Arnaud Saint-Martin :
Ce vendredi, webinaire comme on dit maintenant, en distanciel, faute de pouvoir organiser des rencontres dans la vraie vie, in real life, comme au bon vieux temps du monde d’avant. Donc moi, je suis cogérant des Editions du Croquant, Arnaud Saint-Martin. Je vais animer – enfin, c’est vite dit – je serai là pendant cette rencontre. Ce soir, nous avons le plaisir d’écouter Paul Jorion et Susan George échanger à partir du nouvel opus que Paul vient de faire paraître au Croquant qui s’intitule « La chute de la météorite Trump tome 2 – « Haute trahison » » qui couvre la période qui va de mai 2018 à octobre 2020 et qui prend la suite d’un premier tome qui était sous-titré « Un objet populiste mal identifié ». On verra s’il est mieux identifié maintenant, consacré aux premiers temps chaotiques de la présidence Trump. Cette chronique des agissements de Trump et ses sbires entre la tour éponyme de Manhattan et la Maison Blanche est précieuse, on va le voir et on l’illustrera, car elle permet de prendre toute la mesure des dégâts. Il est arrivé tellement de fracas. Il y a eu tellement de bruit et de fureur que l’on en viendrait presque à oublier certains épisodes, d’autant plus que nous sommes nombreux à suivre, médusés, tétanisés, l’entêtement du président déchu, déçu face à une défaite qu’il n’est viscéralement pas disposé à reconnaître car ce serait reconnaître une faillite et une faillite, c’est humiliant pour un homme d’affaires rompu à l’art de la négociation.
Je rappellerai que Paul Jorion est anthropologue, sociologue, psychanalyste et, à l’occasion, romancier. Il a vécu 12 ans aux Etats-Unis. Il tient à jour une veille précieuse sur son blog.
Je remercie vivement Susan George d’avoir accepté d’échanger avec Paul à partir de l’ouvrage qu’elle a lu pour préparer l’émission. Je rappelle également que Susan est politologue, écrivaine, présidente d’honneur d’ATTAC et autrice de 17 livres, y compris le dernier : « Je chemine avec » qui vient de paraître au Seuil.
Cette rencontre se déroulera de la façon suivante. Ça se veut convivial et informel. On est entre nous. D’abord, une présentation des grandes lignes de l’ouvrage par Paul puis un échange avec Susan.
Paul Jorion :
Merci Arnaud. La première chose que je vais faire – et ça m’a pratiquement mis en retard parce que je ne savais plus exactement sur quel rayon j’avais mis ça – c’est « Alias Caracalla », c’est la mort que je venais d’apprendre littéralement 5 min avant, à 18h25, c’est donc la mort du secrétaire, de Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin.
Il me semble qu’il est toujours essentiel de rappeler ce qui est vraiment important et là, eh bien, c’est quelque chose qu’heureusement ma génération n’a pas connu, c’est la guerre sur le territoire où on se trouve, c’est l’occupation. Je n’ai connu ça que par les récits de mes parents, ou plutôt les silences de mes parents : ce qu’on essayait de cacher aux enfants sur ceux qui étaient morts dans les camps. C’est important.
Un souvenir personnel. Je me trouve à Blois et c’est à cette occasion qui est une sorte de festival annuel des historiens et il se fait que cette année-là – c’était, je ne sais pas, il y a 3-4 ans – j’étais invité par les historiens et il y a Olivier Salvatori qui est donc la personne qui aidait Daniel Cordier à rédiger des volumes comme celui-là chez Gallimard et qui m’avait d’ailleurs aidé à publier mon livre qui s’appelle « Comment la vérité et la réalité furent inventées » chez Gallimard et il me dit : « Paul, je voudrais que vous rencontriez une personne ici » et c’était Daniel Cordier. A l’époque, il avait déjà donc plus de 95 ans et c’est formidable, c’est formidable dans une vie de pouvoir rencontrer des gens comme ça. […] Malheureusement, il nous faudra parler de personnages moins reluisants aujourd’hui. Il y a des gens qui font honneur au genre humain. Il y a des gens qui ne font pas honneur au genre humain, qui lui font même déshonneur, qui sont des, comment dire, qui sont des taches sur l’histoire de l’humanité et, au moment où Trump a été nommé, quand il était question d’écrire quelque chose sur lui, j’ai dit : ce sera l’un des évènements du 21ème siècle. On était au tout début du 21ème siècle. J’ai dit : « Là, de toute manière, ce sera l’un des évènements du 21ème siècle » et peut-être, malheureusement, de l’histoire humaine dans son ensemble pour autant qu’elle puisse se continuer encore un petit peu.
