Reprendre à zéro
A paru dans L’Homme 97-98, 1986, XXVI : 299-308
Comme mon programme n’intéressait pas grand monde, je l’ai réalisé moi-même dans Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009).
– Sous couvert de « scientificité », l’anthropologie s’est enfermée dans un discours objectiviste qui ne laisse aucune place à ce que Sauvages, Barbares et Paysans savent et que nous ne savons pas. En conséquence, l’anthropologie n’apporte plus rien de neuf, et la classe des intellectuels s’en désintéresse. Or un domaine qui n’intéresse plus que ses praticiens va vers une fin certaine.
On indique, à titre d’exemples, deux voies qui pourraient contribuer à replacer l’anthropologie au centre de la scène intellectuelle : premièrement, l’éclairage qu’elle peut apporter à l’histoire et à la philosophie des sciences à partir de sa fréquentation des mentalités autres ; deuxièmement, le renfort qu’elle apporterait aux autres sciences humaines en mettant au point une approche authentiquement anthropologique, au-delà des hésitations éclectiques entre « psychologisme » et « sociologisme ».
Reprendre à zéro, parce qu’on ne peut pas continuer comme cela. Depuis longtemps il ne s’est rien passé en anthropologie. Il y avait vers 1870 un programme, celui d’une science de l’Homme construite à partir de l’étude des autres : Sauvages, Barbares et Paysans. Il y eu un début, avec maintes réponses, certaines, prématurées et irrécupérables, d’autres qui demeurent géniales ; mais au moins posait-on des questions et essayait-on d’y répondre. Puis il y eut à partir des années 20 une morne parenthèse de trente ans durant laquelle les anthropologues s’évertuèrent à convaincre les administrations coloniales que les Sauvages n’étaient pas aussi stupides qu’ils en avaient l’air. À ce discours lesdites administrations ne pouvaient rien entendre, et n’entendirent rien. L’anthropologie non plus n’avait rien à gagner, à preuve que les jeunes nations indépendantes érigèrent l’anthropologue en symbole de la colonisation passée. Il y eut ensuite dix années de structuralisme au cours desquelles on reprit l’anthropologie là où elle s’était arrêtée en 1920. Et depuis, plus rien. Plus de réponses, surtout, plus de questions.
L’anthropologie va à vau-l’eau. Elle n’intéresse plus que quelques personnes, les anthropologues eux-mêmes. Pour une science de l’Homme, cela ne suffit pas. Toute science doit correspondre à une demande sociale. Et cela vaut davantage encore pour les sciences de l’Homme qui ont repris le flambeau des sciences morales d’antan. Ce qu’on leur demande, c’est de dire des choses qui puissent servir ici et maintenant.
Serait-ce que les Sauvages n’ont plus rien à nous apprendre ? Ce n’est apparemment pas l’opinion des jeunes qui profitent des voyages dits d’aventure pour leur rendre visite. Et qui, de cette manière, font leur propre anthropologie, sans passer par nos livres dont le caractère laborieux rend la lecture pénible. Ils vont voir les Sauvages dans ce même mouvement de sympathie spontanée pour ce qui vit, qui les conduit aussi vers les grands mammifères, baleines, gorilles, dauphins. Ils confirment ainsi le message de Lévi-Strauss, le respect des autres cultures comme cas particulier du respect de la vie.
Autrefois, les intellectuels s’intéressaient aux Sauvages. Aujourd’hui, de façon plus corporatiste, ils s’intéressent surtout aux périodes qui furent fastes aux intellectuels : la Grèce antique et le XIXe siècle. Ils n’ont pas tout à fait tort ; c’est en Grèce que furent posées toutes les questions qui méritaient de l’être, et que furent données toutes les réponses qui méritaient d’être faites. Quant au XIXe siècle, ce fut pour les intellectuels le modèle de la facilité : ils découvraient sans même vraiment chercher, et ils marchaient comme un seul homme vers un avenir que la technologie allait rendre radieux.
