Le scandale des faux Hommes des Cavernes ! a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 30, 1987 : 22.
Un scandale de plus secoue les Philippines pourtant déjà durement éprouvées ces mois derniers. Particularité curieuse cependant de ce scandale récent : il est ethnologique ou plutôt, politico-ethnologique : les Hommes des Cavernes du Président Marcos seraient faux ! Résumons les faits : le 8 juillet 1971, le monde ébahi apprenait par la presse que l’on venait de découvrir à Cotabato dans l’île de Mindanao, une tribu de vingt-quatre Hommes, Femmes et Enfants des Cavernes, les Tasaday, vivant encore à l’Âge de Pierre. En décembre de la même année, un ethnologue nommé Carlos (sans parenté avec le terroriste) déclare à l’équipe du National Geographic qui s’est dépêchée sur les lieux : « Selon des estimations récentes, ils ont vécu une existence séparée pendant 500 à 1 000 ans ».
Durant trois années, les Fossiles Vivants furent étudiés à différentes reprises par onze chercheurs « diplômés » venus d’Allemagne, des États-Unis ou des Philippines elles-mêmes. Puis on décida de les laisser en paix. Mais en mars de l’année dernière, un journaliste suisse nommé Oswald Iten, après avoir passé quelques jours parmi les Tasaday, révéla les confidences qui lui avaient été faites : les Hommes des Cavernes étaient un canular, on les avait obligés à porter des pagnes et à vivre dans des cavernes. L’affaire avait été montée – avec l’aval de Marcos – par Manuel Elizalde, Directeur du Panamin (Presidential Arm for National Minorities).
Bien sûr, les chercheurs diplômés qui ont étudié les Tasaday ne l’entendent pas de cette oreille. Douglas Yen, ethnobiologiste de l’Université de Canberra, déclare qu’Elizalde n’est pas assez malin pour avoir mis sur pied un canular aussi élaboré : « Voilà trente ans que je travaille dans différents coins. On ne me roule pas aussi facilement ! », ajoute-t-il. Carol Molony de l’Université de Stanford passa dix-sept jours avec les Tasaday, « Pendant cette période, dit-elle, ils ne prononcèrent aucun mot appartenant à une autre langue, ni même aucun mot emprunté aux langues de leurs voisins. Il est absurde d’imaginer qu’on aurait pu les former pour un pareil canular ! ». Quoi qu’il en soit, en août 1986, une Commission Internationale présidée par un ethnologue, Gérald Berreman, a été mise sur pied pour enquêter sur la réalité des faits. Depuis, la controverse fait rage : Hommes des Cavernes ou Hommes du Président ?
L’histoire est amusante, si amusante que j’ai consacré l’après-midi d’un samedi à faire les quais à la recherche du fameux numéro d’août 1972 du National Geographic. Je l’ai trouvé, et j’en reparlerai pour finir. Je me méfie de tout réflexe corporatiste et je n’irai pas jusqu’à m’étonner qu’un ethnologue de quelque réputation comme Berreman se soit laissé embarquer dans ce qui est sans doute le vrai canular de l’affaire : la Commission d’Enquête. Car quelles pourraient être ses conclusions ? Que les Tasaday sont vrais ou faux. Mais de vrais ou faux quoi ? Hommes des Cavernes ? Soyons sérieux !
La question du faux se pose en ethnologie comme dans toute discipline, mais comme dans le cas philippin, il n’est jamais très clair sur quoi porte la falsification. Imaginons un étudiant qui rédige entièrement sa thèse en bibliothèque, il est en général assez aisé d’opérer des recoupements pour savoir s’il s’est réellement rendu sur le terrain : il y a bien quelqu’un qui a dû le voir passer. Les choses se compliquent un peu si le terrain est proche. La question s’est posée à propos de Castaneda : son enquêteur présumé habitait à portée de bus de son université. Si faux il y a, sur quoi porte-t-il alors ? Sur le fait que Castaneda ait survolé la campagne sous la forme d’un faucon, comme il le prétend ? Sur le fait que Don José soit un composé de plusieurs informateurs ? Ou sur le fait précisément que l’ethnologue n’ait pas quitté la bibliothèque de Berkeley ? Mais serait-ce humainement possible ?
Le faux est plutôt d’un autre ordre, et l’on en a eu de convaincantes illustrations récemment. Imaginons une population marginale que l’on commence par massacrer consciencieusement, dont on déplace ensuite les survivants, que l’on enrôle finalement comme hommes de mains dans une sale guerre, puis que l’on abandonne finalement aux ethnologues… Ceux-ci s’empressent alors d’écrire des ouvrages très savants sur ces chasseurs-cueilleurs qui évoquent à s’y méprendre nos ancêtres du néolithique. Le cas n’est pas inventé : c’est très exactement ce qui s’est passé dans les années soixante-dix à propos des Boschimans (!Kung).
