Conférence donnée à la fête du livre de Bécherel, le 19 avril 2014, à propos de La transmission des savoirs par Geneviève Delbos et Paul Jorion (Maison des Sciences de l’Homme, 1984).
Ça me fait extrêmement plaisir qu’on me demande de reparler de la transmission parce que cela renvoie donc à ce livre que j’ai écrit avec Geneviève Delbos et qui a paru en 1984. Il m’est arrivé une seule fois qu’on m’ait demandé de reparler de ça. C’était inattendu et c’était loin. C’était l’Unesco qui m’avait demandé d’en parler, de venir en parler à Nagoya au Japon. C’était en avril 2005. Et depuis, non, on me demande essentiellement de parler de la crise financière de 2008, et aujourd’hui de l’actualité financière. Et cela me fait donc extrêmement plaisir que l’on m’ait demandé aujourd’hui de reparler de cette transmission des savoirs à laquelle nous nous étions intéressés à la fin des années 70 et le début des années 80.
Êtres humains et milieux
Le problème s’était posé, en fait, de la manière suivante : j’avais donc rencontré Geneviève Delbos qui était une sociologue de formation et qui s’était intéressée à deux métiers – c’était du côté de Saint-Nolf, en Loire-Atlantique – elle s’était intéressée aux ostréiculteurs qui se trouvent là et aux paludiers. Et à l’époque – on était alors en 1977 – le métier du sel était un métier qui était entièrement en train de disparaître. Ça n’existait pratiquement plus. Les gens qui le pratiquaient, c’était dans le bassin de Guérande et du Mes, il n’y en avait peut-être plus qu’une demi-douzaine encore dans ce métier du sel.
Pourquoi ce métier était-il en train de disparaître ? Eh bien, vous le savez sans doute, c’est un métier qui dépend énormément de la qualité du temps qu’il fait et il suffit souvent d’une série de mauvaises années, disons, je ne sais pas, 5 années de mauvais temps durant l’été, où on ne fait pas ou très peu de sel, et on se trouve éliminé, on a épuisé ses réserves et on est obligé d’aller travailler à autre chose. Le métier, en fait, avait été handicapé de manière majeure par les années 30. Avec des étés « pourris », pluvieux et relativement froids, la récolte du sel, dans le bassin de Guérande, avait pratiquement disparu. C’était reparti un petit peu, un métier exercé par des gens qui faisaient ça par habitude, parce que ça se pratiquait à côté de chez soi.
On s’est retrouvé donc vers 1977, autour de ces années-là, avec un problème majeur qui était qu’on avait un milieu extrêmement particulier, ce milieu des marais salants, à cet endroit, l’arrière-pays de La Baule pour ceux qui ne connaissent pas ça. Un environnement qui avait été façonné par l’homme au fil des siècles. L’origine, comme vous le savez, c’est bien entendu l’époque romaine, où on avait débuté cette activité. Mais, ce que nous savons, la mémoire remonte en fait essentiellement au XVIIIe siècle quand ce métier avait redémarré. Vous savez que le Moyen-âge et la Renaissance ont été froids : on appelle parfois cette époque « le petit âge glaciaire ». Ce n’est certainement pas à cette époque-là qu’on aurait pu faire du sel à Guérande par évaporation de l’eau de mer.
Et donc, on se trouve dans une situation où on a un milieu extrêmement délicat parce qu’il a été façonné d’une manière bien particulière par le travail de vastes surfaces argileuses par des hommes et des femmes et il faut le protéger. C’est une grande vasière comme on dit, qui est une frayère extraordinaire. Une frayère, vous le savez peut-être, c’est un endroit où des espèces de poissons qui vivent en mer viennent déposer leurs œufs dans des eaux saumâtres : là où l’eau de mer vient se mêler à celle du delta d’une rivière, et où l’eau n’a plus la concentration en sel de l’eau de mer. Et donc, des endroits comme ces marais côtiers, et en particulier ces réserves d’eau qu’on constitue pour exercer le métier du sel, ce sont des endroits où une énorme activité biologique a lieu. Les poissons frayent là, les alevins naissent là. Il y a évidemment beaucoup d’oiseaux parce qu’il y a beaucoup de petits poissons. C’est un endroit de grande biodiversité. C’est un milieu extrêmement précieux qu’il faut impérativement protéger.
Et donc dans ces années, la fin des années 70, on se dit : « Il n’y a pas d’autre option : il faut transformer cet endroit-là en réserve naturelle puisqu’il a cessé d’être utilisé par l’homme : on va nommer des fonctionnaires pour s’occuper de ce milieu-là et leur donner les moyens pour qu’il ne se dégrade pas davantage parce qu’il y aurait là une catastrophe écologique en puissance. » Et on fait alors des calculs, et on s’aperçoit que ça reviendrait extrêmement cher d’entretenir un milieu comme ce milieu-là, celui des marais salants, si on ne l’exploitait pas de la manière qui était devenue traditionnelle : de manière salicole, pour produire du sel. On a alors fait un autre calcul, on s’est dit : « Est-ce que ça ne coûterait pas moins cher de faire revenir des paludiers ? ».
Et vous avez deviné la réponse : ça coûtait effectivement moins cher. Or on était dans cette région des marches de Bretagne, dans une situation bien particulière sur le plan économique. Les chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire périclitaient. Et il y avait donc une génération de fils et de filles de ces travailleurs des chantiers pour lesquels il fallait trouver du travail ; le problème ne date pas d’aujourd’hui de trouver du travail pour les jeunes ! Et on s’est dit : « On va faire une école ! ». Et cette école fonctionne toujours. Un de mes fils est passé par là, où il a trouvé sa compagne qui venait, elle aussi, apprendre ce métier.
Transmettre un métier, transmettre des savoirs ?
Donc on s’est dit, on va faire une école, on va enseigner le travail du marais.
C’est là que la question de la transmission du savoir s’est posée. On ne trouvait pas de gens qui auraient pu venir expliquer comment il faut faire du sel. Il y avait bien ces quelques vieux, ces anciens, qui connaissaient toujours le métier. On envoyait en apprentissage chez eux ces jeunes qui voulaient apprendre le métier du sel et ces jeunes faisaient toujours la même remarque : « Les vieux ne parlent pas. Ils ne disent rien. Quand on leur pose une question, ils disent ‘Travaille’. Ils ne répondent pas ».
