Houat, était-il exotique ? D’abord, c’était un village de 450 personnes, donc une très petite communauté avec sa surveillance réciproque, de chacun vis-à-vis de tous, et de chacun par l’ensemble des autres. Mais cela, ç’aurait été vrai partout : la conséquence inévitable d’un faible nombre d’habitants. Ensuite, on n’y était pas bien riche. Quand j’y suis retourné pour la première fois en 2010, le contraste était vif entre le Houat que j’avais connu et celui que j’avais maintenant sous les yeux : j’avais quitté une petite île en équilibre instable sur la ligne de crête entre la pauvreté et l’aisance, mais toute fonctionnelle, axée entièrement sur la pêche, avec ses maisonnettes sans pelouse tirée au cordeau, sans haies bien taillées, sans mignonnes barrières peintes en blanc : à la place, à l’avant des maisons, un chantier permanent, un atelier improvisé, une zone de terre battue où le pêcheur fabriquait ses casiers à crabes, à homards et à crevettes, « à temps perdu » : quand il n’était pas en mer.
Il y avait aussi l’identité bretonne, mais mâtinée d’une influence anglaise sensible, fruit d’une occupation occasionnelle mais séculaire. Il y avait enfin des choses beaucoup plus secrètes, invisibles, qui n’émergeaient qu’à l’analyse des registres paroissiaux faisant office d’archives municipales dans cette « petite théocratie », comme la persistance incongrue à Houat, au beau milieu du XXe siècle, d’une « démographie d’Ancien régime » : la trace de pratiques ayant disparu de la France continentale avec la Révolution française, comme une natalité « naturelle » (révélant l’absence de toute contraception active), accompagnée, comme le trahissait de manière étonnante la saisonnalité des naissances, d’une double abstinence du Carême et de l’Avent (absence de relations sexuelles durant les quarante jours précédant Pâques ainsi que les quarante jours avant Noël).
Les jours passaient, j’apprenais la pêche, je découvrais les ventes aux mareyeurs de Quiberon et d’ailleurs, la vente à la criée de la Trinité-sur-Mer ou du Croisic, les repas nocturnes à trois heures du matin, une fois la pêche terminée, avant de reprendre la mer pour rentrer chez soi, dans une immense cantine camouflée en hangar à Keroman, port de Lorient, pleine à craquer à cette heure incongrue, où les serveuses les plus joviales du monde vous servent le steak frites dans une atmosphère d’Oktoberfest, et dont il vaut mieux pour la paix des ménages que les épouses, là-bas dans l’île, n’entendent jamais parler.
J’ai eu l’occasion d’exercer pas mal de métiers, comme on disait là-bas pour désigner les différents types de pêche : la pêche au casier à homards ou au crabe tourteau (ce sont les mêmes nasses), la pêche de la crevette au casier (des nasses beaucoup plus légères, couvertes de goudron pour attirer l’animal), la pêche au filet droit maillant, que l’on pose et que l’on vient relever plus tard, où le poisson vient s’empêtrer par les ouïes, la pêche au chalut, plus connue : un filet en forme de poche que l’on remorque à la suite du bateau, la pêche au filet tournant, à l’aide duquel on encercle un banc de poissons, et que l’on relève ensuite après l’avoir refermé en faisant coulisser la ralingue, le filin qui suit sa partie inférieure (en anglais, on appelle ce filet « purse seine » : filet « bourse », pour souligner qu’on le relève au moment où il a pris la forme d’une bourse), le dragage des coquilles Saint-Jacques et des huîtres, où la drague est une lourde poche en treillis précédée d’une lame, qui va racler le fond et capture tout ce qui s’y trouve, enfin, diverses formes de pêche à la ligne : à la traîne, c’est-à-dire avec le bateau en mouvement, à l’aide d’une ligne où sont attachés de loin en loin, des leurres pourvus d’un hameçon mimant des petits poissons par leurs ondulations, à la mitraillette, qui est une ligne lestée tombant droit vers le fond et avec laquelle on empale le poisson qui vient mordiller l’appât parce qu’on la tire soudainement et violemment vers le haut, au bahot, une très longue ligne lestée à ses deux extrémités, munie de loin en loin de puissants hameçons appâtés d’un bout de chair de poisson, que l’on dépose et que l’on vient relever après quelques heures, etc.
Quand la saison de la crevette a débuté en 1974, il fallait trouver deux volontaires pour les cuire, parce que Houat étant à une heure de « route » (maritime) des points de vente les plus proches du continent, il était hors de question de les vendre fraîches. Quand un bateau rentrait vers quatorze heures, il allait déposer ses prises à la « cabane du port » (un petit hangar), on pesait les crevettes « bouquet » roses (leander serratus, de 5 à 11cm), on les cuisait dans d’immenses chaudrons, on les laissait égoutter, on les salait, on les mettait par paquet de 5 kg dans des boîtes de klégécell, (polystyrène expansé) puis on les mettait au frigo. Le lendemain matin, le courrier (le bateau faisant navette avec le continent) les emmenait à Quiberon pour les livrer aux acheteurs.
