Edward Burnett Tylor (1979)

Edward Burnett Tylor (1832-1917)

A paru dans les notes de mon cours Encyclopédie de l’ethnologie et histoire des doctrines ethnologiques publiées aux Presses Universitaires de Bruxelles en 1979, pp. 19-24.

Edward Burnett Tylor est sans aucun doute la plus grande vedette qu’ait connue l’anthropologie. On peut se faire une idée de sa popularité en consultant quelques ouvrages consacrés à l’histoire de l’anthropologie. Ainsi dans l’History of Anthropology de A. C. Haddon, publié en 1934, E. B. Tylor arrive en tête des citations à égalité avec Grafton Elliot Smith, l’hyper-diffusionniste alors au sommet de sa popularité. Dans A Hundred  Years of Anthropology de T. K. Penniman, publié en 1935, Tylor arrive second derrière Darwin, qui intervient bien entendu comme influence déterminante sur le cours de l’anthropologie, plutôt que comme anthropologue proprement dit ; il en va de même pour le troisième, Charles Lyell, équivalent de Darwin dans la fondation de la géologie moderne. Si l’on prend un ouvrage plus récent comme A History of Ethnology (1975) de Fred W. Voget, Tylor y obtient encore une très honorable troisième place derrière Bronislaw Malinowski et Herbert Spencer, le Comte anglais, certainement survalorisé.

C’est dire qu’il s’agit d’un personnage considérable dans l’histoire de l’anthropologie, encore que la place qui lui est encore aujourd’hui reconnue exagère son originalité par rapport à ses contemporains William Robertson Smith, J. F. McLennan ou même C. S. Wake. Une chose est sûre en tout cas, et cela ressort de la lecture que l’on peut encore faire de ses textes aujourd’hui, Tylor était un « professionnel », il savait ce qu’était la rigueur scientifique, la critique des sources et il fit appel à toutes les possibilités qu’offrait la statistique de son temps, reconnaissant sa dette intellectuelle vis-à-vis de Quetelet.

Son anti-cléricalisme violent peut paraître aujourd’hui excessif, mais les prétentions de l’Église à régler le savoir constituaient encore de son temps une réelle menace et la violence de Tylor n’était sans doute pas démesurée par rapport à celle de ses adversaires. Bien sûr, une partie de la renommée de Tylor est à imputer à sa remarquable longévité puisqu’on trouve de ses articles aussi bien dans le premier numéro de la revue d’Anthropologie anglaise (1863), qu’à la veille de la première guerre mondiale. Il était également un auteur remarquablement prolixe puisque sa bibliographie établie en 1907 recense 262 publications.

Edward Burnett Tylor est né le 2 octobre 1832 à Camberwell en Angleterre dans un milieu très aisé, son père possédant une fonderie. Ses parents comme ceux de James Cowles Prichard (1786-1848) étaient Quakers et le système d’enseignement classique lui était donc aussi fermé. Il eut une éducation privée puis voyagea, la vie des affaires lui étant refusée vu sa santé fragile (qui ne l’empêchera pas de vivre 85 ans). En 1856, il visite l’Amérique Centrale, et rencontre à Cuba Henry Christy, un archéologue qui jouerait un rôle décisif en archéologie préhistorique : il serait entre autres avec John Evans un des plus chauds partisans de Boucher de Perthes en Angleterre. Tylor passe six mois au Mexique et publiera en 1861 Anahuac, « un récit de voyage verbeux » qui témoigne de sa vision a-sociologique par son indifférence au Mexique contemporain qu’il a pourtant pu observer à loisir. Seules l’intéressent dans la civilisation mexicaine, les antiquités qui lui paraissent éclairer le passé de la vieille Angleterre. En 1865, il publie Researches in the Early History of Mankind, puis, en 1871, Primitive Culture, ses deux principaux ouvrages. En 1884, quand le poste est créé, il est nommé Chargé de conférences (Reader) en Anthropologie à Oxford, en 1896 le cours est transformé en Chaire (Professorship). Il mourra en 1917, alors que le type d’anthropologie qu’il pratique appartient déjà au passé.