Le savoir du sel n’était pas formulé ! C’est ce que nous avons compris, Geneviève et moi. Dit de manière plus savante, il n’y avait pas de représentation conceptuelle du travail du sel. C’est un travail qu’on savait faire ou qu’on ne savait pas faire, mais il n’était pas accompagné d’un discours. Il n’y avait pas de narration. Il n’y avait pas de théorie autour du métier du sel.
Comment faire alors pour réapprendre le métier ? Eh bien, on pouvait envoyer donc des jeunes travailler avec les anciens mais ces jeunes étaient extrêmement frustrés pour la raison que je viens de dire : « Les vieux n’expliquent rien ! » Pourquoi est-ce que ça se passait de cette manière-là ? C’est parce que dans le recrutement de nouveaux paludiers tel qu’il se faisait autrefois, le problème d’un savoir formulé ne se posait absolument pas. C’était un métier qu’on faisait en famille et les enfants apprenaient ce métier peu à peu, de le voir faire, sans devoir à la limite jamais poser de questions parce qu’on les mêlait petit à petit de plus en plus à ce métier. Par exemple, quand les parents étaient occupés sur la saline, eh bien, on délimitait un petit espace pour les enfants quand ils étaient encore tout petits et qu’ils accompagnaient au marais, où ils allaient pouvoir mimer les grands, à leur manière, sur un marais miniature. On allait faire un petit barrage. Il y aurait de l’eau qui entrerait, etc. Ils s’occuperaient de cette manière-là.
Et quand les enfants grandissaient, on les faisait intervenir progressivement, selon une logique que Geneviève a résumé comme ceci : « On passe du supplément au complément ». C’est-à-dire que, de temps à autre, quand on a besoin d’aide, on demande aux enfants relativement grands, je ne sais pas, quand ils ont 8-9 ans : « Est-ce que tu peux aider à faire ceci ou cela ? ». Les enfants, l’ayant vu faire, le font, mais c’est un supplément au sens où il n’y a pas de véritable nécessité à ce qu’ils le fassent : on n’a pas vraiment besoin d’eux pour le faire. Et quand ils deviennent un peu plus grands, à ce moment-là, on passe d’une logique de supplément comme celui-là, à une logique de complément, c’est-à-dire qu’on commence à leur demander, comme à la ferme, de faire des choses parce qu’on a besoin de ce travail supplémentaire. Par exemple : « Il n’y a personne pour le moment pour s’occuper du tracteur. Toi, t’es là ! Eh bien, prends le tracteur et ramène-le à la ferme », etc. C’est-à-dire qu’ils commencent à intervenir pour faire des tâches qui doivent être faites et pour lesquelles un adulte n’est pas disponible à ce moment précis. Et ensuite, petit à petit, évidemment, on s’intègre de plus en plus à ce métier parce qu’on vous demande de faire des choses de plus en plus par rapport au processus qui est en train de se dérouler. Au point que vient le moment où on vous demande de remplacer un adulte qui ne sera pas là, par exemple, parce que l’adulte doit aller à la ville pour aller chez le médecin ou une indisponibilité de ce genre-là. À ce moment-là, l’adolescent a pleinement trouvé sa place dans l’unité de production et il devient participant à part entière de ce métier sans que jamais un discours d’enseignement ait été tenu, une transmission orale du savoir qui aurait été systématique et dont on pourrait dire : « Voilà : un processus de transmission est en cours ».
Le moment le plus révélateur, c’est celui-ci : c’est le moment où les adultes ne demandent plus à un jeune d’intervenir de manière ponctuelle pour faire un remplacement, pour « boucher un trou », c’est le moment où l’adulte lui dit : « Fais-le ! Maintenant tu vas le faire tout seul ». Et à ce moment-là, ce qui se passe toujours, c’est le jeune qui se tourne alors vers les adultes et dit : « Mais non ! Je ne sais pas encore ce qu’il faut faire ! ». Et les adultes lui disent : « Si, maintenant, tu sais comment on fait ! ». Et il y a cette surprise, ce, comment dire ? cette sorte de sentiment de malentendu de celui qui dit : « Mais non, je ne sais pas encore » et l’adulte qui lui répond : « En fait, maintenant, tu sais ! Parce qu’il y a rien d’autre à savoir ! ».
Nous avons eu, Geneviève et moi, deux enfants à cette époque : un garçon et une fille, et nous leur lisions bien entendu de belles histoires pour les endormir, et en leur lisant Le livre de la jungle de Kipling – le vrai livre – nous étions tombés sur l’une des histoires, qui ne se passe pas du tout dans la jungle des Indes, mais qui est une histoire se passant chez les Esquimaux : « Quiquern », et là nous avons eu la surprise de retrouver la même chose : le jeune Inuit qui croit ne rien savoir encore et à qui les adultes disent à ce moment-là : « Si ! Il n’y a rien de plus à apprendre ! Tu es maintenant, toi, chasseur de phoques ! »
Au moment où l’école a commencé de se mettre en place, comme on ne savait pas trop à qui s’adresser pour enseigner au sens traditionnel ce métier, on a demandé à Geneviève, qui était en train de faire ce travail d’entretiens avec de vieux paludiers, si elle ne pouvait pas venir et commencer à transmettre ce qu’elle avait compris de ce que les vieux disaient sur ce métier.
Savoirs « théoriques » et savoirs « pratiques »
La question qui se posait à nous, c’était : « Pourquoi est-ce que c’est si difficile ? Pourquoi est-ce que cette conceptualisation n’a pas lieu ? Pourquoi est-ce que celui qui fait ce métier pendant des années, pourquoi est-ce qu’il n’a pas une représentation, je dirais, sous forme d’un discours qui peut être tenu en disant : ‘Dans ce type de circonstances, on fait ceci. Dans tel autre, on fait cela’, etc ». La question se posait à nous : « Pourquoi est-ce que cette traduction sous forme procédurale n’a pas lieu ? ».
