérialiste de l’homme. Allons, cela mérite bien un petit effort de notre part.
Ceci dit, il ne serait ni honnête, ni même très intéressant pour aucune des parties que nous disions à ces ingénieurs, eh bien Messieurs, lisez donc Freud, lisez Lacan : si la métapsychologie freudienne constitue bien un discours matérialiste sur l’homme sans être pour autant ni mécaniste ni réductionniste, il faut que nous puissions être un peu plus opérationnels, que nous puissions tenir aux chercheurs en IA un discours qu’ils puissent entendre, c’est-à-dire que nous traduisions à leur intention ce que nous savons. Autrement dit, pour que l’IA doive un jour quelque chose à Freud, il faut que nous lui disions maintenant quoi et qu’ainsi cette prédiction devienne grâce à nous créative. Ce faisant, nous pourrions avoir l’arrière-pensée suivante : puisque la psychologie sous la marque déposée « science cognitive » est aujourd’hui tout entière à la remorque de l’IA, la métapsychologie freudienne pourrait obtenir la reconnaissance qui lui revient comme savoir en faisant preuve de son effectivité dans un cadre non-clinique, renvoyant ainsi là où ils le méritent, l’ensemble des reproches classiques de non-garantie expérimentale, de non-« falsificationnisme », etc. Non pas que la métapsychologie ait véritablement besoin d’une telle reconnaissance mais parce qu’il n’y a pas de raison que la place qui lui revient comme savoir positif continue plus longtemps d’être usurpée par une psychologie dont le seul mérite est d’être « scientifique », au sens où elle mime de façon dévoyée et hors de propos la méthodologie de la physique à un moment précis de son histoire, à savoir lorsqu’elle était mécanique classique.
Il y a dans l’œuvre de Freud des étapes, de même chez Lacan, qui sont d’autant de moments dans la constitution cumulative d’un savoir. La première topique, l’articulation des systèmes Inconscient, Préconscient et Conscient, est encore du type « psychologique » classique : le sujet est monadique, conçu comme ensemble de « dispositifs cognitifs », sans qu’il tire bénéfice de l’auto-organisation qui résulte du commerce intersubjectif, du coup la complexité de tout fait humain « culturel » doit s’expliquer par une complexité équivalente des « dispositifs cognitifs » dont il est censé être le produit. Un peu comme si tout ce qui se voit et s’entend à la télévision devait s’expliquer complètement par l’anatomie et la physiologie du téléviseur.
Le culturel apparaît chez Freud comme le résultat d’une psychologie des foules, c’est-à-dire sous la forme non-dialectique de phénomène d’une physique sociale » : la monade découvre le social quand elle intervient comme atome dans un processus « en masse » dont peut rendre compte une sorte de mécanique statistique. L’intersubjectivité est prise en compte non pas comme principe d’organisation externe, mais comme projection extérieure de l’intersubjectivité interne qu’entretiennent entre-elles les trois instances de la seconde topique : ça, Moi et Surmoi.
La seconde topique « modularise » la représentation du mécanisme constitutif du sujet et réalise ainsi une économie substantielle puisqu’une partie de la complexité peut dès lors s’expliquer par l’interaction des trois instances. Que l’on puisse ainsi simplifier un mécanisme en le modularisant, c’est là une chose que l’Intelligence Artificielle avait découverte par elle-même depuis les travaux de Newell et Simon dans les années soixante : au lieu de pourvoir, par exemple, un système expert d’une base de connaissances immense, on organise celle-ci en petits modules qui ne sont convoqués que si nécessaire par des heuristiques regroupées séparément comme base de « métaconnaissance ». Une partie de la complexité apparente du mécanisme s’explique alors par les interactions entre modules.
Freud n’a pas ignoré le rôle joué par la langue dans l’humain puisqu’elle est centrale au propos des trois ouvrages consacrés à la mémoire et à ses défauts : la Traumdeutung (La science du rêve) la Psychopathologie de la vie quotidienne et le Witz (Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient). Mais la langue n’intervient pour lui qu’inscrite comme trace mnésique au cœur de la monade humaine. C’est chez Lacan bien sûr que la langue ou, plus exactement, lalangue intervient comme Symbolique, c’est-à-dire comme interactionnel à la fois interne et externe, principe d’auto-organisation collective de l’humain en culture. Ce que Lacan met en évidence, c’est la prééminence du signifiant pour un « sujet pris et torturé par le langage » (séminaire sur « Les psychoses »).
