Je me suis toujours laissé guider par le fil de ma pensée. J’avais dans un premier temps lu les anthropologues contemporains, puis leurs maîtres, pour remonter ensuite, par étapes successives, aux « ancêtres » : les « philosophes des voyages » du XVIIIe siècle. Durant les années où j’ai enseigné l’anthropologie sociale à Cambridge, j’ai ouvert encore davantage mon horizon en me passionnant pour l’histoire des mathématiques et de la physique. Durant cette période, je participais avec un enthousiasme égal à nos séminaires et à ceux du département d’histoire et de philosophie des sciences, qui jouxtait le nôtre dans Free School Lane, une simple allée comme son nom l’indique, à l’arrière de la chapelle de Corpus Christi college, avec à un bout, faisant face au fameux pub The Eagle où plus d’une théorie physique révolutionnaire fut mise au point, la boutique de tissus précieux asiatiques qu’avait ouverte Deirdre Evans-Pritchard, fille du fameux anthropologue du même nom (1902-1973) et sœur du tonitruant journaliste Ambrose Evans-Pritchard, et à l’autre bout, le boucher qui découpait la viande « à l’anglaise », c’est-à-dire à la tronçonneuse, mais qui me révéla les secrets du crackling et m’initia à la cuisson céleste de l’épaule d’agneau.
Le département d’histoire et de philosophie des sciences avait Mary Hesse (1924-2016) à sa tête à cette époque, et c’est là que je pus côtoyer R. B. Braithwaite (1900-1990) dont la dissection de la démonstration par Gödel de son théorème d’incomplétude de l’arithmétique me serait bien utile par la suite (Comment la vérité et la réalité furent inventées, 2009 : 285-326). La rumeur veut que ce soit de son tisonnier que Ludwig Wittgenstein menaça un jour Karl Popper. Honnêtement, j’en aurais fait autant.
Une étudiante en anthropologie à Londres me demanda rendez-vous à cette époque. La limpidité de ses intentions sans rapport immédiat avec l’avenir de notre discipline, apparut promptement dans sa conversation. L’intelligence de ma visiteuse était manifeste et c’est sans surprise que je découvre qu’elle est aujourd’hui Officer of the Order of the British Empire (OBE) pour services rendus à la musicologie, l’anthropologie et l’enseignement supérieur.
Ce n’est pas ce jour là que j’appris qu’elle était la petite-fille d’un prix Nobel de physique ayant joué un rôle primordial à l’aube de la mécanique quantique mais, comme elle était bien accorte, en sus de m’avoir impressionné par la qualité de son raisonnement, et que j’étais sans attaches à ce moment-là, je n’hésitai pas longtemps avant de lui dire « marché conclu ! ».
Un jour je lui signalai que la prochaine séance du séminaire hebdomadaire de nos voisins serait consacrée à un aspect des travaux de son grand-père. Nous nous y sommes rendus ensemble. À la fin de l’exposé, elle a voulu intervenir pour contredire Gerald Holton, l’orateur. Lequel a très mal pris qu’une aussi jeune personne mette en cause ses conclusions. Il lui a répondu vertement quelque chose du genre : « Vous avez l’air bien sûre de vous ! ». Sur quoi elle a répliqué : « C’est en effet une chose que mon grand-père m’a un jour longuement expliquée… ».
Le glissement dans mes centres d’intérêt qui me conduisait maintenant aux mathématiques et à la physique était lié au sentiment d’avoir quelque peu fait le tour de l’anthropologie après douze ans d’étude d’abord et de recherche ensuite, et qu’il fallait, pour résoudre les « énigmes » anthropologiques qui restaient sans solution, s’inspirer des méthodes utilisées dans d’autres disciplines.
Je ne compris ce nouvel engouement que plus tard, quand l’aboutissement de cette réflexion me permit de résoudre un problème classique de l’anthropologie : les questions que l’on a l’habitude de réunir sous la dénomination datée et trompeuse de « mentalité primitive ». Utilisant le langage de programmation Prolog (un langage informatique spécialisé dans la représentation de relations logiques) pour programmer des « vérités » de « mentalité primitive », comme le fameux « les jumeaux sont des oiseaux » des Nuer du Soudan, je m’aperçus qu’il suffisait d’introduire dans des propositions logiques une relation symétrique entre sujet et prédicat (soit encore la possibilité de simplement les inverser) pour retrouver comme conclusion à des syllogismes, des propositions de ce type (V&R 2009 : 28-58).
