Début février 1973, j’arrive dans l’Île de Houat. Dans l’année qui suivra, je me mettrai à réfléchir à comment m’y installer à demeure. Je commençais à poser des questions sur la manière d’acheter son premier bateau ; je me demandais à quel type de pêche j’aimerais me consacrer, sans doute le bar à la traîne et à la mitraillette, la crevette, le homard au casier un par un : essentiellement les métiers que Jean-Michel et Raphaël m’avaient appris. Mes deux principaux maîtres nous ont quitté, et ce qu’ils m’ont enseigné est en jachère. Je me suis réveillé un beau matin de mai 1974 en me disant : « Ce n’est pas ça ta vie ! ».
En 1972 et jusqu’à la veille de mon départ en février 1973, j’étais en psychanalyse. C’était une psychanalyse de médiocre qualité, comme je m’en apercevrais par comparaison bien des années plus tard, quand j’en entrepris une seconde en 1987. Mon analyste ronflait et il ne se passait rien. Un thème revenait en boucle dans ce que je disais sur le divan, qui exprimait la frustration née de ce qui semblait alors une période interminable passée sur des bancs d’école : « Je ne peux pas rester comme cela, indéfiniment allongé ! De ma vie, je n’ai encore rien fait de mon corps! Il faut que je me remue enfin ! ». Quand je me suis retrouvé, aussitôt installé à Houat, en haut d’une falaise balayée par les embruns et que Pierrot m’a désigné un petit point rouge à son pied den disant : « La pompe a colmaté : il faudra bien aller la nettoyer ! », je me suis dit : « C’est un peu raide, mais c’est ça que tu voulais ! ». Même chose quand j’entendis dire : « On a encore besoin d’un homme pour le sauvetage ! » Ben : moi, bien sûr ! On m’a regardé en penchant un peu la tête et en fermant un œil : « Le « philosophe » ? Allez, c’est bon ! » J’avais heureusement appris le nœud d’amarrage durant mes journées passés à la voile de plaisance !
Quand je suis rentré à Bruxelles dans les premiers jours de janvier, j’ai dit à mon analyste : « Je pars : je vais devenir pêcheur ». Il ne m’a pas cru : au début février il m’a fixé un rendez-vous pour la semaine suivante. Je lui ai dit : « Je ne pourrai pas venir : comme je vous l’ai dit, je m’en vais ». Il ne me croyait toujours pas.
Quand on part faire quelque chose de dangereux, on appréhende de le dire à sa mère : les mères ont la faiblesse de penser que si elles vous ont mis au monde, c’est pour vous voir vivre plutôt que vous voir mourir. La mienne n’eut pas ces scrupules : la race comptait bien davantage ! « La pêche, c’est une très bonne idée : c’est le sang hollandais qui veut ça ! ». Le premier obstacle en tout cas avait été avalé avec aisance !
Je n’étais à Houat que depuis quelques jours, que Claude Le Roux se noyait. Les pêcheurs de l’île s’étaient organisés en coopérative quelques mois auparavant : ils avaient formé le « Groupement ». Claude avait été nommé président. Il était jeune, il avait une femme et deux petits enfants.
Le homard et le crabe tourteau se pêchent à l’aide du même type de « casier » : une grande nasse dans laquelle on attire ces crustacés à l’aide de la boëtte (de l’anglais bait : appât), un morceau de chair de poisson emprisonné dans un pochon à claire-voie que l’on fixe à l’intérieur du casier. Pour le homard, certains pêcheurs déposent les casiers un par un dans des endroits soigneusement sélectionnés : des petites plages de sable entre des rochers, à proximité des trous où les homards vont se loger. D’autres utilisent des filières connectant trente casiers séparés l’un de l’autre par 25 mètres de filin. Quand on « mouille » sa filière, quand on la jette à la mer, pour que les casiers soient éloignés les uns des autres sur le fond autant que possible, on pousse les gaz au maximum et l’on jette les casiers à la mer un par un alors que se tend la corde qui les relie l’un à l’autre et qui se déroule alors à vive allure sur le pont du bateau où elle est entassée. L’opération est dangereuse : même vides, les casiers sont lourds, les pêcheurs les construisent en bois de châtaignier pour les arceaux et en pin pour l’armature du fond, mais on les a lestés avec des galets ou du béton pour qu’ils aillent au fond, et le fil se dévide à la vitesse du bateau.
Claude s’est retrouvé le pied pris dans une boucle formée par le cordage, il a été soulevé quand elle s’est tendue, entraîné par-dessus bord. Les autres sur le bateau l’ont vu réapparaître un moment à la surface avant qu’il ne soit entraîné par le fond. Le temps que l’on arrête le bateau, que l’on fasse machine-arrière et que l’on remonte les derniers casiers filés et il était bien entendu beaucoup trop tard pour tenter de le ranimer.
Je suis allé à la messe d’enterrement. Nous étions devant l’église à attendre que la cérémonie débute quand quelqu’un s’est retourné et a dit : « Regardez, c’est la mère de Claude qui arrive ! » La mère du jeune pêcheur mort avait décidé de porter sa plus belle robe : sa robe de mariée bretonne, brodée, toute de velours noir et rouge, et sur sa tête, la petite coiffe carrée de la région d’Auray. Sa fierté, le contraste éclatant entre la célébration de la mort et le symbole de vie de cette robe resplendissant involontairement d’une identité culturelle longtemps ridiculisée comme celle d’éternels perdants, tout cela ajoutait à la dimension tragique de la situation présente. Le prêtre, le Recteur comme on dit dans les îles, venait d’arriver à Houat, et se trouvait dans la position difficile de succéder à un autre qui avait été très aimé. Il entama son homélie : monocorde, indifférente, bureaucratique, et j’ai assisté là à un événement dont je n’ai connu dans ma vie qu’une instance unique : une rébellion dans un lieu de culte. Les femmes restèrent silencieuses mais devant ces « Dieu a rappelé l’un de siens… ses desseins sont impénétrables… c’est la vie… c’est comme ça et pas autrement… », les hommes se mirent à murmurer d’abord, puis à gronder ensuite, dans la petite église en deuil d’un village au milieu de la mer.
À la sortie, les conversations allaient bon train : « C’est vraiment ça qu’il faut dire ? Devant tant d’injustice ! Et de si petits enfants ! » Je découvrais la vie de pêcheur. Dans les semaines qui suivirent, je commencerais d’y participer. C’était bien autre chose que la vie sur les bancs d’école, de faculté. Mais c’est cela que je voulais découvrir, et c’est cela que je découvrais : la vie difficile des gens ordinaires, loin des forteresses construites pour s’en défendre. Au bout de quinze mois durant lesquels j’avais fait bouger mon corps à satiété, comme je l’avais souhaité sur le divan du psychanalyste, une autre envie me venait : celle de témoigner.
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