Chez Freud, le signifiant apparaît bien comme l’un des deux constituants, avec l’image, de l’inconscient en tant que mémoire mais son rôle se limite à être la source de malencontreuses « associations superficielles » qui apparentent « Herr » à Herzégovine » et « Bosnie » à « Boticelli ». Chez Lacan au contraire, le signifiant intervient sous la triple forme constituante d’un ordre humain en tant qu’intersubjectif : comme chaîne signifiante faisant du sujet un effet de la chaîne, comme principe de la demande, marquant la différence entre le besoin animal et le désir fondé dans le manque-à-être, enfin comme signifiant-maître, c’est-à-dire comme Loi morale emblématisée par le Nom-du-Père. De Freud à Lacan, le glissement des signifiants passe du statut subordonné d’ « association superficielle » à celui, fondateur, de loi de l’animal symbolique. Le sujet parce que « parlé » est dialectisé : la complexité de l’univers humain cesse de refléter la complexité de dispositifs cognitifs internes pour apparaître comme la conséquence de la soumission du sujet humain à un ordre extérieur et pré-existant à tout sujet, celui de lalangue.
Peut-on proposer à l’ingénieur de l’Intelligence Artificielle quelque chose à partir de là ? Il est clair tout d’abord que le modèle de l’homme que nous lui proposons est beaucoup moins « net », beaucoup moins propre, que celui à partir duquel il a travaillé jusqu’ici : pour lui, ni manque-à-être ni emprise du signifiant, mais mathématiques et logique. Il faut remarquer aussi que ce qui caractérise l’humain apparaît le plus souvent comme contrainte, et pas nécessairement avantageuse pour l’efficience globale du système : de quel secours serait pour nous une machine qui proposerait comme auteur du Jugement Dernier, Boticelli, parce qu’elle a neutralisé sous l’influence de l’affect la partie de sa mémoire qui lui permettrait de retrouver plus exactement, Signorelli ? S’il s’agit de bien mettre au point un serviteur perfectionné que nous importeraient l’expression par lui de ses états d’âme comme reflets d’un manque-à-être dont nous saurions parfaitement qu’il a été câblé en usine ?
En fait, le préjugé qui nous pousse à approfondir notre connaissance de l’homme pour améliorer la machine procède de la conviction que nous allons découvrir en lui des « dispositifs cognitifs » supérieurs dans leur conception à ceux que les ingénieurs ont spontanément inventé pour la machine. Et s’il n’en était pas ainsi : si la complexité qui nous épate tant chez nous-mêmes résultait bien pour sa plus grande part d’effets d’auto-organisation dus à la réalité essentiellement intersubjective de l’humain ? Alors la construction de l’homme à côté de l’homme tout en nous apprenant beaucoup sur notre nature, faillirait à la tâche de nous pourvoir d’un serviteur de première classe, car elle nous produirait à sa place un Victor de l’Aveyron : c’est-à-dire un être très moyennement intelligent comme nous-mêmes quant à ses dispositions initiales mais qui demeurerait idiot s’il ne devenait humain par le commerce des hommes.
Descendons alors dans le détail en imaginant qu’elle serait la « quincaillerie » (traduction littérale de « hardware ») d’un homme artificiel construit sur le modèle qu’en propose la métapsychologie. La première topique du fait de sa dimension opérationnelle peut nous servir de support. On aurait tout d’abord, en « sous-sol », une mémoire en réseau connectant sans plus un ensemble d’images et de signifiants selon les cheminements que révèle l’association libre : du simple rapprochement des signifiants par l’assonance à leur articulation complexe en fonction d’une modélisation (il ne m’apparaît pas certain qu’il faille réserver une place au sens, au signifié, à cet « étage »). Ce réseau se caractériserait par l’attachement d’un affect à chaque élément de mémoire, à chaque « trace mnésique «, affect dont la valeur positive ou négative serait évolutive et « contagieuse » sur le voisinage proche du réseau. L’affect négatif imposerait à la mémoire une neutralisation à la remémoration sur divers modes (répression, refoulement, forclusion). Cet étage serait bien sûr celui qui correspondrait dans la première topique à l’Inconscient.
On peut aller plus loin dans le réalisme en assignant à la constitution de la mémoire une structure historique, accrochant de façon successive de nouveaux éléments sur un « germe » de traces mnésiques « infantiles », et associant à chacune de ces traces une valeur d’affect plausible. Les premières inscriptions constitueraient ainsi des « noyaux de croyance » plus difficilement accessibles pour leur réarrangement ultérieur et la modification de leur valeur d’affect en raison de leur localisation topologique « centrale » (cf. Jorion & Delbos 1985 : 243-244).
Au deuxième étage, qui serait un rez-de-chaussée, on trouverait un système où la parole est produite comme demande agie par un manque-à-être cherchant toujours vainement à se combler. Ici, la parole serait produite sur le mode de la citation plus ou moins littérale d’éléments préfabriqués que sont les traces mnésiques (qui peuvent être des signifiants « atomiques » ou des pans entiers de signifiant, comme un poème ou une chanson) par enrobages successifs en une forme actantielle. C’est ici que se réaliseraient comme distorsions (oubli, lapsus, déni) les neutralisations auxquelles est soumise la mémoire sous-jacente. Ce rez-de-chaussée serait l’équivalent du système Préconscient.
