J’aurai le statut d’enseignant à proprement parler à l’Université de Cambridge de 1979 à 1984. Le système est celui de la « tenure » (titularisation) : au bout de cinq ans, votre cas est revu et vous êtes alors soit recalé (ce qui n’est qu’exceptionnellement le cas) soit nommé à titre définitif. Nous sommes trois à être nommés simultanément en 1979, nous serons cependant recalés tous les trois en 1984.
Margaret Thatcher est devenue premier ministre en 1979. Les conservateurs anglais accumulent les accusations envers les sciences humaines, censées saper l’édifice social, et ont leur éradication à leur programme. Une conversation que j’eus dans ces années-là situe bien le climat de l’époque. Il faut savoir qu’une université comme Cambridge ou Oxford est une confédération de collèges créés à différentes époques, qui par un roi, une ville, une église, un philanthrope, etc. L’admission des étudiants se fait par l’intermédiaire d’un collège qui, moyennant finances, veille à leur assurer le gîte et le couvert et, last but not least, leur réussite aux examens dans le cadre de l’université proprement dite, organisation indépendante des collèges, dirigée elle par son Sénat et l’assemblée des enseignants. Ces derniers peuvent être recrutés par l’université où ils dispensent un cours ex cathedra, par un collège où ils prodiguent des leçons particulières (« tutorial ») à ses étudiants, ou, le plus souvent, par les deux à la fois. J’étais personnellement attaché à Pembroke College, fondé en 1347 par la veuve du Comte de Pembroke, une petite ville du Pays de Galles dominée par un énorme château. Deux collèges de Cambridge sont plus anciens : Peterhouse, fondé en 1284 et Clare, en 1326. À l’époque où j’en faisais partie en tout cas, Pembroke College était très conservateur. Les repas se prennent dans un grand hall gothique datant de la construction du collège : les étudiants mangent à de longues tables communes disposées dans l’alignement de la salle tandis que les « professors » et les « lecturers », les enseignants, ainsi que les « fellows », les chercheurs appointés par le collège lui-même, se restaurent eux à une table commune monumentale disposée transversalement à un bout de la pièce. Premier arrivé, premier servi : on s’installe là où il y a de la place. Or il se fit que ce jour-là, j’avais à ma droite le chapelain du collège. Je le connaissais de vue mais à part lui dire bonjour et au revoir, je n’avais jamais eu l’occasion de lui parler. Il engagea la conversation sur un ton badin : « Nous n’avons pas encore eu l’occasion de converser. Je crois savoir que c’est vous qui vous occupez de nos étudiants qui étudient l’anthropologie sociale ». Oui en effet. « L’anthropologie… l’anthropologie… n’est-ce pas le nom que l’on donne au communisme quand on cherche à l’enseigner dans les universités ? »
Voilà le contexte dans lequel il nous fallait enseigner et maintenir un enseignement. Le chapelain de Pembroke m’avait pris au dépourvu, mais je lui ai répondu que nous n’étions pas seuls : que le département SPS (Social and Political Sciences) s’intéressait lui aussi à la résolution des problèmes que nos sociétés créent involontairement. Je lui rappelai aussi qu’il avait été un temps – entre les deux guerres – où notre département contribuait plutôt à créer les problèmes, quand on lui avait confié la tâche de former des agent coloniaux.