Mais si les intellectuels ont abandonné le Sauvage parce qu’incapable de suggérer des réponses aux questions qui se posent ici et maintenant, la faute en est avant tout aux anthropologues. Ils ont coulé leur discours dans le moule objectiviste qui conduit à étiqueter comme faux tout ce qui n’est pas connu. À force, il devint évident que les Sauvages n’avaient rien à nous apprendre.
Pour Tylor, l’anthropologie devait être la science du réformateur, elle devait nous aider à repérer la superstition afin d’en débarrasser le monde. De ce point de vue, le programme fut réalisé. On peut même dire que, emportés par leur élan, les anthropologues ont désigné comme superstition tout ce qu’ils ont trouvé dans la vie des Sauvages : croyances, magie, fétichisme, mythes. Rien qui puisse nous apporter quoi que ce soit, si ce n’est la confirmation indéfinie que l’erreur est humaine.
Ce que les anthropologues auraient pu nous apprendre, c’est comment nous pensons. Lévy-Bruhl avait commencé le travail. Mal lui en prit, ce qu’il avait à dire ne convenait pas du tout. Ce qu’il fallait dire aux administrateurs coloniaux c’était que, mine de rien, les Sauvages pensaient exactement comme nous – en faisant simplement tout le temps des erreurs. Leur dire que les Sauvages ne pensaient pas comme nous, c’était simplement les enfoncer davantage dans leurs préjugés d’administrateurs. Car l’anthropologie, comme l’enfer, a toujours été pavée de bonnes intentions.
On aurait pu apprendre énormément de la querelle du totémisme. Le débat faisait rage, des chercheurs quittèrent en masse leurs domaines de recherche pour se faire anthropologues : Wundt le devint à cette occasion, et Frazer, et Durkheim et Freud. Ils nous dirent des choses fascinantes sur la nature du sacré, sur l’origine du tabou, sur la fonction du sacrifice. Et tout cela – on ne s’en étonne pas assez – n’eut aucune influence sur l’anthropologie. L’explication qu’on nous donne, c’est que ces gens n’étaient pas anthropologues. Ce qui est vrai. Mais ce qu’il faut entendre, c’est que l’anthropologie s’était construite autour du principe que les Sauvages n’ont rien à nous apprendre. Ce que l’anthropologie allait expliquer, ce n’était pas comment il peut y avoir plusieurs façons de concevoir le monde – dont la nôtre est une variété -, mais pourquoi les Sauvages, pensant exactement comme nous, pouvaient néanmoins être constamment dans l’erreur.
Une école anthropologique, le « fonctionnalisme », s’est entièrement consacrée à expliquer les erreurs des Sauvages. Et la méthode qu’elle utilisa fut de dire que toutes ces erreurs étaient, d’un certain point de vue, parfaitement raisonnables. Radcliffe-Brown montra que beaucoup d’erreurs individuelles ont des conséquences collectives tout à fait bénéfiques, ce qui les rend fort excusables. Quant à Malinowski, il soutint que le raisonnement qui préside à beaucoup d’erreurs des Sauvages aurait été très raisonnable dans un contexte légèrement différent (c’est l’explication « expressive » qu’il utilise, par exemple, à propos de la magie), ce qui rend ces erreurs aussi extrêmement excusables. Cela ressemble fort à du Piaget, et ce n’est pas par hasard, cela date de la même époque et part du même bon sentiment : montrer que les Sauvages et enfants sont, quand même, dans la bonne voie. On avait beaucoup reproché aux évolutionnistes de dire que les Sauvages étaient dans l’Histoire du Monde comme des enfants. Les fonctionnalistes firent beaucoup mieux en démontrant que les Sauvages étaient des enfants.