Et la réponse, elle nous a été révélée de manière un petit peu indirecte, parce que sont apparus à ce moment là également dans le paysage, à cette époque-là aussi, du milieu à la fin des années 70, un certain nombre de scientifiques. Les scientifiques se sont mis aussi à s’intéresser à cette activité-là et ils ont introduit par exemple, parmi d’autres choses, une réflexion relevant d’une météorologie scientifique. On a introduit le « pèse-sel », ou salinomètre, qui est en fait, un densimètre. C’est un instrument de mesure physique qui permet de voir la concentration de l’eau en sel dissout. Et ces scientifiques sont arrivés, et ils ont dit : « Chers amis paludiers, votre métier va se simplifier de manière drastique parce qu’aujourd’hui nous vous apportons l’instrument qui vous dira s’il y a assez de sel dissout dans l’eau pour que l’eau s’évapore et le sel se précipite en une heure, en deux heures, etc. Rien qu’en lisant la jauge ou le cadran ».
Et là, la réaction des paludiers qui était toujours d’ordre pratique, a été tout à fait remarquable et nous a fait comprendre de quoi il était véritablement question, quand ils ont dit : « Ce pèse-sel, ça ne sert absolument à rien ! ».
Quelques-uns l’avaient utilisé et, au bout de quelque temps étaient donc arrivés à la conclusion : « Ça ne sert absolument à rien ! ». Pourquoi est-ce que ça ne sert absolument à rien, alors qu’en fait, dans la représentation du scientifique, c’était ça l’instrument qui allait permettre d’absolument tout comprendre ? Eh bien, c’est parce que les circonstances, la situation particulière, les « impondérables », d’un marais salant font qu’effectivement, le paludier a raison : la question qui lui importe à lui, ce n’est pas de savoir quelle est la concentration en sel de l’eau à un moment précis.
Mais avant d’aller plus loin, je voudrais rapidement vous parler d’autre chose : ce qui m’était venu à l’esprit au moment où nous avons commencé à discuter de ça, de cette histoire de pèse-sel. Il m’est revenu, à moi qui avais appris la pêche à l’Ile de Houat quelques années auparavant, il m’est revenu un exemple du même type. J’avais assisté à des réunions entre pêcheurs et scientifiques où ceux-ci disaient aux pêcheurs : « Ecoutez, nous, nous savons parfaitement bien ce que c’est qu’un homard, et nous allons vous expliquer ce que c’est. C’est homarus gammarus (Linn. 1758), etc., le terme latin. Nous allons vous expliquer comment ça marche le homard et ça va vous aider dans votre métier de pêcheurs de homards ». Et même réaction qu’avec le pèse-sel : imaginez le pêcheur levant les bras au ciel et s’exclamant : « Mais tout ça ne présente aucun intérêt. Vous nous dites, vous, scientifiques, qu’il n’y a qu’une seule espèce de homards alors que n’importe quel pêcheur sait qu’il y a deux espèces de homards : il y a les coureurs et les grottiers. Les coureurs, ce sont des homards qui sont bleu clair, à la carapace lisse, et qui se déplacent en permanence. Les grottiers sont beaucoup plus gros, ils sont noirs et leur carapace est couverte de gravant (des vers polychètes tubicoles) et de limu (des algues filamenteuses). Ils vivent dans une grotte. Les coureurs, on les pêche avec une filière de 40 casiers (pièges) alors que les grottiers, on les pêche un casier à la fois, qu’on s’efforce de mouiller sur la petite plage de sable qui s’ouvre devant sa grotte ». Et c’est à ce moment-là que les scientifiques lèvent eux les bras au ciel en s’écriant : « Mais non, il n’y a qu’une seule espèce de homard : vous nous racontez des bobards, etc. ». Et le pêcheur rétorquait : « Mais non, untel, il gagne sa vie comme pêcheur de grottiers et tel autre, il gagne sa vie comme pêcheur de coureurs ! ».
Alors, la réalité, c’est quoi ? J’ai réfléchi. Je me suis dit : « Bon, comment réconcilier ces deux mondes ? » Du point de vue biologique, proprement génétique, les biologistes avaient raison, mais si les pêcheurs s’étaient convaincus comme eux de l’idée qu’il n’y avait qu’une seule espèce de homards alors que pour devenir un bon pêcheur de homards il fallait se spécialiser dans l’une des deux activités de grottiers ou de coureurs, que se serait-il passé ? Raphaël était un spécialiste des coureurs alors que Jean-Michel était un spécialiste des grottiers. Ils faisaient tous les deux un bon métier. S’ils s’étaient dit : « Il n’y a qu’une espèce de homard et on va tous les pêcher de la même manière », eh bien, ils n’auraient pas pu gagner leur vie comme ils le faisaient. Qu’est-ce qui se passait ? C’était que du point de vue du pêcheur, tout se passait comme si leur représentation était la représentation correcte.
J’ai réfléchi un peu et il est possible que l’explication soit la suivante. On sait que pour des animaux territoriaux, comme par exemple certaines espèces de poissons, il peut y avoir deux types de comportement. Par exemple, les tacons, les jeunes saumons qui se trouvent alors en eau douce, là où les œufs ont éclos, dans une rivière, il y a deux attitudes possibles pour ces jeunes saumons : soit de se poster dans un petit tourbillon d’eau où ils vont capter ce qui passera à leur portée et ils mangeront de cette manière-là, soit de se déplacer en banc. C’est-à-dire que, je ne sais pas si l’explication est vraie que, dans le cas des homards, il y aurait deux comportements, de la même manière que ce qu’on observe chez les jeunes saumons. C’est une possibilité. Le scientifique expliquant qu’il n’y a qu’une seule espèce et qu’il faut la traiter comme une seule espèce et que le comportement doit être le même, quelque chose lui échappait en tout cas, qui le ridiculisait aux yeux du pêcheur parce que le pêcheur se disait : « Il y a quelque chose d’essentiel que le scientifique ne comprend pas ».