Je ne tiens pas rigueur à ces natifs du Kalahari pour les malheurs qui ont été les leurs, ni même pour avoir fait du renseignement pour le BOSS : ils n’avaient pas vraiment le choix. Mais j’ai très peu de respect pour les ethnologues qui font grand cas du fait que des chasseurs-cueilleurs aient le même système de parenté que nous, et en tirent de profondes leçons sur la nature humaine, alors que les documents existent qui font état pour les Boschimans au siècle dernier d’un système totémique très semblable à celui des Aborigènes australiens, ce qui fait effectivement un peu plus sens.
Plus délicats – car ils ne mettent pas en cause la bonne foi des ethnologues – sont les cas nombreux de régression culturelle. Lévi-Strauss s’y est intéressé à propos des populations amazoniennes, dont les Nambikwara qui lui sont chers. Populations pourchassées, réfugiées dans des zones insalubres, ayant perdu le souvenir d’une bonne part de leurs connaissances technologiques, de leurs mythes, de leurs rituels. Les Tasmaniens furent ainsi découverts par les Européens dans un état de dénuement matériel quasi-total, qui contrastait avec ce que l’archéologie devait ensuite révéler d’une culture plus florissante. W. H. R. Rivers avait fait l’inventaire autrefois des techniques perdues par les Polynésiens de différentes îles : perte de la technique de construction du canot, perte de l’arc comme outil de chasse, alors qu’ils sont utilisés sous une forme miniature dans différents rituels, etc.
Que nous apprend une culture régressive ? Beaucoup si on l’imagine à l’instar d’un diplodocus survivant, qu’elle aurait alors survécu des milliers d’années pour nous offrir le spectacle de nos ancêtres se perpétuant tranquillement. Pas grand-chose si on la considère comme ce qu’elle est : le témoin pathétique d’une grandeur passée. C’est là bien sûr le fin mot de cette histoire d’Hommes des Cavernes : le rêve d’un voyage impossible au temps des origines.
Que trouve-t-on dans l’article de 1972 qui révéla « les Hommes des Cavernes de l’Âge de Pierre de Mindanao ». Je cite quelques passages : « Perchés dans l’Âge de Pierre, les Tasaday fixent, de leur caverne principale, leurs visiteurs de l’Âge de l’Espace. ‘Rien n’est plus aimable que l’homme dans son état premier’ écrivait, il y a deux siècles, le philosophe français [sic] Jean-Jacques Rousseau. Sa théorie sur la condition humaine semble incarnée par cet enfant [… aux grands yeux de poulbot] et ses parents sans défense, qui dépendent maintenant pour leur survie en tant que peuple, de la protection de l’homme du XXè siècle ». L’auteur de l’article n’est cependant pas un idiot puisqu’il se révèle quelque peu soucieux quand il observe des techniques très élaborées de piégeage et d’extraction du gluten : « ils ont vite appris », constate-t-il.
On peut reconstituer sans peine la scène primitive : l’homme de Marcos se pointe un beau jour et leur déclare « Les gars y a des visiteurs qui vont venir. Tant qu’ils sont là vous faites les cons un max, on va s’en mettre plein les fouilles ! ». Marcos parti, nos bonshommes, qui participent bien de la nature humaine, se disent qu’il y a maintenant du blé à faire en disant qu’il était une crapule. Humanité primitive qui s’est déguisée, sans aucun doute de bon gré, en Hommes de Cro-Magnon, en « super-primitifs ».
Tasaday, vivez en paix ! J’espère que la Commission d’Enquête vous déclarera « Hommes des Cavernes Garantis et d’Honneur » et qu’on vous laissera désormais tranquilles. Nous vous avons fait jouer dans la mauvaise pièce du Paradis Perdu, qui est dans le répertoire de notre mythologie. Pardonnez-nous ! dans votre mythologie à vous il y a sûrement aussi des conneries…
Paris, le 20 janvier 1987.
Sources :
Kenneth MacLeish, « The Tasadays, Stone Age Cavemen of Mindanao », National Geographic Vol. 142, N° 2, 1972 : 219-249.
Ian Anderson, « Tasaday: stone age survivors or a modern hoax », New Scientist 23 October 1986 : 18.
Laisser un commentaire