Avec La Pensée sauvage, Lévi-Strauss posa à nouveau le problème de la pensée différente, mettant fin au paternalisme charitable du fonctionnalisme. Il voulut prouver que la pensée des Sauvages est aussi la nôtre, comme fonds archaïque et comme alternative toujours présente. Ce qu’il disait-là était vrai : il y a une façon de prendre le monde à sa « surface », de manière non conceptuelle, de travailler sur de pures corrélations visuelles, sur des co-occurrences temporelles et spatiales. Et cette façon de faire est commune aux Sauvages et à nous, même si sa spécificité se distingue mieux dans la pratique des savoirs empiriques. Seulement voilà, si Lévy-Bruhl parlait bien de la « pensée sauvage » au sens de Lévi-Strauss quand il parlait de « mentalité primitive », il parlait aussi d’autre chose, de la pensée qu’il faut bien appeler « totémique » faute de mieux. Et la pensée totémique, on aura beau chercher dans les coins et les recoins de notre propre pensée, on ne la trouvera pas. Il y a bien quelques brefs passages chez Empédocle qui évoquent le découpage purement géométrique du monde propre à la pensée totémique, mais c’est absolument tout. Nous avons bien, dans le passé de notre propre culture, chez Paracelse par exemple, une façon de catégoriser le monde qui privilégie les affinités essentielles et invisibles – comme le fait la pensée totémique – par rapport aux ressemblances contingentes et visibles que privilégie notre pensée moderne. Mais, même chez Paracelse, l’existence de sympathies sous-jacentes ne remet pas en cause les grandes catégorisations fondées sur les ressemblances et qui distinguent, à la façon de la Genèse, les plantes et les arbres, les animaux qui marchent, ceux qui volent, ceux qui rampent et ceux qui nagent.
Dans la pensée totémique, rien de tout cela : l’univers tout entier est découpé en deux, en quatre ou en huit, « à travers tout ». Si bien que les hommes ne se trouvent pas dans un quartier, les animaux dans un autre, et les plantes dans un troisième. Non, il y a des hommes dans chacun des quartiers, et aussi des animaux, et aussi des plantes, et des points cardinaux, et des phénomènes météorologiques, et dans tel quartier on trouvera l’opossum, et dans tel autre le vomi, et dans un troisième les bébés. Je défie qui que ce soit de montrer que nous avons quelque chose de semblable dans le passé de notre pensée occidentale.
Ce qui ne veut pas dire que la pensée totémique soit une pensée de ploucs. On aura reconnu la pensée australienne, et l’on sait qu’elle conçut le mariage selon cette logique totémique. Il en allait de même du mariage chinois : la pensée traditionnelle chinoise était totémique aussi bien que l’australienne. On en retrouve la trace dans la géomancie, et ses découpages géométriques « à travers tout ». Et si l’on doute encore de ce que j’avance, on se posera la question de savoir pourquoi la « classification chinoise » de Borges, où Foucault voit le « lieu de naissance » de son livre Les Mots et les choses, nous était aussi immanquablement « chinoise » ?
[« … une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »]
Pensée totémique, et qui nous est entièrement étrangère. Mais oui, entièrement. Dommage que l’anthropologie ne nous en ait jamais rien dit. Tout occupée qu’elle était à dire – pareille au Schtroumpf à lunettes – que les Sauvages n’étaient pas scientifiques et que ce n’était vraiment pas bien, l’anthropologie a raté une excellente occasion de montrer ce qu’elle pouvait faire. Pendant donc qu’elle rabâchait, au nom de la science, que les Sauvages ne faisaient que dire des bêtises, les historiens et les philosophes des sciences avaient enlevé à la Science sa tête pour voir comment elle fonctionnait à l’intérieur. Et ils s’apercevaient, ô surprise, qu’à l’intérieur de la Science on trouvait un peu n’importe quoi, que c’était du bricolage et pas toujours très propre.
Ce qui est triste pour les anthropologues, c’est qu’ils avaient tous les éléments en mains pour découvrir cela longtemps avant tout le monde : ils avaient tous les modes de pensée, là, devant leurs yeux, il aurait suffi de les comparer.
Mais non, ils étaient si bien occupés à faire les bons élèves, à dire que les autres étaient bêtes mais que nous étions très intelligents, que les éléments d’une métathéorie qui permettrait une critique de la science comme discours de savoir, ce furent les philosophes qui les mirent en place. Et ce qui est encore plus triste, mais pas surprenant, c’est que l’anthropologie se trouve encore à la remorque du débat. Ce n’est que dans les toutes dernières années que les anthropologues britanniques se sont décidés à intervenir. En France, sur la science, les anthropologues n’ont toujours rien à dire.