Ses deux principales contributions à l’anthropologie (il se qualifiait d’ « anthropologist », et Max Müller appelait l’anthropologie « la science de Mr. Tylor »), sont la « théorie des survivances » et la « théorie de l’animisme » sorte de modèle évolutif des religions.

Sa théorie des survivances est issue de sa conviction que « la distance est minime entre un laboureur anglais et un Nègre du centre de l’Afrique » (dixit). La civilisation se développe progressivement de son propre mouvement ; sont seules capables de la freiner, d’anciennes institutions qui continuent à « traîner » alors qu’elles appartiennent à un stade dépassé de la culture : les « superstitions » qu’il rebaptisera « survivances » ; l’anthropologie est la « science du réformateur », son rôle est de mettre en évidence les survivances, de les dénoncer et de participer à leur élimination en couvrant de honte leurs pratiquants par la mise en avant de la relation entre leurs croyances et celles, similaires des Sauvages. Ceci pour le bonheur de l’homme. On comprend pourquoi il affirmera dans un poème que le rôle de l’homme primitif est de dénoncer le théologien.  (La Double ballade d’un homme primitif, en collaboration avec le folkloriste Andrew Lang).

On a souvent essayé de mettre l’évolutionnisme de Tylor en rapport avec le darwinisme.  Burrow et Stocking ont bien mis en évidence que l’évolutionnisme de Tylor n’entretient en fait avec le darwinisme que des liens très ténus. Tylor n’était pas vraiment en prise avec les idées de son temps, l’agitation intellectuelle qui caractérisera la concurrence entre les deux sociétés britanniques d’Ethnologie et d’Anthropologie dans les années 1860 [PJ 2020 : autour de la légitimité de l’esclavage], le laissera indifférent bien qu’il ait appartenu aux deux. Son évolutionnisme est pré-darwinien, et se rattache à celui des philosophes écossais du début du siècle. Le but qu’il assigne à l’anthropologie est d’appliquer à la culture les méthodes de classification systématiques familières aux naturalistes. Dans une certaine mesure même, on peut considérer que sa théorie des survivances constitue un darwinisme à l’envers puisqu’il souligne la survivance des « inadaptés » que sont ces superstitions qui subsistent d’une époque à l’autre alors que le lien s’est perdu entre leur pratique et le cadre (pseudo-)théorique qui leur donnait une signification.

La théorie des survivances de Tylor sera à l’origine du développement des études folkloriques de la fin du XIXe siècle en Grande-Bretagne (la revue Folk-Lore à laquelle collaborèrent de nombreux anthropologues, dont James Frazer et Malinowski). En affirmant que les faits folkloriques sont en fait des survivances et donc des témoignages sur notre passé, Tylor en fera un matériau de premier plan dans cette reconstruction historique spéculative que furent l’évolutionnisme et le diffusionnisme. La Grande-Bretagne connaîtra ainsi une génération remarquable de folkloristes tels Lang, E. S. Hartland ou Frazer. La découverte par Moses Gaster du caractère récent des principaux faits de folklore, et le discrédit de la théorie de Tylor seront fatals aux études folkloriques en Grande-Bretagne.

Malgré son caractère de monstruosité, la survivance assurait toutefois une certaine vraisemblance  au modèle évolutionniste ; en donnant du poids à l’idée que toutes les institutions n’évoluent pas à la même vitesse, elle permettait aussi d’attribuer un sens à certains faits qui en étaient apparemment dépourvus, ces superstitions et autres faits folkloriques dont Wittgenstein devait découvrir que leur sens est précisément de ne pas en avoir (« Commentaires sur Le Rameau d’Or de Frazer »),  En fait, la survivance constituait aussi une astuce qui permettait à Tylor de résoudre toutes les anomalies qui pouvaient apparaître dans son raisonnement. Ainsi dans son projet d’exposer les rouages d’un mécanisme très simpliste de développement de la civilisation (« ..  il faut éliminer de notre représentation de la pensée et de l’action humaine toute idée de hasard et d’intervention arbitraire, et leur substituer une théorie du développement »), il mit au point ce qu’il appelait la méthode des « adhésions », ce que nous appellerions des corrélations (Journal Roy. Anthrop. Inst. 1888 :  245-269).