Bien sûr, il n’est pas apparu en 2015 parce que tout le monde avait entendu parler de Donald Trump. Je regardais un film « Die hard » l’autre jour, qui date du début des années 90 et on fait une blague sur Donald Trump, une blague d’ailleurs très pertinente. Il y a 30 ans déjà, un personnage inquiétant et quand il se présente aux primaires du Parti républicain en 2015, j’emploie tout de suite l’expression de « proto-fasciste » parce que c’est un monsieur qui n’a pas assez de sophistication politique pour se déclarer, je ne sais pas, un admirateur de Sorel comme ça a été le cas de Mussolini ou des choses de cet ordre-là, ou de quelqu’un qui avait des références, des références intellectuelles en fait intéressantes ou même inquiétantes comme un type comme Hitler qui avait une culture. Tout le monde l’a dit, à l’endroit, dans l’alcôve qui vous conduit au Oval office, à l’office ovale, pour rencontrer Trump à la Maison Blanche, à l’endroit où il y avait d’habitude les livres que le président est en train de lire, etc., il n’y a qu’un seul livre, le livre de Tony Schwartz « The Art of the Deal » dont tout le monde sait maintenant que c’est Tony Schwartz le prête-plume qui avait écrit ce livre de bout en bout et qui d’ailleurs s’exprime beaucoup en ce moment à la télévision. On lui demande son avis sur Donald Trump. La pensée de Donald Trump, c’est Tony Schwartz qui l’a écrite. Il se bat la coulpe. Il regrette d’avoir fait ce livre qui finalement a donné une espèce d’envergure pseudo-intellectuelle ou, en tout cas, comme homme d’affaires de Trump. Maintenant, on sait que Trump a perdu, au début de sa carrière essentiellement, perdu des millions et des millions et que c’était son père qui le remettait à flot à partir de fonds secrets. Ces fonds secrets étaient constitués essentiellement par des opérations de tricherie vis-à-vis du fisc, essentiellement des opérations où tous les matériaux qui étaient utilisés pour la construction immobilière du père Fred étaient surfacturés d’une entreprise à l’autre pour constituer un fond secret. On s’est posé beaucoup la question sur des fonds qui viendraient éventuellement de la mafia russe au moment où les entreprises de Trump dans des casinos échouent. En fait non. Qu’a fait son père ? Il est venu un jour dans un des casinos dans le New Jersey, à Atlantic City, qui était sur le point de se mettre en faillite et le père a fait – je ne sais pas s’il est venu personnellement – mais en tout cas a fait que quelqu’un est venu avec 3 millions de dollars en argent liquide et a acheté pour 3 millions de jetons dans le casino. Je dirais, l’escroquerie est beaucoup plus simple finalement que ce qu’on imagine. C’est, comment dire, c’est de la tricherie au niveau ordinaire et donc, à partir de 2015, quand il se présente aux primaires pour le Parti républicain, là, tout de suite, je fais attention parce que je me dis : « Ce personnage est très dangereux » et je le suis par des billets qui ne sont pas nécessairement quotidiens mais presque. Et l’année dernière, les Editions du Croquant ont eu l’amabilité de produire déjà un volume à partir de ma réflexion qui va donc de 2015 à 2018. Qu’est-ce qu’on a fait ? J’ai repris les anciens billets et je les ai présentés en contexte, avec le recul. Donc, chaque billet est présenté : il y a une introduction (et une introduction générale bien sûr aussi) expliquant ce que j’ai vu là : est-ce que c’était bien de le voir ou est-ce que ce n’était pas une bonne analyse au moment-même ? Je crois que tout ça se tient dans l’ensemble. Et puis, donc, voilà, on s’est dit : « On va faire un volume qui paraîtra à peu près au moment de l’élection », un deuxième volume avec l’histoire donc entre le début 2018 et maintenant. C’est donc cela que Louis Weber et qu’Arnaud Saint-Martin ont eu l’amabilité de publier aux Editions du Croquant.
Susan George :
Paul, je voulais te dire, pour commencer, une chose, c’est que je suis plus âgée que toi et j’ai connu Sylvie Cordier, Sylvie, la femme de Daniel Cordier. Elle était charmante. Je l’ai rencontrée avec d’autres dames qui avaient été emprisonnées par les Allemands. Sylvie avait souffert aussi parce que les femmes étaient très importantes. Elle était à Ravensbrück. Son mari était le secrétaire de Jean Moulin.