Autre chose que l’anthropologie aurait dû faire depuis longtemps : se donner une théorie digne de ce nom. Je ne veux pas dire que l’anthropologie devrait avoir à l’heure qu’il est une théorie toute achevée, mais elle pourrait au moins disposer d’une approche qui lui serait propre. Or on constate que les anthropologues se satisfont, pour définir leur domaine, de l’exotisme de leur objet (Sauvages, Barbares et Paysans) alors que, par ailleurs, ils sont prêts à appréhender cet objet n’importe comment.
On a parfois la chance de rencontrer un anthropologue qui tienne une ligne cohérente, c’est-à-dire qui en adopte une soit purement psychologique (comme Malinowski, qui ne voit que l’individu et considère toute structure comme une illusion d’optique, donc comme un phénomène relevant de la psychologie ; il nie par exemple qu’il y ait de la parenté classificatoire), soit purement sociologique (comme Dumont qui voit au contraire la catégorie de l’ « individu » émerger dans un certain contexte social, et qui l’explique donc en termes de structures). Mais la plupart des anthropologues n’ont aucune tenue, mélangeant de manière éclectique approche psychologique et approche sociologique. Ce sont les « théorisations » de ce type, faites de bric et de broc, qui soulignent cruellement l’absence d’une théorie digne de ce nom.
Certains ont perçu ce problème et ont essayé de le résoudre. C’est le cas de l’école « Culture et personnalité ». Il faut saluer leur tentative sympathique, même si le résultat n’est pas très convaincant. Malgré leurs gros sabots, les culturalistes ont vu qu’il y avait une difficulté sérieuse là où la majorité des anthropologues ne voyaient rien du tout. Que disent-ils ? Que les hommes ont des besoins, et que ces besoins sécrètent – au cours des âges – des institutions pour se satisfaire. Ces institutions produisent à leur tour des hommes qui trouvent ces institutions fort à leur goût : ils présentent la « personnalité de base » qui correspond à celles-ci. L’argument est bien sûr circulaire : A détermine B qui détermine A. Encore que des opérateurs de ce type-là, cela existe : on constate des phénomènes de ce genre dans la formation des prix, par exemple.
Ce qui ne va évidemment pas, c’est que les besoins humains étant nécessairement les mêmes au départ, on ne parvient pas à expliquer pourquoi les institutions prennent la variété des formes qu’on leur connaît. Alors on introduit un deus ex machina qu’on peut désigner du nom qu’on lui donne aujourd’hui : l’écologie. On dit que, les conditions écologiques étant différentes au départ, les mêmes besoins sécrètent les mêmes institutions mais sous des formes différentes. Pourquoi pas après tout ? On réintroduit ainsi le climat dans le rôle qu’on lui faisait jouer à l’origine des cultures aux XVIIe et XVIIIe siècles. Seulement, ça ne marche pas. Parce qu’il faudrait expliquer, par exemple, premièrement, pourquoi le même système de parenté – isomorphe au Vierergruppe de Klein – à mariage préférentiel avec la cousine croisée bilatérale existe simultanément au cap de Bonne Espérance, au cœur de la forêt amazonienne et sur la côte Nord-Ouest de l’Australie ; deuxièmement, pourquoi des voisins parfois immédiats ont des systèmes de parenté tout à fait différents alors qu’ils vivent dans le même milieu écologique.
On a assisté à d’autres tentatives malheureuses de synthèse des approches psychologique et sociologique, pas nécessairement toutes en anthropologie d’ailleurs. Ce sont par exemple celles de type « freudo-marxiste », qui combinent généralement des versions aplaties tant du marxisme que de la métapsychologie freudienne, et qui réussissent du coup le tour de force de mettre sur pied une « théorie » qui soit à la fois éclectique et dogmatique.
Lévi-Strauss a proposé, lui aussi, une solution, mais beaucoup plus subtile. C’est une solution cartésienne (au sens technique) qui considère les structures sociales et culturelles comme projections des structures de l’esprit dans le monde. Sociologie et psychologie sont donc dans un rapport spéculaire ; l’objet miré, c’est l’esprit humain, et son reflet, c’est la structure sociale ou culturelle. Mais ici aussi on rencontre des difficultés insurmontables.