J’ai appelé cette relation la « connexion simple » (le jumeau ET l’oiseau), pour la distinguer des relations antisymétriques qui nous sont familières de l’inclusion (le chat est un animal) et de l’attribution (l’oiseau a des plumes). L’ensemble de mes réflexions relatives à l’éclaircissement de ce que nous appelons une explication se trouverait rassemblé bien des années plus tard dans Comment la vérité et la réalité furent inventées.
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), un philosophe français, s’était fait dans l’entre-deux guerres le spécialiste de cette question de la « mentalité primitive ». Il laissa à sa mort des carnets contenant les notes qui auraient dû le guider dans la rédaction de son prochain ouvrage et qui furent publiés à titre posthume sous le titre : Les carnets de Lucien Lévy-Bruhl (préface de Maurice Leenhardt, Paris : PUF, 1949). Aux yeux de lecteurs peu au fait de son œuvre, les questions sans concession que le philosophe se posait dans ces carnets pouvaient donner l’impression qu’il se reniait, et c’est cette opinion qui ne tarda pas à se répandre : qu’à la fin de sa vie, Lévy-Bruhl avait reconnu s’être trompé. Or, il n’en est rien.
Ce que Lévy-Bruhl avait mis en évidence, c’était la prééminence de l’affectif comme moteur de la pensée dans un certain nombre de cultures que nous caractérisons le plus souvent – et non sans raison d’ailleurs – de « totémiques ». Chez celles-ci, la dynamique de l’affect règle le processus de la pensée et interdit de fait l’apparition de véritables classifications au sens où celles-ci seraient partagées par l’ensemble des membres d’une même communauté linguistique. Les classifications ou taxonomies « primitives » des plantes et des animaux que collectent les ethnologues dans ces cultures, ne sont en réalité que des « théorisations » idiosyncrasiques produites sur le moment par la personne interrogée. Si nous nous en étonnons, c’est que nous avons oublié combien la mise au point de telles taxonomies est récente au sein de nos propres cultures : la première en date est celle des anges chez Thomas d’Aquin, alors que celles qui portent sur le vivant, dont celle qui inaugura la série est celle de Rumphius (1627-1702), n’apparaissent qu’aux Temps Modernes.
Dans le projet ANELLA, que je mis au point au laboratoire d’intelligence artificielle des British Telecom, j’ai eu l’occasion de mettre en évidence qu’en réalité, chez la personne qui parle, la dynamique d’affect et la dynamique de pertinence se confondent ; j’ai rendu compte de tout cela dans mon livre intitulé : Principes des systèmes intelligents (1989).
Dans son ouvrage intitulé La pensée sauvage (1962), Lévi-Strauss suggérait que la quête de Lévy-Bruhl avait été parfaitement vaine : les mythologies n’ont que faire du sentiment, affirmait-il, la fonction des mythes est en réalité de résoudre les problèmes intellectuels que posent les couples d’opposés conceptuels présents dans la langue, ainsi, par exemple, s’il y a d’une part la terre et d’autre part le ciel, existe-t-il un lieu où ils se rejoignent et où l’on peut grimper de la terre vers le ciel ?
En fait, la proposition de Lévi-Strauss n’était pas neuve puisqu’au XIXe siècle déjà, à l’université d’Oxford, le philologue Max Müller (1823–1900) avait avancé une thèse du même ordre mais plus radicale encore puisque selon lui la réflexion humaine n’est constituée que d’une succession de « mythologies » qui sont chacune une tentative de résoudre un ensemble de contradictions : de nouveaux concepts sont créés pour résoudre des contradictions existantes, tandis que la naissance d’un nouveau concept génère à chaque fois de nouvelles contradictions (V&R 2009 : 125-126).
Une reformulation de l’approche inaugurée par Lévy-Bruhl me semblait susceptible d’éclairer les questions que se posait l’intelligence artificielle à la fin des années 1980. Je publiai un article intitulé : « Intelligence artificielle et mentalité primitive. Actualité de quelques concepts lévy-bruhliens » (Revue Philosophique, 4, 1989 : 515-541) qui attira l’attention de la famille du philosophe depuis longtemps disparu. Je fus l’invité d’une réception dans une maison jouxtant le Bois de Boulogne où la fille de Lévy-Bruhl m’assura avec reconnaissance qu’aux yeux de la famille, qui me fut présentée ce jour-là, j’avais réparé l’injustice commise selon elle par Lévi-Strauss envers son père.
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