Dans un petit texte publié en 1985, intitulé « Meurtre dans l’université anglaise » (L’Âne, 21, 1985 : 22.), j’ai expliqué de manière assez détaillée ce qui s’est passé à cette époque :
« Quand un gouvernement conservateur fut porté au pouvoir en 1979, après un hiver chaotique au cours duquel les travaillistes creusèrent leur propre tombe, le financement de l’anthropologie anglaise incombait au Social Science Research Council. Il existait au sein de ce conseil, un comité pour l’anthropologie sociale. Ce comité fut tout d’abord supprimé, puis le nombre de bourses destinées aux anthropologues fut progressivement réduit des deux tiers. Le recrutement d’enseignants nouveaux fut stoppé, puis on parla de licenciements. Après avoir coupé les pieds de l’anthropologie, on lui coupa la tête par une politique de retraites anticipées. En 1982, le gouvernement se proposa d’interrompre purement et simplement le financement de la recherche en sciences sociales en supprimant le Social Science Research Council. Les représentants des sciences sociales obtinrent qu’une enquête soit préalablement menée. Le rapport Rothschild donna la parole aux anthropologues anglais les plus fameux : Edmund Leach, Raymond Firth, Meyer Fortes, et l’anthropologie sociale fut exonérée. Du moins sur le papier. Le Conseil fut maintenu, mais son budget fut à nouveau réduit, cette fois de façon humiliante, quand le ministre de l’Éducation, Keith Joseph, insista pour que les fonds ainsi économisés servent à subventionner de la « vraie recherche », entendez de la recherche technologique ou en sciences naturelles. Le Ministre détestait tout particulièrement l’appellation « sciences sociales » et il força le Conseil à se rebaptiser Economic and Social Research Council. « Social research » signifiait que tout chercheur en sciences sociales devait à terme se reconvertir en assistant social, que toute recherche serait dorénavant pertinente (« relevant »), c’est-à-dire s’efforcerait de résoudre les graves problèmes sociaux liés au chômage et aux tensions raciales, problèmes que le gouvernement, par sa politique, exacerbait ».
En 1983, mes deux collègues et moi recevons des autorités académiques un courrier où il nous est expliqué qu’en raison de ces coupes budgétaires, l’université devra faire un choix entre envisager notre nomination à titre définitif et abolir la chaire (c’est-à-dire le poste de directeur du département) et il nous est demandé d’avoir la délicatesse de retirer notre candidature à la titularisation. Nous nous consultons et décidons conjointement d’ignorer cet appel. Aucun de nous trois ne sera nommé, la chaire sera maintenue et mon dossier me sera aimablement retourné (le paquet contenant mes écrits me revient intact : nul n’a pris la peine de l’ouvrir).
P.S. J’ai rencontré il y a quelques années à un colloque où nous étions tous deux invités, John Dunn, historien de King’s College, de six ans mon aîné, qui m’a rapidement demandé pourquoi « j’avais voulu quitter Cambridge » ? Je lui expliquai notre affaire. « Quelle horreur ! s’exclama-t-il, j’ai été parmi les dirigeants de l’université pendant une trentaine d’années : une telle lettre était en totale contravention avec notre constitution. Tu aurais dû le dire ! »
Nous étions tous les trois relativement connus : Sue Benson se verrait offrir un poste d’enseignant au sein de New Hall, l’un des collèges de Cambridge, Michel Verdon, un poste de professeur au Québec, son pays d’origine, je suis quant à moi contacté par Marshall Sahlins de l’Université de Chicago – que j’avais eu l’occasion de rencontrer – et qui me demande si je suis intéressé par un poste de professeur dans cette institution. Je réponds que oui. Nous sommes en 1984, Ronald Reagan est président depuis trois ans, il applique aux États–Unis le même programme d’éradication des sciences humaines que Margaret Thatcher en Grande-Bretagne : Sahlins m’apprend bientôt que, faute de budget, le poste n’a pas pu être créé.
Aucun de nous trois ne fut donc titularisé. L’opinion dans notre entourage était : « Ils ne prendront pas tout le monde mais ils n’oseront pas ne pas en prendre au moins un ». Comme je venais de publier deux livres (Les pêcheurs d’Houat en 1983 et La transmission des savoirs en 1984, en collaboration avec Geneviève Delbos) et que j’avais déjà à mon actif une trentaine d’articles publiés dans des revues d’anthropologie de premier plan, le sentiment général était que ce serait moi l’heureux élu et, suivant une tradition très britannique, l’un de mes amis – le compagnon de Sue Benson à l’époque – alla même parier sur ma nomination chez un bookmaker. J’ignore le montant de la somme qu’il a alors perdue.
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