Le drôle de retour de l’individualisme
A paru dans Libération, le 21 mars 1988, en page 6
Il y a dix ans, dans un ouvrage intitulé The Origins of English Individualism (1978), Alan Macfarlane, historien britannique, apportait comme preuve d’une origine précoce à l’individualisme bien connu de ses concitoyens, la fréquence des ventes de terre entre paysans à la fin du Moyen Age. Pour lui ces nombreuses transactions reflétaient l’esprit indépendant d’un chef d’entreprise rural qui cessait alors d’être un paysan pour devenir historiquement un entrepreneur. Depuis, les travaux des collègues de Macfarlane (Hilton, Dyer, Razi, Smith) ont révélé que la cause principale de ces ventes répétées était la dépendance étroite existant entre la taille d’une ferme économiquement viable et la capacité de travail de l’équipe qui la fait produire, c’est-à-dire, essentiellement, la famille.
Ainsi, ces ventes et ces achats ne reflétaient pas le fier esprit de décision d’un paysan, que l’on imagine en effet la tête près du bonnet, mais sa subordination sinistrement étroite à une réalité économique très dure à ses sujets : par la bouche du paysan, c’était la terre qui parlait, et ce qui peut apparaître rétrospectivement comme le bon vouloir d’un fermier n’était en fait que son effacement complet devant une Loi d’Airain. Le jeune Marx avait compris dans quel sens opèrent les lois de l’économie qui écrivait que « le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite » (Manuscrits de 1844).
L’erreur de lecture de Macfarlane doit être méditée quand on lit ici et là que la crise économique permet à l’individualisme de refleurir. Individualisme au sens de débrouillardise joyeuse et sans contraintes ? Ou au contraire individualisme au sens d’un « raccourcissement de la laisse qui nous tient », au sens de « soumission redevenue plus étroite à une économie redevenue plus hargneuse » ?
L’individualisme est inscrit dans nos cultures européennes et dans nos sociétés d’une façon bien précise : aussi loin que remonte (la fin de la XIIè dynastie égyptienne, il y a quatre mille ans) l’histoire connue de l’organisation sociale dans notre culture européo-méditerranéenne, on rencontre toujours des systèmes qui identifient la personne, unité des systèmes sociaux, à l’individu humain. C’est une chose qui nous paraît à tort aller de soi puisque pratiquement toutes les autres cultures ont fait un choix différent : là, la personne correspond à une collectivité que l’on appelle famille, clan ou encore d’autres noms, et l’individu n’existe comme personne qu’en tant que dépositaire d’une fraction « redistribuée » de la personnalité du groupe dont il est un des éléments. Ceci vaut pour l’Afrique sub-saharienne, les Amériques amérindiennes, l’Extrême-Orient, le Pacifique : seuls les dignitaires du plus haut rang et leurs proches y acquéraient une personnalité identifiée comme chez nous à un individu unique. On a pu lire récemment dans les colonnes de Libération que les élections coréennes allaient exprimer le poids respectif des trois principaux clans du pays : ce qu’elles firent en effet.
Le choix culturel opéré chez nous (depuis Dieu sait quand), qu’un individu égale une personnee, est celui qui offre le moins de résistance à la création de grands États : tout quiconque est né à l’intérieur du périmètre dit « La France », est citoyen de « La France », nous dit la Loi du Sol, récemment très médiatiquement réévaluée. Au contraire l’histoire, le plus souvent courte, des états africains précoloniaux nous montre des confédérations de familles sans limites géographiques précises prêtes à se défaire à tout moment selon les lignes de clivage naturelles de ces ensembles familiaux. Pour briser la logique familiale au bénéfice du service de l’État, la Chine imagina, elle, un système complexe d’examens qui identifièrent désormais un individu à ses mérites propres et non plus à son appartenance clanique.
Ce dont nous avons hérité du fait de ce choix ancien fait chez nous d’une identification de l’individu et de la personne, c’est d’un système qui autorise la dispersion maximale des effets de la pression économique ; ce ne sont pas des vastes collectivités familiales qui en bénéficient ou le plus souvent en souffrent : ce sont chez nous des individus. Bien entendu, cet effet de dispersion ne s’exerçait pas pleinement sur ces paysans qui étaient condamnés à subir la loi économique sous sa forme la plus crue (puisque c’était la terre qui héritait des hommes et sacrifiait d’un cœur léger ceux qui par les aléas de la démographie constituaient un excédent), et l’on peut parfois parcourir sur plusieurs siècles l’histoire d’une ferme et la retrouver toujours semblable à elle-même : jusqu’au prénom du fermier qui se transmet, dans certaines régions, de père en fils. C’est dans les villes que les nouvelles recrues cessèrent, pour la première fois, d’enfiler nécessairement les bottes de leurs pères et se virent forcées d’ajuster leurs stratégies à un marché de l’emploi désormais mouvant et qui manifestait son horreur du vide. Il ne s’agit plus seulement pour un fils marchant sur les traces de ses aïeux de réinventer le même savoir à la même place : il lui fallut dorénavant créer la stratégie qui lui permette de se retrouver à point nommé à l’endroit précis où du travail s’achetait et où un savoir nouveau s’inventait de toutes pièces. Les révolutions agricoles et industrielles impliquèrent des déplacements de masse : aujourd’hui, tout le monde aux champs ! demain, tout le monde à la forge ! après-demain, retour aux champs ! Dans la région de Saint-Nazaire on vit ainsi les particuliers quitter leurs salines pour les chantiers de construction navale, puis, retour brutal aux marais. Aujourd’hui, les jeunes reviennent à la pêche, qui manquait de bras jusqu’à récemment !
« L’individualisme est de retour avec la crise », nous dit-on, sur un ton qui laisse entendre qu’une bonne nouvelle vient heureusement en compenser une mauvaise. Souvenons-nous du prétendu individualisme paysan du Moyen Age : le possédé « chevauché » par un esprit semble lui aussi n’agir qu’à sa guise. Notre système social s’est construit de telle manière que le malheur économique s’abatte sur des individus isolés : il ne s’amortit pas chez nous dans le parcours des longs réseaux de la personnalité familiale ; dès lors, il tend à l’invisibilité. Le retour de la démerde individuelle de celui qui sent les flammes à son dos signifie que la Loi d’Airain s’exerce à nouveau avec force et qu’avec chaque Bibi Fricotin dont parleront les médias naissent cent autres Jean Valjean dont ils n’auront rien à dire.
L’individualisme et la crise sont de retour : n’y aurait-il là hélas qu’une seule et mauvaise nouvelle ?
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