Tylor examina pour 350 populations les usages relatifs au mariage et à la filiation, et s’efforça de mettre en évidence des adhésions, c’est-à-dire des concordances « supérieures au niveau du hasard », en vue de constituer une « échelle du développement des civilisations » (ce qu’on appellerait dans l’optique évolutionniste de l’anthropologie marxiste actuelle  « une analyse de formations sociales en vue d’établir les lois historiques de la succession des modes de production ») [PJ 2020 : on enseignait l’« anthropologie marxiste » en faculté au moment où j’écrivais cela]. L’astuce constituait bien entendu à qualifier de survivances toutes les institutions qui apparaissaient comme anomalies dans le schéma d’interprétation.

Dans une large mesure, sa théorie des survivances se révélait progressiste. D’abord elle allait à l’encontre du polygénisme en traitant l’homme comme une espèce unique et en démontrant l’ « unité psychique de l’Homme » à partir d’éléments tels que la très grande ressemblance du langage gestuel partout où il apparaît dans une société humaine ; ensuite, en considérant que le développement de la civilisation prend le mouvement global d’un progrès, malgré les contre-exemples exhibés à plaisir par les « théologiens » à l’appui de leur schéma dégénérationniste.  L’aspect missionnaire et militant de ses recherches apparaît d’ailleurs tout particulièrement ici, puisque ses hypothèses reposaient en dernière instance sur sa conviction toute « politique » que la théorie dégénérationniste constituait une menace pour la confiance que l’homme a en lui-même.

A ce propos, il évita très subtilement de se laisser piéger dans le choix entre évolutionnisme et diffusionnisme : tous deux témoignaient, selon lui, de l’unité de l’Homme ; d’une part l’emprunt faisait la preuve de l’identité entre l’homme inventeur et l’homme emprunteur, d’autre part, l’invention indépendante faisait la preuve de l’identité des inventeurs parallèles. L’emprunt lui semblait cependant une démarche plus courante puisqu’il écrivait : « la civilisation est une plante plus souvent propagée que développée [à partir de la graine] ».

Il ne faudrait pas pour autant imaginer une unanimité de ses contemporains sur ses vues. Comme le souligne Lang (1844-1912), dans ses « survivances » d’autres chercheurs voyaient des innovations, des monstruosités ou de simples variations.

Passons maintenant à sa théorie de l’animisme qui fut à l’origine d’une querelle de priorité avec Herbert Spencer. Il s’agit en fait d’une théorie de l’évolution de la religion, de la croyance aux esprits jusqu’au monothéisme. On peut caractériser cette théorie comme l’inverse de celle beaucoup plus sophistiquée et sociologique qui s’ébauche chez Robertson Smith (l’inspirateur principal du Freud de Totem und Tabu), et trouvera toute son extension chez Durkheim. Sa théorie est en effet totalement psychologisante et mécaniste : la religion doit naître, dit-il, partout où les hommes rêvent la nuit, ont des fantasmes durant le jour et finissent par mourir.

L’évolution croît en quelque sorte d’elle-même et accompagne mécaniquement le progrès de la vérité et l’avancement de la science. De ce point de vue l’évolutionnisme de Tylor révèle toute sa parenté non avec le darwinisme, mais avec le comtisme. Le mouvement général est celui d’un progrès analogue à celui qui fait passer l’individu de l’enfance à l’âge adulte, et il ne se prive pas de reconnaître dans les mythes des interprétations infantiles du monde par des hommes qui raisonnent sainement mais à partir de prémisses fausses.

Dans le détail, la religion naît avec la croyance dans les esprits qui, comme le note très subtilement Lang, sont « ce que l’électricité est dans la mentalité populaire ».