D’abord, est-ce que la structure de l’esprit peut vraiment rendre compte des structures sociales ? La nature du social est d’être intersubjective et on voit mal comment l’esprit pourrait être autre que monadique. Il est possible que pour Lévi-Strauss l’esprit ne rende compte que des structures culturelles, mais d’où viennent alors les structures sociales ? La deuxième difficulté, c’est qu’à chaque type de production culturelle (et sociale ?), il faut découvrir un organe correspondant. On se souvient que Chomsky a échoué à décrire un système cognitif suffisamment complexe alors qu’il n’entendait rendre compte que du seul langage.
À l’inverse du culturalisme, la solution lévi-straussienne ne manque pas d’élégance, mais elle est dispendieuse. À la limite, le microcosme de l’esprit devrait présenter la même complexité que le macrocosme de la culture humaine. Ce qui n’est pas vraisemblable, car on sait par ailleurs que des contraintes s’exercent sur le culturel, qui n’ont rien à voir avec le psychologique, étant d’ordre soit purement physique, ou au point de rencontre du physique et du social. Ainsi, le fait qu’il existe dix-sept motifs de base pour décorer un mur n’a rien à voir avec l’esprit humain, c’est une simple conséquence des propriétés topologiques d’un espace à deux dimensions.
Quant aux contraintes sur le culturel qui s’exerceraient au point de rencontre du physique et du social, on en trouve un bel exemple chez les abeilles. L’hypothèse cartésienne voudrait sans doute que, d’une certaine façon, la forme hexagonale qui caractérise l’alvéole relève de la « culture » des abeilles, qu’il y ait quelque part dans l’esprit « apien » quelque chose d’ « hexagonal ». En fait, pas du tout. La forme hexagonale résulte uniquement de la combinaison de contraintes purement physiques et de contraintes sociales. C’est parce qu’un essaim d’abeilles construisant simultanément chacun un alvéole (d’une forme quelconque), tous ces alvéoles auront la même forme hexagonale en vertu d’un principe morphogénétique inéluctable (qui s’exerce de la même façon pour donner la forme hexagonale aux cellules de Bénard d’un liquide en ébullition sur une surface uniformément chauffée).
Comment donc devrait procéder l’anthropologie pour mettre en place les conditions d’une théorie anthropologique digne de ce nom, c’est-à-dire pour élaborer une approche proprement anthropologique ? Il lui faut dépasser l’aporie sociologie ou psychologie, car l’une et l’autre sont partielles, et la cacophonie sociologie et psychologie, car elles sont contradictoires.
Il reste une dernière possibilité qui, sans être la bonne, va nous mettre sur la voie d’une solution. Il s’agit d’une hypothèse, elle aussi cartésienne – mais différente de celle de Lévi-Strauss -, consistant à considérer les domaines du sociologique et du psychologique comme distincts, mais possédant un point d’articulation, une glande pinéale. On découvre soit un lieu pour le sociologique au sein du psychologique, la structure à l’intérieur de l’individu ; soit, à l’inverse, un lieu pour le psychologique au sein du sociologique, l’individu à l’intérieur de la structure. La première option est celle que choisit Freud avec le « complexe d’Œdipe ». Le complexe n’est rien d’autre que la transsubstantiation de la structure de parenté en sentiment à l’intérieur de l’individu. La deuxième option est centrale dans la « psychologie des foules » de Le Bon (qui est, bien sûr, une sociologie), sa notion de « suggestion mutuelle » renvoie à l’individu comme facteur de « contagion psychique » au cœur de la foule en tant que structure (peu structurée dans l’émeute, très structurée dans l’armée ou l’Église).
L’écart minime qui existe entre la « suggestion », comme foule dans l’individu et la « suggestion mutuelle » comme individu dans la foule, indique qu’il n’y a pas pour le sociologique et le psychologique deux domaines distincts articulés en un point, mais tout simplement un même réel (phénoménal) envisagé sous deux perspectives. Deux éclairages, deux « modalités » au sens spinoziste d’une même substance. A ne détermine pas B qui détermine A mais, plus simplement, A = B. Le sentiment, c’est la structure localisée dans l’individu comme contrainte incontournable, comme passion. La structure, c’est la passion envisagée comme phénomène collectif, sous sa forme statistique.
