Cambridge University I. Le projet d’une histoire de l’anthropologie

Complétant en 1977 ma maigre pitance de « professeur » à Bruxelles, rémunéré en fait en vacataire, par une nouvelle bourse de la fondation Wiener-Anspach, j’étais cette fois doctorant de l’Université de Cambridge proprement dit, et non comme ç’avait été le cas de 1975 à 1976, doctorant de l’Université de Bruxelles en résidence à Cambridge. Ma thèse serait une histoire de l’anthropologie dans une perspective épistémologique inspirée de la philosophie des sciences qui connaissait alors un nouveau souffle sous l’influence de philosophes et d’historiens des sciences comme Thomas Kuhn (1922-1996), Paul Feyerabend (1924-1994), Joseph Sneed (1938-2020) et Wolfgang Stegmüller (1923-1991). Mon directeur de thèse était Sir Edmund Leach (1910-1989).

Les ressources de la bibliothèque centrale de Cambridge, ainsi que de celle de chacun des collèges, complétées par les archives de la Faculté d’Archéologie et d’Anthropologie, faisaient de cette université l’un des endroits au monde privilégiés pour une telle recherche. Au centre de l’enquête, se trouverait Bronislaw Malinowski (1884-1942), anthropologue polonais, devenu le père « refondateur » de l’anthropologie britannique, et dont Leach avait été l’élève. Malinowski avait déboulonné de leur socle ceux qui étaient considérés avant son irruption sur la scène comme les deux véritables pères fondateurs de l’anthropologie britannique : Edward Burnett Tylor (1832-1917) à Oxford et William H.R. Rivers (1864-1922) à Cambridge. 

Tylor avait été le premier anthropologue à insister sur la nécessité de classer les populations humaines selon leurs institutions plutôt que selon leurs traits physiques, les tentatives de classification à partir de ceux-ci débouchant immanquablement sur une double impasse : d’une part, en raison de la grande variété observée au sein d’une même population et d’autre part, en raison des ressemblances fortuites entre populations que rien ne semble rapprocher par ailleurs (cf. mon article « The downfall of the skull », Royal Anthropological Institute Newsletter, 48, 1982 : 8-11). Rivers, psychologue, psychiatre, explorateur, historien amateur, avait été surtout le premier modélisateur des systèmes de parenté selon des méthodes formelles (cf. mon article « Ils firent de l’anthropologie une science », L’Homme, XXIII, 3, 1983 : 115-122).

En sus de Leach, des sources d’information multiples quant à Malinowski existaient à Cambridge, en la personne de certains autres de ses anciens élèves : Audrey Richards (1899-1984), Meyer Fortes (1906-1983) et Reo Fortune (1903-1979).

Reo Fortune avait été le premier mari de Margaret Mead (1901-1978), avant qu’elle ne le laisse en plan, ayant rencontré sur le terrain en Nouvelle-Guinée, Gregory Bateson (1904-1980), lui un authentique « Cambridgeman », fils d’un professeur prestigieux de l’université (William), l’inventeur du mot « génétique », et d’un grand-père (lui aussi William), qui avait été « Master » de Saint-John’s College de 1857 jusqu’à sa mort en 1881. C’est de la propre bouche de Reo Fortune que j’appris l’histoire du rapt de son épouse par Bateson. Alors que je déjeunais en compagnie d’un camarade à la cantine du Graduate Center, ce vieux monsieur, que nous connaissions de vue du fait qu’il assistait un peu en retrait aux séminaires de notre département d’anthropologie, s’est invité à notre table avec une proposition difficile à refuser : « Je sais que vous êtes de jeunes anthropologues, voulez-vous que je vous raconte comment, une nuit en Nouvelle-Guinée, Gregory Bateson m’a volé ma femme, Margaret Mead ? ». Après avoir échangé un bref regard interloqué, mon ami et moi nous lui avons dit : « Cher Monsieur, ne restez pas plus longtemps debout ! ».

