Je participais à la vie de tous les jours : quand eut lieu le pèlerinage annuel à Sainte-Anne-d’Auray, je faisais aussi partie du contingent. Durant la traversée qui emmenait les pèlerins à Quiberon, la même séparation existait sur le courrier qu’à l’église : les hommes étaient à l’arrière, où ils bavardaient et fumaient, tandis que les femmes et les enfants étaient sur le pont avant. Les femmes chantèrent des cantiques, de l’appareillage à Houat, jusqu’au débarquement à Quiberon.
Le soir, au retour, ce fut bien différent parce que la mer était mauvaise. La traversée qui durait une heure par beau temps s’allongeait par gros temps parce que le bateau culait à chaque fois dans la vague. De nombreux enfants étaient malades, et les femmes, assises à même le pont, les serraient contre elles. Je me souviens des hommes allant couvrir de bâches pour les protéger du froid et des embruns les petits tas pathétiques que formaient leur femme et leurs enfants embrassés, couverts de vomissures.
Les lycéens partaient au courrier le dimanche soir, l’hiver souvent dans la tempête. Le village se rassemblait sur la jetée au départ des enfants et c’était un vrai crève-cœur de les voir disparaître comme cela dans le noir, sur une mer parfois démontée. Françoise, qui avait treize ans à l’époque où j’habitais Houat, et qui m’y a fait retourner en 2010, vivait cette expérience de semaine en semaine. Elle se souvient de l’arrivée enfin à Quiberon des enfants transis, de la longue tournée alors du bus, allant les déposer l’un après l’autre, chacun dans son pensionnat, et l’arrivée dans celui-ci, froid et désert jusqu’au lundi matin. Nous nous sommes souvenus avec tendresse de Loïc, le fils du cafetier, qui arrivait le plus souvent à s’échapper dans la nuit juste avant le départ du courrier, et qu’il fallait alors tenter de rattraper dans une battue improvisée des Houatais sur la lande.
Quand la mer était trop mauvaise, le courrier, au lieu de rejoindre Port-Maria, embarquait et débarquait à Port-Haliguen, un plus petit port à Quiberon mais beaucoup mieux abrité. Un jour de soleil mais de grand vent que je partais de là, le recteur prenait lui aussi le bateau pour rentrer à Houat. Sur le pont avant avaient été amarrés les portes et les volets d’une maison en construction dans l’île.
Nous devions être à mi-chemin de la traversée quand une risée plus forte encore que les autres délogea la cargaison, qui se retrouva toute entière à la mer. Le courrier mit immédiatement en panne, puis fit machine-arrière pour revenir à la hauteur des portes et des volets qui flottaient éparpillés à la surface de l’eau. Le bateau roulait et tanguait sur la mer chahutée, et à chaque fois que l’équipage se croyait près d’agripper une porte ou un volet à l’aide de gaffes, l’épave se retrouvait soudain hors de portée, soulevée qu’elle était sur la crête d’une nouvelle vague.
Nous avons dû rester comme cela, en panne sur cette mer mauvaise, un bon quart d’heure. La curiosité des enfants s’était rapidement émoussée pour faire place à l’inquiétude. Nous avions commencé par prendre notre mal en patience mais le danger augmentait de minute en minute. Finalement, le recteur, n’y tenant plus, se rendit sur la passerelle où nous l’avons entendu évoquer en termes vifs avec Abel, le capitaine, la sécurité des femmes et des enfants, et le grondement rassurant du moteur se fit à nouveau entendre.
Il s’agissait bien du même recteur contre qui un vent de fronde s’était levé à l’occasion de l’enterrement de Claude Le Roux peu de temps après mon arrivée dans l’île. Nos relations ne furent pas toujours au beau fixe ; il n’aima pas en particulier que je rapporte plusieurs années plus tard dans un article (*) l’hilarité des Houatais quand, étant allé à la pêche à la ligne, il était revenu au village, l’hameçon lui traversant le nez. J’ai eu l’occasion de mentionner une autre anecdote dans un billet publié sur le blog à propos du « Minuit, chrétiens » d’Adolphe Adam et Placide Cappeau :
Minuit, chrétiens pour moi, c’est un souvenir. À l’hiver 1973, dans l’île de Houat, Christian – un jeune architecte avec qui je partageais une petite maison sans eau et très froide – était un jour rentré en me disant : « Tu ne sais pas ce qui m’arrive, le recteur vient de me demander de jouer de la guitare pour la messe de minuit ! » Nous avons bien ri. Je sors un peu plus tard, et je tombe à mon tour sur le recteur qui me dit : « Paul, j’ai besoin de toi pour chanter « Minuit, chrétiens » ». J’avais ma réponse toute prête :
– Monsieur le Recteur, je ne sais pas chanter !
– Ça ne fait rien, je t’apprendrai !
Ce qu’il a fait, le bougre ! Y compris le « Noëëëël ! » final qui se perd dans les combles.
Comme je l’avais expliqué à mon psychanalyste au moment de mon départ pour Houat, je voulais, après une très longue attente, sentir enfin bouger mon corps confiné pendant trop d’années sur des bancs d’école ; je voulais aussi découvrir la vie des gens « comme tout le monde » par opposition aux « clercs » dont j’étais l’un des représentants jusque-là, découvrir la vie de ceux pour qui l’ordinaire n’est pas fait seulement du tout cuit, tout rôti. J’avais connu la bonne vie, et je devais à mon père heureusement de ne jamais nous laisser oublier à ma sœur et à moi, que rien ne va de soi et que la bonne vie des uns se nourrit de la mauvaise vie des autres.
* « L’ordre moral dans une petite île de Bretagne », Études Rurales, 67, 1977 : 31-45
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