Ce qui s’est passé historiquement, c’est la même chose que lorsque la mécanique ondulatoire et la mécanique corpusculaire se sont retrouvées sur les « faits » quantiques, avec chacune sa bonne explication. D’où le débat onde ou corpuscule ? Alors que ni l’onde ni le corpuscule ne sont bien sûr des objets réels, mais des modélisations concurrentes au sein du monde (fictif) de la Réalité objective. Il en va de même pour le sociologique et le psychologique qui sont tous deux des discours (historiques) ayant produit (indépendamment) leurs modélisations.
Maintenant que c’est dit, certains s’exclameront : « C’est évident qu’il s’agit du même réel sous deux éclairages différents. Tout le monde a toujours su cela ! » Mais si on le savait, que ne l’a-t-on dit ? Au lieu de quoi on nous disait que l’individu existe et que la structure n’est qu’illusion, ou l’inverse, ou bien encore qu’ils se déterminent l’un l’autre, ou finalement qu’il s’agit de trouver leur point d’articulation. Ce qui est quand même tout à fait différent, puisqu’il y aurait donc deux choses et non une seule.
Si maintenant cela paraît évident, ce n’est donc pas parce qu’on le savait déjà, mais parce qu’on se rend compte soudain que les choses sont bien ainsi. Prenons un exemple, la prohibition de l’inceste, dont Lévi-Strauss dit qu’elle est à la fois naturelle, puisque universelle, et culturelle, puisque énoncée comme loi. Comment est-il possible qu’il y ait à la fois prohibition explicite et horreur spontanée ? Parce que c’est la même chose, parce que l’horreur c’est la structure comme sentiment, comme passion, et que la règle c’est le sentiment collectif comme (représentation de) la structure. Ce qui est bizarre ici, c’est que la règle soit apparue nécessaire, alors que la passion suffisait amplement. On peut dire que deux précautions valent mieux qu’une. Mais s’il y a représentation de la structure, c’est parce qu’ici la structure est simple et qu’on la voit facilement. Quand les prohibitions qui portent sur l’alliance sont à ce point complexes qu’il devient plus simple de dire avec qui il faut se marier qu’avec qui on ne le peut pas (mariage prescriptif ou préférentiel), il y a toujours une règle, mais qui ne couvre plus l’ensemble de la structure, parce que celle-ci est trop complexe pour être vue dans sa totalité ; et il faut plusieurs générations d’anthropologues pour en trouver une représentation (en l’occurrence, mathématique). Pendant ce temps-là, les gens qui vivent à l’intérieur de cette structure, continuent de la vivre comme passion, trouvant spontanément les partenaires permis(es), avenant(e)s et joli(e)s.
Ce n’est pas fini, nous n’avons présenté ici qu’un programme, il va falloir inventer un langage pour exprimer cette approche authentiquement anthropologique. Ce qu’il fallait souligner, c’est que deux dangers guettent l’anthropologie : le premier consiste à prendre le ronron pour un signe de bonne santé, alors qu’il révèle en fait un état pré-comateux ; le second conduit à dire, comme c’est, paraît-il, la mode : « Oui, ce que nous avons fait n’est pas très bon, cela ressemble davantage à de la mauvaise littérature qu’à une authentique science de l’Homme, mais nous en avons tiré les leçons, désormais nous écrirons de la bonne littérature. » Quelle capitulation ! C’est comme s’ils disaient : « Oui, nous nous sommes conduits comme des imbéciles. Mais demain ça change : dorénavant nous ferons les imbéciles délibérément ! » Triste consolation. Ah, le chemin qui mène à une science de l’Homme est ardu, et bien des efforts paraissent avoir été vains, mais tout découragement est prématuré. Il nous faut convaincre à nouveau les intellectuels que nous avons quelque chose à leur dire à partir des Sauvages, Barbares, Paysans et, demain, Robots. La tentation est grande de s’écrier : « Anthropologues debout ! La moisson est proche. »
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