Même chose dans le cas des paludiers, des saliculteurs. Ce discours du pèse-sel nous expliquant qu’il irait dire quand le sel allait se former, ce n’était pas un discours adapté. Et pourquoi ? Parce que, quand vous parlez à des paludiers, quand vous regardez comment ils font, vous vous apercevez qu’ils ont des loties, qui sont des ensembles d’œillets qui sont eux les dernières surfaces d’évaporation d’une saline, d’un marais salant, celle d’où l’eau ne sortira pas autrement que par évaporation, et où le sel va précipiter.
Si vous ne connaissez pas le fonctionnement d’un marais, ça se passe de la manière suivante. On stocke de l’eau de mer à marée haute, en général aux marées hautes de très fort coefficient. On stocke dans une vasière, c’est-à-dire une réserve d’eau, qui est alimentée par un étier, un chenal communiquant directement avec la mer. Et par un labyrinthe de surfaces de chauffe comme on dit, de rigoles et de surfaces plus grandes comme des fards et des adernes, l’eau va devenir de plus en plus concentrée en sel. Elle va arriver finalement dans ce qu’on appelle le « cœur du marais », c’est-à-dire donc l’endroit où la dernière évaporation aura lieu, où il faut qu’on parvienne à une concentration très élevée, suffisante pour que le sel précipite.
Vous savez sans doute que dans les marais salants de Loire-Atlantique, contrairement à d’autres, comme en Méditerranée, l’eau ne s’évapore pas entièrement, et ne doit pas s’évaporer entièrement, pour ne pas abîmer la surface fragile en argile de l’œillet. Le sel précipite de deux manières : il y a une partie du sel qui va aller surnager en surface de l’eau, ce qu’on appelle la fleur de sel, qui est de texture fine, et il y a le gros sel qui va précipiter sur le fond et qu’on va aller racler avec le las pour le ramener sur la ladure, le petit terre-plein qu’il y a là.
Et quand vous regardez faire un paludier, il va vous expliquer que le comportement de chacun de ces œillets qui fait, si j’ai bon souvenir, c’est 9 m sur 7 m, que le comportement de chacun de ces petits carrés dans l’exploitation, que le comportement de chacun est différent, et qu’il faut les connaître individuellement, qu’il faut apprendre leur comportement un par un. Il y a des drames anciens dont on se souvient… Je ne sais plus exactement ce qui s’était passé, mais un jeune qui avait appris le métier du sel n’avait pas pu reprendre le marais de son père, mais qui avait dû prendre le marais de son beau-père et qui s’est retrouvé avec tous ces œillets auxquels il ne comprenait strictement rien parce qu’il était entré dans cette autre exploitation non pas par ce long processus d’apprentissage dont j’ai parlé, entre l’âge de 6 ans et l’âge de 18 ans auquel on lui aurait dit : « Voilà, tu connais le marais ! Maintenant, c’est toi qui sait faire ! ». Il découvrait d’un seul coup ce marais qui lui était parfaitement étranger alors que pour nous, béotiens, ou vu d’avion, tout ça semble exactement la même chose : chacun de ces œillets semble identique à chacun des autres, mais non : dans certains, il y aura des algues de tel type, des diatomées de tel type qui vont apparaître chaque année et qui donneront une couleur particulière, et dans les autres pas ; il y aura des salicornes qui tenteront d’envahir à partir des ponts, etc. Et tout ça, c’est parce que c’est un milieu extrêmement délicat en réalité. C’est parce qu’il y a des tourbillons de vent qui vont se faire en fonction des levées de terre qui sont ici ou là. Le fait qu’un œillet se trouve à l’entrée de la lotie ou en fin de parcours, le fait qu’il soit exposé plutôt au vent d’Ouest ou plutôt au vent d’Est, et ainsi de suite.
C’est un milieu qui est à ce point particulier qu’on comprend facilement pourquoi un savoir d’ordre général ne présente pas grand intérêt au sens de pouvoir être transmis en disant simplement : « Voilà, quand vous avez votre œillet, faites ceci ou cela ». Non, la réalité est trop subtile pour la raison que je viens de dire, au point que, quand justement un marais est transmis non pas d’un père à son fils mais d’un beau-père à son fils, ça ne marche pas d’emblée, alors même que ce beau-fils appartenait à ce milieu, mais qui se retrouve perplexe devant un marais qu’il ne connaît pas. C’est un marais autre que celui où lui avait grandi et qu’il connaissait celui-là, par cœur.
On comprend la difficulté qui était celle de restaurer un savoir de ce type-là. D’une certaine manière, c’est un problème qui se rencontre dans beaucoup d’apprentissages professionnels où il y a les choses qu’on peut apprendre sur un banc d’école parce qu’elles peuvent être conceptualisées, être expliquées sous une forme théorique et d’autres, qu’il faut apprendre simplement en les faisant. Nous nous sommes intéressés un petit peu, à cette époque-là, aux écoles d’apprentissage maritime parce que c’est un métier qui n’était pas tellement éloigné de celui de la saliculture et, en fait, c’était souvent des gens du même milieu côtier, de Bretagne méridionale, qui choisissaient l’un ou choisissaient l’autre. Les écoles d’apprentissage maritime existaient depuis longtemps pour permettre d’apprendre comment gagner sa vie dans la marine marchande par exemple mais il y avait aussi des sections pêche. Et nous nous sommes dit : « Comment est-ce qu’ils font à la pêche parce que la pêche est un petit peu comme ça aussi ? ». Là aussi, un pêcheur apprend à connaître ses fonds de pêche, il apprend à savoir qu’il faut procéder selon les endroits de telle ou telle manière. Par exemple, si on cherche des grottiers, il faut savoir qu’il y a des grottes à certains endroits. Il faut savoir à quel endroit elles se trouvent parce que ce n’est pas visible à partir de la surface. Il faut deviner, ou bien quelqu’un vous l’aura dit. Maintenant, par la plongée sous-marine, on peut voir qu’à tel endroit il y a une petite plage devant une petite grotte et que, par conséquent, il y aura probablement un homard qui sera posté là (c’est un animal extrêmement rapide et agile sous l’eau).