Passons maintenant aux choses à la fois plus drôles et plus graves. Je trouve que ton livre est très remarquable et une fois qu’on a pu comprendre que c’est une série de blogs pris sur le vif et que tu as fait quelque chose qui n’est peut-être pas complètement peaufiné mais qui est spontané, très lisible et que je recommande beaucoup. Maintenant, je ne vais pas faire de la pub, tu n’en as pas besoin mais ce que je voudrais te demander, c’est est-ce qu’on ne peut pas commencer par la fin parce que tu dis que Trump va être réélu ou qu’il est réélu. C’est déjà ça à la fin, et que tu étais persuadé que ça ne serait pas Joe Biden ou quiconque autre qui pourrait être le nouveau président. Je me demande quelle était ton impression quand tu as appris que c’était Biden parce que, moi, j’ai passé de très mauvais moments. Je pensais qu’il pouvait perdre encore, comme Hillary. Moi, j’avais voté pour Hillary mais avec l’âme lourde car je n’étais pas contente. Je n’aimais pas beaucoup cette femme mais je me suis dit : « Il va encore faire le coup » et pendant deux jours après l’élection, c’était horrible mais je vois que toi, tu avais la même impression. Quel était ton état d’esprit quand tu as compris que non, il ne va pas être le président pour un deuxième mandat ?
Paul Jorion :
En fait, ça, c’est une satisfaction. Je ne renierai rien des dernières lignes du livre parce que ce que je dis n’est pas exactement, je dirais, ce que tu dis là. Dans les jours qui précèdent, bien entendu, et depuis, je ne sais pas, disons depuis l’été, je suivais bien entendu les sondages et il était clair qu’il y avait une différence très très nette entre Hillary Clinton et Joe Biden dans leur affrontement avec Trump. Ce n’est pas tellement les écarts dans les intentions de vote – qui étaient quand même plus élevés, de l’ordre, je dirais, de 5 à 6 % pour Joe Biden alors que c’était de l’ordre de 3 à 4 % pour Hillary Clinton – mais je notais, tu as dû le voir, qu’il y avait une différence essentielle, c’était qu’au moment de l’élection en novembre 2016, ce qui frappe tout le monde, c’est que la côte d’impopularité des deux candidats est extraordinaire. On n’a jamais vu ça dans l’histoire d’une élection présidentielle. 59 % des électeurs ont une opinion négative et de Trump, et d’Hillary Clinton. Bien entendu, c’est une coïncidence que ce soit exactement le même chiffre mais près de deux-tiers des électeurs ont une opinion négative. Alors, de ce point de vue-là, Biden se présente avec un avantage extraordinaire. Il y a une différence de 17 points, de 17 % en termes des opinions négatives. Il a une opinion beaucoup moins négative, 42 %, auprès du public en général donc, là, je me dis : « Ça va faire une différence ».
Du point de vue des sondages, on sait qu’un certain nombre de gens – et c’est typique, je dirais, des gens qui votent pour des candidats populistes, quand ils sont interrogés par des sondeurs – il y a une partie qui dissimule, qui n’ose pas, qui sait qu’il y a un stigmate associé à un candidat comme celui-là. Pourquoi ? Parce que l’opinion générale, c’est que les gens votent selon leur intérêt : « quelqu’un qui va défendre mes intérêts » et quand dans un vote de simple contestation, de protestation, quand l’identification est simplement parce que c’est un personnage détestable, parce qu’il représente, je dirais, « le même degré que moi-même en termes de ressentiment », les gens ne sont pas très enthousiastes à le révéler à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, qui est un sondeur.
Donc, ça, c’était la différence. Et comme j’avais pu le voir en 2016, et contrairement à ce qu’on raconte, c’est un ragot qui circule toujours, quand on dit : « Les instituts de sondage se sont trompés entièrement en 2016 », ce sont des gens qui n’ont pas lu véritablement ce que les sondeurs disaient à cette époque-là, qui ont pu dire ça. En 2016 il y a eu un problème de dernière minute : c’est la réapparition de la question du serveur d’Hillary Clinton au moment où elle était Secretary of State, donc ministre des Affaires Etrangères, mais ce que je dis dans le livre, c’est la chose suivante dans les dernières phrases, je dis : « On ne sait pas où on va se retrouver ! », et je sais que donc les sondeurs considèrent que c’est Biden qui va l’emporter, et je dis « mais avec les pouvoirs dont un président des Etats-Unis dispose, il a la capacité d’orienter le vote dans son sens ». Et c’est exactement ce qu’on voit ces jours derniers avec Trump qui téléphone à des gens qui sont en train de vérifier les votes au Michigan, qui a de longues conversations avec eux. Une dame en particulier qui avait dit : « Oui, bon, le vote dans tel county, dans tel comté, était tout à fait correct ». Trump l’appelle pour dire, d’après ce qu’elle dit : « C’était juste pour savoir si j’allais bien » mais le fait est qu’elle écrit le lendemain pour dire : « Non, je retire. Je retire ma déclaration précédente ». C’est un président qui n’a aucune, j’allais dire « bonnes manières », mais ce n’est pas ça, qui n’a aucun respect pour les institutions appelons-les démocratiques, par convention puisque ce sont des pays qui ne sont pas des pays autoritaires. Il n’a aucun respect pour les institutions. Il est prêt à utiliser tous les moyens en sa faveur, d’accorder la grâce présidentielle à des gens qui étaient condamnés dans des procès pour d’excellentes raisons, un personnage prêt à s’accorder à lui-même la grâce présidentielle. Je te corrige un tout petit peu bien entendu.