Les hommes imaginent ensuite une association entre ces esprits et les morts dans la croyance aux mânes. Une étape suivante est constituée des démons et autres esprits de la nature. Ces esprits peuvent ensuite être vus comme emprisonnés dans des objets, c’est le stade du fétichisme, et lorsque le fétiche incarne véritablement une divinité, le stade suivant de l’idolâtrie est atteint. Les étapes finales sont alors celles du polythéisme et enfin du monothéisme.

Tylor ayant ainsi mis en évidence la continuité qui existe entre l’animisme le plus primitif et le christianisme, pensait avoir porté un coup sévère sinon au christianisme, du moins à sa bureaucratie cléricale, et dans une certaine mesure on peut dire qu’il y réussit.

Ce qu’il y a d’irritant chez Tylor, c’est que malgré sa grande intelligence des faits anthropologiques et le sérieux de ses travaux, il y a chez lui une sorte de fascination pour l’explication plate qui rend les retombées actuelles de son œuvre particulièrement affligeantes. En apportant d’un ton d’autorité toute une série de schémas un peu courts et tout imprégnés de scientisme naïf, il aura rendu service à un siècle d’anthropologues sans imagination en leur donnant une réserve quasi inépuisable de banalités dans laquelle puiser.

On peut opposer Tylor à son ennemi scientifique Max Müller (1823-1900) dont Lang estimait que l’anthropologie avait été débarrassée par Tylor. Müller était un connaisseur érudit de la civilisation indienne, amateur d’explications simples, voire simplistes, comme sa réduction de toute mythologie en « solaire » ou « lunaire ». Il était aussi l’inventeur malheureux de la notion de langue aryenne. [PJ 2020 : Müller était convaincu que les civilisations indienne et grecque ne pouvaient être passées par le stade de la « sauvagerie », intuition correcte si, comme c’était le cas dans le contexte de l’époque, la « sauvagerie » était assimilée au totémisme, lequel, comme le démontrèrent Émile Durkheim et Marcel Mauss dans un article de 1902, n’est autre que la pensée archaïque chinoise, une alternative radicale en effet aux pensée grecque et indienne cf. mon Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009 : 22-24)].

Pourtant la théorie de la mythologie de Müller, dite de « pathologie du langage », fait preuve de plus d’imagination que toute l’œuvre mythologique de Tylor, qui ne vit jamais dans le mythe qu’une « théorie infantile » du monde produite par l’imagination insuffisante de populations attardées. Pour Müller la mythologie consistait dans une élaboration imaginative par des populations de faible civilisation sur des bribes de mythologies savantes, indiennes généralement ; le mythe était construit sur une tentative d’explication des noms des dieux, noms incompris car n’ayant pas de sens dans une autre langue. Même si la théorie de Müller est loin de constituer la clef universelle, elle rend compte au moins de certains faits mythologiques, ce qui n’est pas le cas de l’explication banale fournie par Tylor.

Mais la faiblesse la plus caractéristique de l’œuvre de Tylor, c’est d’exprimer une pensée du XIXe siècle, à une époque où l’œuvre de certains de ses collègues annonce déjà le XXe siècle. On n’y trouve aucunement le germe, tout au contraire, du credo fonctionnaliste de la solidarité des institutions au sein d’une société particulière, principe indispensable à toute approche de type sociologique. Seul Boas parviendrait à mener jusqu’au cœur du XXe siècle une pensée dépassée qui prétende que la compréhension de l’homme exige méthodologiquement la désarticulation d’une société en ses diverses institutions. Que lit-on en effet chez Tylor : « Une première étape dans l’analyse d’une civilisation consiste à la disséquer dans tous ses détails et à classer ceux-ci dans leurs propres catégories (…). Tout comme le catalogue de toutes les espèces de plantes et d’animaux d’une région constitue sa Flore et sa Faune, de même la liste de tous les articles qui constituent la vie de tous les jours d’un peuple représente tout ce que nous appelons sa ‘culture’ ».

On ne pouvait être plus éloigné de Durkheim, dix ans seulement avant lui. Tylor qui se réclamait de Quetelet aurait pu méditer ces propos de Durkheim :

« La société renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se commettre. C’est elle, en quelque sorte, qui les prépare, et le coupable n’est que l’instrument qui les exécute » (Physique Sociale).

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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