Savoir « scientifique » et savoir « scolaire »
Alors nous sommes allés consulter les manuels d’écoles d’apprentissage maritime, voir comment c’était. Et là, nous avons eu une autre surprise. Parce qu’on nous avait dit : « Oui voilà : on enseigne quand même un savoir de type scientifique à ces jeunes gens. C’est un savoir de type généraliste et donc ça ne peut que leur servir, ces questions de physique, de biologie. C’est quelque chose qui leur constituera un bagage qui n’est pas négligeable ». Et là, nous nous sommes aperçus d’une chose, d’une chose étonnante, c’est que ce n’était pas du savoir scientifique qui se trouvait-là. Ce qui se faisait passer pour un savoir scientifique – et nous l’avons appelé, pour le distinguer, nous l’avons appelé « savoir scolaire » – c’était un ensemble de propositions du format : « Telle chose est de telle manière. Ceci est comme ceci, et cela comme cela » mais qui ne composait pas du tout ce qu’on pourrait appeler un édifice théorique. Il n’y avait pas de connexion entre les éléments de cette suite de propositions. C’était bien un ensemble de propositions mais qui étaient produites sur le modèle, je dirais, du catéchisme plutôt que du traité scientifique, constitué de propositions qui étaient répétées telles quelles de génération en génération. Et ça existe, j’imagine, dans tous les milieux. Quand je suis entré dans le milieu de la finance, j’ai découvert la même chose : qu’il y avait un « catéchisme » où on disait de la même manière : « Ceci est comme ceci, et cela, comme cela ». Et le problème – je vais quand même faire une allusion à la crise de 2008 dans le monde financier, c’est que ce qu’on appelle « science » économique est, en fait, le plus souvent aussi un ensemble de propositions disjointes qui n’ont pas de relation particulière les unes avec les autres et qu’on répète sous la forme d’un endoctrinement comme étant la manière dont il faudrait comprendre les choses.
Ce qu’il nous fallait, à nous qui réfléchissions en tant que sociologues à un sujet comme celui-là, c’était de faire comprendre à ceux qui allaient enseigner ce type de savoir, d’une part, qu’il y avait une part irréductible à un enseignement oral, une partie d’ordre simplement empirique, de comprendre son marais parce que telle lotie est de telle manière, tel œillet de telle manière, qu’on ne pourrait pas aller au-delà de ça en termes de généralisation et qu’effectivement, de dire : « Le pèse-sel va vous permettre de résoudre tous les problèmes… », ce n’était pas l’approche qu’il fallait. Donc, il fallait, d’une certaine manière, dissocier la partie de ce qui serait appris par un enseignement et ce qui ne pourrait être appris que dans un affrontement avec la réalité empirique, c’est-à-dire qu’il fallait découvrir dans sa singularité telle qu’elle est, dans sa spécificité.
Aristote a dit : « Il n’y a de science que de l’universel » mais à quoi sont confrontés les pêcheurs, les saliculteurs, les ostréiculteurs ? C’est à la singularité du monde tel qu’il est véritablement. C’est le fait que chacune de ces choses auxquelles ils doivent se confronter dans la réalité quotidienne ne relève pas du généralisable, n’est pas « une instance de X ou de Y ». On ne travaille pas avec « de l’universel », mais avec des cas singuliers, qui sont chacun dans leur particularité absolue. Oui, on sait qu’il y a « de l’eau », on sait qu’il y a « du vent » mais ça ne dépasse pas de beaucoup l’intérêt qu’il y a à savoir des choses aussi générales. Quand vous « réglez l’eau » dans un marais, le débit de l’eau que vous laissez entrer par chacune des douelles qui se trouvent là, il y a deux considérations : l’une c’est de ne pas le noyer : qu’il n’y ait pas beaucoup trop d’eau et que ça prenne un temps fou à s’évaporer et, l’autre, c’est de le laisser s’assécher. Et donc, quand vous avez vos 40 œillets, aucun savoir qu’on vous aura expliqué assis sur un banc d’école ne pourra vous dire comment faire pour régler l’eau. Il faudra que vous découvriez comment l’eau se comporte dans cet environnement précis où vous êtes, en fonction d’un certain ensoleillement ce jour-là, d’un certain type de vent ce jour-là, d’une combinaison particulière de ce soleil-là avec ce vent-là, etc. Par ailleurs, il y a moyen aussi de transmettre un certain savoir de type généraliste, utilisable parce que ce sont des principes tout à fait généraux, mais le savoir qui se faisait passer dans les écoles d’apprentissage maritimes comme étant le « savoir scientifique » en question – parce que c’était sous cette appellation-là que les enseignants le proposaient – n’était pas véritablement le savoir scientifique mais un « savoir scolaire » fait d’une collection hétéroclite de propositions disparates, et que si on voulait véritablement qu’un savoir scientifique, parlant de l’universel, soit diffusé dans ces écoles, il fallait authentiquement le bâtir, parce qu’il ne s’y trouvait pas encore.
Sur ce que je viens de dire, sur la différence entre un savoir scolaire et un savoir de type scientifique, l’historien des sciences Paul Feyerabend (1924-1994) a raconté une anecdote édifiante. Il était d’origine allemande mais avait fait toute sa carrière aux États-Unis. Il évoquait une expérience qui était de cet ordre-là qui avait été faite dans des écoles allemandes où on avait demandé aux professeurs d’expliquer une question classique en physique, celle du principe d’inertie. C’est un problème qui avait été résolu par Galilée alors que l’explication fautive d’Aristote avait été acceptée pendant près de 2.000 ans. L’expérience est la suivante : nous allons faire passer un bateau en-dessous d’un pont. Et sur ce pont se trouvera un observateur ayant un boulet dans une main. Tout en haut du mât du bateau, il y aura un homme qui sera là et qui aura lui aussi un boulet dans la main. Le mât passera suffisamment près du pont pour que les deux hommes puissent, de la même hauteur et au même moment, laisser tomber dans le bateau le boulet qu’ils tiennent : celui qui est dans le bateau en mouvement, tout en haut du mât, et celui qui est sur le pont, qui est statique, vont laisser tomber leur boulet simultanément. Est-ce que les deux boulets vont tomber au même endroit dans le navire ?