Margaret Mead deviendrait l’anthropologue américaine la plus célèbre de sa génération, envahissant la culture populaire en ayant une explication pour tout, de la même manière que le ferait plus tard Françoise Dolto en France. À la fin de sa vie, le doute se mettrait à planer sur la qualité des terrains qu’elle avait menés à Samoa en Polynésie et en Nouvelle-Guinée, d’autres anthropologues venant à sa suite découvrant des cultures bien différentes de celles qu’elle affirmait avoir observées. Le soupçon se répandit ainsi qu’elle avait surtout vu ce qu’elle avait bien voulu voir. Paradoxalement, Gregory Bateson, avant de devenir l’un des gourous de la contre-culture, avait torpillé sa propre carrière d’anthropologue en publiant en 1936, Naven, relatant son expérience de terrain chez les Iatmul de Nouvelle-Guinée, un ouvrage iconoclaste où il suggérait que la fameuse méthode ethnographique de l’« observation participante » s’apparentait davantage à un « test projectif », comme les célèbres taches noires du Rorschach, où les « découvertes » supposées ne sont en général rien de plus que les a priori que les anthropologues amènent sur le terrain parmi leurs bagages. 

Je conserve le souvenir émerveillé du déjeuner au Graduate Center durant lequel Reo Fortune raconta, avec moult détails, gestes expressifs, et sur un ton enjoué (il était Néo-Zélandais et non Britannique), à l’un de mes camarades et à moi, pendus à ses lèvres, comment Bateson, qui faisait comme Margaret Mead et lui du terrain en Nouvelle-Guinée, leur avait un jour rendu visite, avait passé la soirée avec eux, plantant sa tente à proximité de la leur pour la nuit, avant de repartir au matin en compagnie de sa propre épouse le quittant pour de bon.

Autre source d’information sur Malinowski, et non des moindres, résidant dans un village distant de Cambridge d’une vingtaine de kilomètres, sa fille Helena Wayne-Malinowska. Celle-ci me prit en amitié, me confiant de nombreuses anecdotes illustrant l’excentricité de son père, ainsi que l’opinion pas toujours très positive qu’elle avait de lui, l’engagement militant de celui-ci à la cause de l’amour libre ayant été pour sa femme et ses enfants, une source de constant souci. Elle voulut un jour me faire une surprise. Elle nous invita à déjeuner un dimanche, Geneviève et moi, dans son cottage rural. Quand nous arrivâmes, elle me prit à part pour me dire : « Je vous ferai asseoir à côté d’un ami, il s’agira pour vous de deviner qui il est ! » De manière un peu provocante, elle voulait tester la bonne opinion qu’elle avait d’un jeune chercheur de trente ans qu’elle avait en affection. À table, je voulus régler l’affaire rapidement : je buvais les paroles de mon voisin, un homme de soixante-dix ans environ. Je perçai son identité dans des temps honorables : Arthur Koestler (1905-1983), Stalinien de la première heure mais rapidement déçu, qui fera part de ses conclusions désabusées dans son remarquable roman Le zéro et l’infini (1940), combattant ensuite de la Guerre d’Espagne – dont il nous reste Le testament espagnol (1937), historien iconoclaste de l’astronomie dans le non moins remarquable Les somnambules (1959), et bien d’autres choses encore, dont son intérêt pour la parapsychologie, intérêt partagé, soit dit en passant, par Margaret Mead. Mon ami François Debauche a un jour dit lors d’un entretien que la parapsychologie, c’est la psychologie que nous avons en commun avec les autres animaux. 

Enveloppe de récupération dans laquelle Helena Malinowska s’amusa un jour à me transmettre de la documentation relative à son père.
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3 réponses à “Cambridge University I. Le projet d’une histoire de l’anthropologie”

  1. Avatar de PAD
    PAD

    Nous livrant vos articles inédits, vos publications, votre cursus universitaire préstigieux, le nom de vos professeur(e)s, collègues, ami(e)s ces derniers jours … il en devient presque vulgaire de vous citer comme un des « prophètes » de la crise des sub-primes ! L’image de l’astrophysicien sortant de son observatoire, des heures passées à des années- lumière de la planète bleue, regardant évasivement, l’agent de police qui le réprimande pour avoir grillé le feu orange-rouge 🙂
    Merci.

  2. Avatar de juannessy
    juannessy

    Vous arrivez à vous y retrouver dans toutes vos archives (comment avez vous fait d’ailleurs pour ne pas en perdre au gré de vos pérégrinations )?

    1. Avatar de Paul Jorion

      J’ai dû en perdre à peu près la moitié.

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