Au troisième étage, qui serait un premier, on trouverait un système perceptif audio-visuel qui, d’une part, alimenterait la mémoire en sous-sol en éléments nouveaux, images et signifiants, éventuellement extraits de paroles adressées au sujet, d’autre part, « monitorerait » la parole produite au rez-de-chaussée, enregistrant sa signification et commandant des réarrangements (dont la dénégation) lorsque la parole a prétendument « dépassé la pensée », c’est-à-dire s’est avérée irrecevable par cet équivalent du système Conscient. Le signifié ne prend sans doute existence qu’à ce niveau dans l’émergence rétrospective du sens comme effet du bouclage s’opérant par la scansion qu’introduit dans la chaîne signifiante la chute de la phrase, selon le mécanisme mis en évidence par Lacan.
On pourrait s’amuser, dans mon système à trois étages, à distinguer ce qui est pour l’informatique de pointe déjà de l’ordre du réalisable et ce qui ne l’est pas : le réseau de mémoire postulé par exemple est d’une structure beaucoup plus simple que les « réseaux sémantiques » qu’utilisent déjà les systèmes-experts ; quant à l’association de valeurs d’affect aux traces mnésiques, il s’agit du problème banal de l’étiquetage d’un graphe. Posent des problèmes plus sérieux, premièrement, la « performance » linguistique par enrobages successifs dont la théorie reste à faire (sa nature de bricolage d’éléments préfabriqués de chaîne signifiante, la situe à mille lieues de toute grammaire générative transformationnelle) ; deuxièmement, comme tout mécanisme d’apprentissage demeure un obstacle, il en ira ainsi en particulier pour celui qui devrait assurer la mise à jour de la mémoire à partir de sa structure existante ; troisièmement, l’enregistrement permanent d’images complexes ancrées au réseau des signifiants et susceptibles de manipulations « imaginaires » tridimensionnelles.
Mais la question n’est pas tellement là : rien de tout cela n’apparaît en effet comme irréalisable par l’informatique, à court ou moyen terme. Ce qui frappe bien sûr dans ma tentative rapide de produire un modèle « opérationnel » du sujet humain, conforme à la métapsychologie, c’est son caractère hétéroclite ou éclectique. Pas étonnant dès lors que les ingénieurs n’aient pas songé jusqu’ici à quoi que ce soit de semblable : leurs robots sont bien plus raisonnables, dont tout output résulte d’un calcul opéré entièrement à l’intérieur de la machine. On doit toutefois s’interroger alors sur l’intérêt pratique de la création d’un système qui présentera toute garantie de réalisme mais s’avèrera peu satisfaisant pour la raison : l’humanisation de la machine passe en effet par l’inscription en elle d’un certain ratage telle par exemple la neutralisation partielle de la mémoire par l’affect négatif. Rien qu’on ne puisse simuler sur un homme à côté de l’homme, mais au prix certainement d’une déperdition quant à sa capacité de calcul. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? ou serait-il préférable de spécialiser la machine dans ce qu’elle fait d’ores et déjà mieux que l’humain, à savoir être raisonnable, réservant à l’homme d’être intelligent, c’est-à-dire de savoir exploiter le système D de la culture que ses ancêtres ont mis au point au fil des siècles et qui lui permet d’atténuer les démangeaisons de son défaut fondamental, ce manque-à-être qui cherche frénétiquement à combler une faille pourtant irrémédiable.
Alors, que devra l’Intelligence Artificielle à Freud ? D’abord quelques questions fondamentales sur ses motivations. Ensuite, l’accent mis sur l’intersubjectif comme facteur de complexité. Également, un nombre important de propositions « constructives » quant à la forme et au principe de certains mécanismes spécifiques, probablement plus simples chez l’homme que ne l’imaginent aujourd’hui les ingénieurs de l’IA : mémoire simplement associative de signifiants et d’images, performance linguistique bricolée à partir d’éléments précontraints, etc. Autrement dit, l’IA devra à Freud non seulement une modélisation globale de l’humain associée à des propositions concrètes quant à l’organisation de sous-mécanismes, mais encore, comme garde-fou d’une ambition « sans conscience » les termes et les thèmes d’un discours critique sur le souci-même de l’homme artificiel, et sur sa nécessité.
Corn-er-Porh, le 5 janvier 1987.
>Référence :
Paul Jorion & Geneviève Delbos, « Le robot pensant », Le Temps de la Réflexion VI, 1985 : 227-249
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