Et donc il s’agit du principe qu’on appelle d’inertie, celle de celui qui est sur un pont qui ne bouge pas par rapport au reste de la planète Terre, et celle du boulet qui est porté par celui qui se trouve en haut du mât, et qui est lui dans un bateau en mouvement. Ce boulet là est en déplacement au moment où il tombe puisque le mât se déplace en tant que partie du bateau, alors que celui qui va tomber du pont est statique. Et la question qui était posée, c’était : les deux boulets vont-ils tomber au même endroit ? La question se pose puisque les deux boulets sont distincts et vont être lâchés d’endroits différents. Vont-ils tomber au même endroit, oui ou non ? Et la réponse correcte, c’est qu’ils ne vont pas tomber au même endroit. Le boulet qui est lâché par l’homme en haut du mât va tomber exactement au pied du mât parce qu’il fait partie d’un système où ce boulet se déplace avec le reste du navire, le mât y compris. Le boulet ne va pas tomber verticalement par rapport au monde environnant mais par rapport au bateau en mouvement. Il va tomber verticalement à l’intérieur du système constitué par le bateau, par l’homme en haut du mât du bateau et par le boulet, et tomber verticalement dans cet ensemble. C’est-à-dire qu’en fait, par rapport au monde ambiant, il va parcourir une certaine courbe qui fera qu’il tombera au pied du mât en train de se déplacer. Tandis que le boulet lâché par celui qui se trouve sur le pont, pendant qu’il tombe, le bateau va continuer d’avancer, si bien qu’il tombera un peu en arrière du mat.
Et donc Feyerabend rapportait qu’on avait posé la question à des professeurs de physique dans les lycées allemands et qu’une majorité avaient donné une réponse fausse, affirmant que les deux boulets allaient tomber au même endroit : ils offraient la même réponse erronée qu’aurait donné Aristote au IVe siècle av. J-C.. C’est-à-dire que l’opinion révisée par Galilée, au début du XVIIe siècle, la représentation correcte du principe d’inertie, n’avait toujours pas été assimilée trois siècles plus tard par une majorité des professeurs de physique dans les lycées.
Ce qui nous renvoie à cette notion de « savoir scolaire » qui se constitue en rapport avec le savoir scientifique mais qui en est déconnectée, et que l’on retrouve dans les écoles sous la forme d’un ensemble de propositions disparates, ne reproduisant pas véritablement le savoir scientifique, faute d’être rattachées à l’authentique théorie scientifique qui les fonde et qui semble donc inconnue en réalité des enseignants, ce qui fait que ces propositions seront vraies ou fausses sur le plan scientifique, privées qu’elles sont de la globalité de la théorie qui les relierait de manière cohérente les unes aux autres. Mais, comme je l’ai dit, le phénomène est très général : j’ai vu dans les meilleures banques des collègues respectés de tous, qui répétaient comme des perroquets des âneries, incapables de pouvoir même visualiser le mécanisme global qui sous-tendait ce dont ils entendaient parler.
L’entrée dans le métier
Voilà donc la réflexion qui nous avait conduits à écrire ce livre pendant que se déroulait cette expérience parallèle qui était d’essayer de comprendre comment permettre à une nouvelle génération de paludiers d’exploiter ces marais salants alors qu’il y avait eu une rupture dans la transmission des connaissances, à savoir que des jeunes gens allaient s’installer sans être passés par l’ensemble de ces étapes successives dont j’ai parlé, qui étaient d’avoir d’abord joué au bord du marais pendant que les parents abattaient le vrai boulot, puis de devenir un supplément par rapport à la logique du travail sur le marais, et enfin, ensuite, de s’être intégrés petit à petit dans le processus du travail, au point d’arriver un jour en position de savoir, non pas de savoir perçu par soi-même puisqu’il y a cet étonnement qui consiste à dire : « Mais non, je ne sais pas encore ! » et qu’on lui réponde : « Si, parce qu’en fait, tu sais : il n’y a rien de plus à apprendre que ce que tu sais déjà ! ».
Comment reconstituer une génération de paludiers ? Et donc, nous étions arrivés à cette conclusion : il faut certainement produire un savoir « vrai » de type scientifique qui servira de cadre mais qu’on ne peut pas bâtir de manière très stable à partir du savoir qui est déjà diffusé dans les écoles, lequel ne fait pas l’affaire, parce qu’il lui manque précisément cette cohérence interne du discours. Par ailleurs, il y a des limites à ce qui pourra être enseigné de cette manière-là, sous la forme de savoir universel, parce que les milieux où se déroulent ces activités sont des milieux extrêmement particuliers et non seulement particuliers mais où la singularité de chacun de ces types de circonstances sont extrêmes. Si vous avez quatre œillets, quatre de ces bassins de 9 m sur 7 m, même se jouxtant, leur comportement sera probablement différent, malgré leur proximité dans l’espace, chacun ayant sa propre histoire, qu’il va falloir se représenter : que dans celui-ci, il y a toujours du limu, des algues vertes. Alors que dans un autre, il n’y aura jamais de limu. Dans celui-ci, les salicornes pousseront au bord et essayeront d’envahir la surface, tandis que dans cet autre, on n’aura jamais ce problème, etc.
Ce sont des métiers qu’on apprend par apprentissage, ce qui veut dire qu’il y a un maître, un maître ou une maîtresse, qui va « faire entrer le métier » plutôt que l’enseigner et dont un des rôles sera de dire un jour : « Maintenant, tu le connais suffisamment pour pouvoir le faire tout seul ».
