Tout d’abord un mot sur la vignette que j’utiliserai pour ce nouveau feuilleton. J’ai acheté ce vêtement au Bénin au début des années 1980 à un marchand Haoussa qui me proposait régulièrement des « curiosités » bien davantage que des « objets d’art », souvent liées à la religion traditionnelle locale appelée vaudou en langue fon. Ce vêtement m’a été vendu comme « veste de chasseur » ; on trouve sur la toile quelques objets très semblables sous la dénomination « veste de féticheur ». J’ignore ce qu’il en est vraiment.
Résumé des épisodes précédents : En 1977, je défends à l’Université Libre de Bruxelles ma thèse d’anthropologie économique consacrée aux pêcheurs de l’Île de Houat dans le Morbihan avec qui j’ai passé quinze mois, de février 1973 à mai 1974. Je suis aussitôt nommé jeune professeur à l’Université Libre de Bruxelles. Mais il y a un hic : le Comité de la hache. Pour des raisons budgétaires liées à la crise qui sévit alors, les professeurs nouvellement nommés détiennent le titre et bénéficient de toutes les prérogatives associées au poste mais ne sont rétribués que comme vacataires, au prorata des heures enseignées. Je ne m’en tire financièrement que grâce au fait que je suis concurremment inscrit comme étudiant thésard à l’Université de Cambridge (mon directeur de thèse est Sir Edmund Leach) et que je bénéficie d’une bourse de la Fondation Wiener-Anspach, fondation qui m’avait déjà permis de rédiger ma première thèse, celle consacrée à Houat, au département d’anthropologie sociale de Cambridge. En 1978, un poste de jeune professeur s’ouvre dans cette même université, je pose ma candidature et je suis nommé.
L’époque où ma carrière d’anthropologue aurait dû se confirmer fut donc une période durant laquelle les sciences humaines furent l’objet d’attaques incessantes et le moyen de les mettre au pas, voire de provoquer leur extinction, fut le nerf de la guerre : l’argent. Il existait alors une science humaine, officielle celle-là : la « science » économique, qui avait elle le bon goût de ne parler ni de la propriété privée, ni de classes sociales, mais uniquement de l’« homo œconomicus », un être sans enracinement social, « rationnel » au sens de bassement calculateur, sans attaches et sans engagement vis-à-vis de sa communauté, en fait, le portrait exact du sociopathe qu’Aristote avait dénoncé autrefois : « … certains sont conduits à penser que gagner une fortune est l’objectif du chef de famille, et que ce qui donne sens à leur vie est d’augmenter leur fortune de manière illimitée, ou en tout cas de ne pas la perdre. La source de cette manière de voir est qu’ils se préoccupent uniquement de vivre et non pas de vivre bien, et comme ils constatent que leurs désirs sont illimités, ils veulent aussi que les moyens dont ils disposent pour les satisfaire soient eux aussi illimités » (Aristote, Le Politique, IX).
Or l’« homo œconomicus » qui confondait la liberté avec le libre exercice de sa cupidité, a subi depuis le sort qu’il mérite : la faillite personnelle. La réflexion est désormais du ressort de chacun de nous et des ruines des sciences humaines annihilées par une idéologie brutale, fondée sur le slogan et une prétention sans fondement à la scientificité, renaîtra l’« économie politique », la véritable science économique qui précéda l’émergence d’une religion concoctée par les milieux financiers et qui en usurpa le titre.
Les pressions financières qui se concrétiseraient en une baisse de 30 % du budget du département d’anthropologie sociale de Cambridge sur les cinq ans où j’y enseignai, s’étaient faites sentir progressivement. Mon patron Jack Goody nous avait un jour encouragé à trouver pour nos étudiants thésards des sources de financement extérieures à l’université. J’avais ainsi pu financer le travail de terrain dans l’ostréiculture bretonne de mon étudiant Peter Tetlow, grâce à un financement de la Direction du Patrimoine Ethnologique du Ministère français de la Culture. J’avais également contacté la FAO (Food and Agriculture Organization), l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui s’était montrée ouverte à l’idée de financer le terrain de certains de nos étudiants.
Dans les jours qui suivirent la mauvaise nouvelle de ma non-titularisation, je devais recevoir un coup de téléphone de mon contact à la FAO. Il me demanda où nous en étions de nos projets. Je lui expliquai que la situation avait changé. Il n’hésita pas une seconde : « Venez travailler chez nous, nous en serions très heureux ! »
J’acceptai l’offre qui me fut faite quelques mois plus tard : socio-économiste des pêches travaillant dans une zone couvrant douze pays de l’Afrique de l’Ouest, basé à Cotonou au Bénin.
La FAO a son siège à Rome, et toute mission débute et s’achève là par des examens médicaux et par des entretiens avec l’équipe en poste dans la capitale italienne. Quand je me présentai à Rome en février 1984, une mauvaise surprise m’attendait : le contrat qu’on entendait me faire signer était celui d’un poste d’un rang inférieur à celui qui m’avait été proposé lors des discussions téléphoniques. Je refusai de le signer. On me dit que dans ce cas-là je n’avais pas le droit de partir. Je répliquai que je disposais de toutes les autorisations nécessaires ainsi que du billet d’avion et que je n’avais aucune intention de rentrer chez moi.
Je devrais faire une étape : j’arriverais dans la soirée du premier jour à Abidjan, la capitale de la Côte-d’Ivoire, et je reprendrais l’avion le lendemain matin pour la capitale béninoise. Je ne connaissais pas l’Afrique. Quand je suis sorti de l’avion, par une porte située à l’arrière, j’ai été choqué : ils avaient par mégarde laissé sortir les passagers avant même que les moteurs ne soient éteints et la chaleur qui se dégageait de ceux-ci nous enveloppait. Arrivé dans l’enceinte de l’aéroport, je dus déchanter : la même température y régnait, c’était l’Afrique qui me souhaitait la bienvenue, à sa façon.
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