Susan George :
Je suis là pour ça.
Paul Jorion :
Oui, oui, d’accord mais quand j’écris ça le 5 septembre, c’est-à-dire, bon, quand même 2 mois avant l’élection, je dis : « Comme ça se présente, ça se présente plutôt bien pour Biden » encore que tu as dû le voir dans le livre, je suis extrêmement critique pour Biden. Et au moment où a lieu l’impeachment, la procédure de destitution, et où le Parti démocrate décide qu’il va le faire uniquement sur cette question de l’Ukraine et que tout le monde sait que M. Biden est quelqu’un qui, voilà, c’est un type sympathique, blablabla, mais c’est quelqu’un qui a quand même trouvé absolument normal que son fils Hunter soit dans le conseil d’administration d’une entreprise en Ukraine et reçoive chaque mois 50 000 dollars simplement parce que son nom est « Hunter Biden », parce que c’est le fils d’un Vice-président, je dis à ce moment-là : « Ça n’aidera pas non plus les Démocrates ». Le billet, tu as dû le voir, que je fais à ce moment-là, je dis quand on apprend cette histoire, je dis : « Mauvaise nouvelle pour les Républicains et pour les Démocrates ».
Susan George :
Oui, c’est sûr mais alors, à ce moment-là, si nous sommes dans le cas où, par exemple, moi, j’ai su que Trump allait gagner la première fois, j’étais étonnée. Même les sondages étaient très pour Hillary Clinton. Tout le monde, tous les Américains que je connaissais disaient qu’Hillary va gagner. J’ai dit : « Non, vous allez voir » et en fait, je crois que les gens qui refusent de dire la vérité aux sondeurs sont ceux qui ne se sentent pas à la hauteur, qui sont mal payés, qui sont mal fichus, qui sont… Ils estiment être négligés et c’est vrai. Ils pensent que Trump comprendra ça et qu’Hillary ne le comprendra jamais. Cette fois-ci, il y a eu heureusement assez de travail par les Démocrates – j’ai essayé d’en faire partie – c’était beaucoup mieux organisé parce que les Démocrates – j’appartiens aux « Démocrates abroad », autant dire toute la vérité – « Démocrates à l’étranger », n’est-ce pas, en France. Nous sommes 9 millions dans le monde. Eh bien, nous, nous étions beaucoup plus à l’aise cette fois-ci parce que, d’une part, les Démocrates avaient envie de sortir et de voter. Ils avaient peur évidemment que ça se passe comme ça parce que, si ça avait été Trump – et ça, je l’ai dit à tous mes amis – c’est que tout de suite l’Amérique est un pays fasciste. Ça va être totalement transformé et on ne retournera probablement jamais à ce qui était tout de même un idéal, la Constitution. Ce sont peut-être des mots comme ça mais ça compte pour les Américains. La preuve, c’est que nous avons toujours le système absolument de 1779 d’avoir les votes par état. C’est pour ça que quelqu’un a 306 votes et pas 7 millions. Enfin, on sait qu’il a 7 millions mais le collège électoral, ça a été fait, c’est un phénomène de l’esclavage parce qu’il fallait faire dire au Sud, où il y avait de grandes propriétés mais pas beaucoup de monde, pas beaucoup de monde c’est-à-dire les Blancs, les hommes et les Blancs, mais beaucoup d’esclaves, alors on a fait cette horrible règle 3/5, 5 esclaves dans le Sud sont égaux à 3 personnes et on compte sur la population et c’est toujours les mêmes chiffres, enfin on fait toujours sur les mêmes chiffres mais ça a été fait pour favoriser le Sud et pour faire un argument pour qu’eux rejoignent les États-Unis. Moi, je pense qu’on aurait peut-être dû les laisser dehors, mais bon.
(à suivre…)
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