De mon côté, j’avais donc écrit un livre sur l’Ile de Houat (Les pêcheurs d’Houat, 1983) où j’avais vécu en 1973-1974 et où j’avais appris le métier de la pêche. Et récemment, en 2012, on l’a republié parce qu’il avait été épuisé pendant un certain nombre d’années et on m’a demandé d’écrire une nouvelle préface et j’ai raconté une anecdote qui était celle d’un moment justement véritablement fondateur de ce point de vue-là. Je suis donc un jeune qui vient de la ville, qui s’installe dans l’île, et qui demande aux pêcheurs : « Est-ce que vous voulez bien que j’apprenne le métier avec vous ? ». On vous regarde d’abord avec méfiance, primo parce qu’on sait que le métier est dangereux : on ne veut pas se retrouver avec des problèmes. Il faut obtenir une dérogation des autorités du quartier maritime, etc. Et une fois qu’on est là, on est un jeune avec ce statut particulier qui est d’être mousse. On est apprenti mais on n’a pas le bon âge. Moi, j’avais 25 ans et, en fait, on est mousse normalement à 14 ans donc, voilà, il y a un décalage. Il y a quelque chose qui ne va pas. Vous apprenez le métier. On vous montre comment ça se passe et, « ça entre » ou « ça n’entre pas ». Mais ce que je veux raconter, c’est le moment suivant. On est sur le port, en fin de journée. La plupart des bateaux sont déjà rentrés et soudain il y a une fusée : on voit dans le ciel une fusée [utilisée comme signal de détresse]. Alors on se regarde et on demande : « Qui c’est qui n’est pas encore rentré ? » Eh bien le seul qui n’est pas rentré, c’est Jean Perron. Ça doit être lui la fusée ! C’est qu’il y a problème ! Et aussitôt, on regarde qui est là sur le port, qui pourrait sauter dans une embarcation. Et là, c’est un moment dont je me souviendrai toujours : ceux qui sont là se tournent vers moi et tous les regards sont posés sur moi. On me jauge. Qu’est-ce que je connaissais alors du métier ? J’étais dans l’ile depuis 3-4 mois. C’était un regard affectueux, comme on porte sur un mousse, sur ceux qui sont la relève. J’ai dit : « Moi, je voudrais venir ». Et le regard interrogateur de chacun vers les autres, c’est : « Est-ce qu’on le fait venir, oui ou non ? ». Et quelqu’un a dit, je crois que c’est Jo Le Hyaric : « Allez, viens ! ».
Et là, c’est un moment fondateur dans une vie, parce que c’est ce moment où on vous fait comprendre : « Eh bien, voilà, le métier, tu le sais assez, tu le sais suffisamment pour le faire avec nous. On verra bien ce qui se passe ». Évidemment, si on fait une connerie, on se fera engueuler comme du pus mais ça, c’est le sort de tous les mousses du monde : ça n’a rien de spécial. Mais, en tout cas, vous avez été reconnu. Il y a eu la reconnaissance qui a consisté à dire : « Tu peux venir avec nous parce que tu en sais, à nos yeux, suffisamment comment faire pour que ça puisse bien se passer ».
Alors, comme je vous ai dit, il y a longtemps que je n’ai pas parlé de ce genre de choses. Ce sont des souvenirs qui datent de 40 ans et un peu plus. J’ai la chance de revoir ces gens – enfin ceux qui vivent toujours. Malheureusement, quand on retourne 40 ans plus tard dans ces endroits-là, eh bien, il y a beaucoup de gens dont on ne voit que la pierre tombale au cimetière, mais il y en a quelques-uns encore qui sont là, avec qui on a appris ce genre de choses et avec qui on parle de ces choses comme elles se sont passées [si c’était vrai en 2014, ce n’est plus le cas, malheureusement, en 2021]. Une chose qui est vraie de manière générale, c’est que ce qui crée les liens et, justement, l’appartenance à une communauté, c’est de partager les mêmes expériences, souvent dramatiques, de s’être retrouvés dans la communauté à traverser la même épreuve, quelque chose où on peut juger du caractère de l’autre. On jugera au passage son propre caractère à soi aussi parce qu’on peut être surpris par soi-même, par la manière dont on réagit dans des situations dramatiques. Mais il faut bien se dire que la manière dont on réagira dans un milieu, dans une situation qu’on découvre, elle se fait à partir de son identification aux autres qui connaissent justement ce métier. Dans ces moments d’hésitation, on se dit : « Ah ben tiens, qu’est-ce qu’il ferait Jean-Michel en voyant ça, etc. ? » et c’est comme ça qu’on résout le problème. Simplement, voilà, on ne sait pas ce que Jean-Michel aurait fait. On se reconstitue plus ou moins une image de lui, et à partir de ça on se dit : « Voilà ce qu’il aurait fait ! » Peut-être pas, ce n’est peut-être pas ça qu’il aurait fait. Si ça se trouve, lui aurait fait une connerie. Mais on y arrive, simplement parce qu’on s’est dit : « Qu’est-ce qu’il ferait Jean-Michel à ma place ? ».
Ce n’est pas le savoir qui se transmet, c’est le travail
Ce que nous avions découvert, et ce fut une surprise, nous avions appelé ça : « Le savoir ne se transmet pas, il n’y a que le travail qui se transmette ». Une chose nous avait frappée dans ce processus de réapprentissage, et en fait, on l’observe dans un tas de métiers : il y a beaucoup plus de réinvention individuelle que de transmission à proprement parler. Les trous dans ce qui est transmis sont en réalité beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense, et beaucoup de questions se posent implicitement dont il faudra qu’on décide soi-même quelle en est la réponse.