Je me suis porté volontaire. J’ai travaillé avec Jo Le Hyaric, qu’on appelait « Jo d’Étel », pour le distinguer du maire qui portait le même nom, parce qu’il avait enseigné à l’École d’Apprentissage Maritime d’Étel, avant de revenir dans l’île. Sur la saison, Jo et moi, nous avons cuit 22 tonnes de crevettes. Un jour mémorable, nous en avons cuit une tonne : ce fut le « Jour de la tonne », qui fut commémoré les années qui suivirent par la « Fête annuelle de la crevette ».
Les débarquements commençaient vers quatorze heures et nous nous mettions à cuire les crevettes aussitôt qu’il en était arrivé à la cabane. Jo et moi, nous étions à la cuisson, aux chaudrons qui se trouvaient à l’air libre et qu’il avait d’abord fallu remplir d’eau à laquelle nous ajoutions une quantité considérable de sel gris de Guérande (à l’époque parce qu’il était bon marché : il servait par ailleurs essentiellement à la conservation du foin), et faire alors chauffer l’eau. Les marmites étaient comme d’énormes friteuses : on remplissait de crevettes de grands paniers en treillis, que l’on trempait alors dans l’eau bouillante. Dès que l’eau revenait à ébullition et que l’écume recouvrait le panier, on le sortait, on le trempait dans l’eau froide (bonjour les engelures !) et on en déversait le contenu sur des grandes claies en bois couvertes d’un grillage de cage à poules. Les trois ou quatre femmes qui nous aidaient, les répartissaient sur la surface, ce qui permettait de les égoutter, elles les couvraient encore une fois de sel, et une fois que les crevettes avaient eu le temps de refroidir, elles les disposaient dans des caissettes, que l’on fermait à l’aide de grands élastiques.
Nous avions en général terminé vers 17 heures, au plus tard à 18 heures. Mais ce jour-là, les bateaux ne sont pas revenus groupés, certains étaient très en retard. Il y avait eu une brume épaisse toute la journée, ce qui expliquait partiellement cela. Mais surtout, les prises de chaque bateau représentaient trois fois, quatre fois, sa production habituelle. Arrivé 18 heures, nous étions encore très loin d’avoir terminé. Les femmes qui travaillaient à nos côtés nous ont dit : « Avec le nombre qu’on est, on n’y arrivera jamais : il faut de l’aide ! ». L’une d’entre elles est partie à la recherche d’autres femmes qui pourraient nous donner un coup de main : ici une fille ou une belle-fille, là une nièce.
Le travail progressait, mais la soirée avançait. Quelques maris sont venus voir où restait leur épouse. Vers 21 heures, la cabane était pleine de monde. Jo et moi, nous nous activions toujours aux chaudrons, les femmes travaillaient, bien plus nombreuses qu’à l’habitude, les hommes en spectateurs étaient là pour soutenir le moral, le sourire aux lèvres et opinant du bonnet car le sentiment prenait corps parmi tous les présents que ce n’était pas seulement du travail que l’on observait là en quantité considérable, c’était aussi du revenu : on avait pêché dans la journée une tonne de crevettes, et une tonne de crevettes bouquet, cela représentait, une fois vendue, une somme rondelette.
Mis à part les bals, les occasions étaient rares à Houat où les hommes et les femmes se trouvaient rassemblés. À l’église, les hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre, la gent masculine dans le chœur, la gent féminine et les enfants dans la nef. Et là, dans ce hangar où les femmes se démenaient sous le regard approbateur de leur homme à elle et celui intrigué des autres, une tension très inhabituelle montait dans la nuit, suscitée par la joie, la levée d’un tabou, comme pour un Mardi-gras, qui se résoudrait sans aucun doute une fois chacun rentré chez soi. À l’approche de minuit, quelques hommes sont sortis, ils sont allés réveiller l’épicier et sont revenus avec des bouteilles de champagne, et quand la dernière crevette a été rangée dans la dernière caissette de polystyrène expansé, les bouchons ont sauté !
Tout le temps que j’étais à Houat, le travail que j’ai fait à la pêche a été bénévole. Je bénéficiais d’une bourse du Fonds National (belge) de la Recherche Scientifique, et c’est de cela que je vivais. Quand j’allais en mer, je recevais au retour, comme tous les participants à la pêche, la godaille : une petite part des prises, l’équivalent d’un ou deux repas. Mais le lendemain du « Jour de la tonne », Jo est venu me voir et il m’a dit, me fixant d’un œil torve : « Ce serait très mal compris de tout le monde ici que tu refuses d’être payé pour le travail que t’as abattu hier ! ». Comme il avait l’air menaçant, je n’ai pas insisté, et j’ai empoché ma paie.
La « fête de la crevette » a eu lieu quelques mois plus tard, avant que les touristes n’arrivent, pour qu’on soit encore entre nous. Il existe une photo où l’on me voit, avec quelques autres, entonnant sur le podium de la salle paroissiale, le « Chant de la crevette », écrit pour l’occasion.
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