Pourquoi ? Parce que nous sommes une espèce – je relisais Lacan là-dessus récemment – ce que les biologistes appellent une espèce néotène, où les jeunes sont beaucoup plus démunis que pour la plupart des animaux autour de nous. Le petit poussin hors de son œuf, il ne faut rien lui apprendre : il court déjà, il sait déjà ce qu’il faut faire. Il voit une graine, il la mange. Nous ne sommes pas de ce type-là : il y a toute une période assez longue où pour que nous sachions quelque chose, il faut qu’on nous l’enseigne. Mais par la suite, nous avons souvent le sentiment d’apprendre quelque chose. Il y a toute l’organisation scolaire où le professeur est là pour transmettre un certain type de savoir et il y a toujours une sorte de frustration de l’enseignant de voir l’enfant apprendre plein de choses en-dehors de l’école. L’enseignant aimerait bien que tout ce que l’enfant sait, ce soit à travers lui, mais l’enfant est une petite machine en soi, qui est affreusement curieuse, qui va découvrir des choses de soi-même. Les enseignants parmi nous savent que, quand on donne un cours aujourd’hui, des étudiants sont sur Wikipédia en train d’apprendre la même chose. C’était quoi ? C’était il y a un mois à Paris, à l’École de Haute Finance. Il y a un monsieur qui se met à froncer les sourcils à quelque chose que je dis. Et soudain, son visage s’illumine et je le vois hocher de la tête. Et je sais ce qui s’est passé : c’est qu’il a trouvé sur Wikipédia que, en dépit de son scepticisme initial, ce que je disais était vrai. Du coup, je l’interpelle, je lui dis : « Puisque vous êtes là sur l’article, dites-nous les chiffres exacts parce que je ne les connais pas par cœur ». Et tout le monde rit alors dans la salle. Mais c’est comme ça que ça se passe maintenant. Et pour moi qui ne suis qu’un enseignant amateur je dirais, ce n’est pas une mauvaise chose que le savoir soit réinventé de manière individuelle, au lieu d’être transmis de manière, je dirais, un peu servile. Ça ne fait pas de différence en réalité la manière dont le savoir se retrouve là où on en a vraiment besoin. Nous sommes peut-être un peu victime de l’illusion selon laquelle les mots diraient bien davantage que ce qu’ils disent. En réalité, nous comblons sans cesse les vides de ce qui nous parvient de manière très incomplète : nous sommes toujours présents avec notre propre mémoire qui s’est déjà constituée de certaines façons et c’est cette mémoire déjà toute constituée qui va nous permettre de lire dans un texte quelque chose qui s’y trouve ou qui ne s’y trouve pas vraiment mais que nous allons apporter comme un supplément à nous. Ce qui se passe réellement à la lecture n’est pas quelque chose qui soit entièrement déterminable à partir du texte qui se trouve là sous nos yeux.
J’écris des livres où j’essaie d’expliquer des choses complexes en finance, de les expliquer de manière à ce que ce soit compréhensible par quelqu’un qui est passé sans doute par l’école, parce qu’il y a des raisonnements qui ne sont pas nécessairement évidents, mais je le fais d’une manière qui permette que je réussisse de mon côté l’exercice de pouvoir lui faire comprendre quelque chose qui est dans un tout autre domaine que le sien, à quelqu’un qui a une éducation dans une autre spécialité et qui est suffisamment familier avec l’idée que le langage fonctionne d’une manière spécifique dans chaque domaine particulier.
On nous dit – parce que ça arrange bien les affaires de celui qui le dit : « N’essayez pas de comprendre ça, ces choses sont bien trop compliquées ! Les produits dérivés, n’essayez pas de comprendre si le problème de la liquidité se pose de telle ou telle manière parce que vous allez y passer des heures et finalement vous n’y auriez toujours rien compris ». Et je m’efforce moi d’expliquer cela suffisamment pour que quand la personne se retrouve dans une situation de ce type-là et qu’un banquier lui dise une fois de plus : « Je pourrais vous l’expliquer, mais c’est très compliqué », que cette personne se lève alors dans la salle et dise : « En fait, ce n’est pas si compliqué que ça. J’ai lu l’explication chez Jorion : ça fonctionne de telle et telle manière ». Et qu’il désarçonne alors le banquier qui va devoir inventer un autre type d’argument pour tenter d’expliquer pourquoi les choses ne devraient pas changer.
En guise de conclusion sur la transmission du savoir : ses limites
Ce qu’il y a, c’est que dans l’enseignement, il y a souvent – et ce n’est pas propre aux enseignants mais, je dirais, c’est plus perceptible pour nous sans doute – une représentation de la science qu’on appelle « scientiste », dont les prétentions vont au-delà de ce que la science peut véritablement accomplir, qui lui attribue des pouvoirs qui ne sont pas véritablement les siens, qui simplifient les problèmes, qui transmet une représentation des mathématiques comme étant inscrites dans le monde d’une manière qui n’est pas ce qu’on observe. J’ai personnellement eu la chance d’avoir comme professeur de mathématiques pour les sciences sociales, Georges-Théodule Guilbaud (1912-2008), un mathématicien qui s’était intéressé tout particulièrement aux mathématiques comme instrument de connaissance et qui faisait partie de ces mathématiciens qui tentaient précisément de déboulonner une conception des mathématiques comme allant au-delà de ce qu’elles peuvent véritablement faire. Il avait publié un livre intitulé Leçons d’à peu près (1985), où il reprenait des choses que je l’avais entendu dire dans des cours et où il insistait sur cette dimension : un plombier à qui il posait la question : « Comment vous calculez la circonférence ? » et le plombier lui répondait : « Bah, 3,1415 si c’est du cuivre et 3,1416 si c’est du zinc ». C’est-à-dire que le plombier avait découvert qu’on ne pouvait pas faire exactement la même chose pour des métaux différents.
Et ce sur quoi Guilbaud a attiré l’attention aussi – et moi, j’ai repris ça un petit peu de chez lui dans mon bouquin qui s’appelle Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009), qui est une réflexion justement sur la naissance de ces deux concepts dans nos civilisations, la phrase célèbre d’Eugene Wigner, un mathématicien allemand, qui dit : « L’efficacité déraisonnable des mathématiques en sciences naturelles ». Dans un livre, fameux à l’époque, de 1945, par Daval et Guilbaud, Le raisonnement mathématique, ils attiraient l’attention sur le fait que cette prétendue extraordinaire rencontre entre les mathématiques et le monde n’avait jamais eu lieu : que les premières tentatives que nous avons faites pour essayer, justement, de modéliser mathématiquement le monde ont été des échecs retentissants, chose que nous nous sommes empressés d’ignorer. Il est ainsi impossible de mesurer avec la même unité la diagonale et le côté d’un carré. Je viens de faire allusion à π : il est impossible de faire un calcul exact de la circonférence d’un cercle à partir de son diamètre, de même pour sa surface : on se retrouve avec des décimales à l’infini, etc. Tout cela, nous le mettons gaiement entre parenthèses.
Un philosophe des sciences, qui s’appelle Emile Meyerson (1859-1933), avait attiré l’attention dans les années 20-30 sur le fait que la résistance du monde à notre soif de le comprendre nous l’appelons : l’irrationnel. Par exemple, les nombres irrationnels, justement, qui sont des nombres avec des décimales à l’infini mais qui nous sont cependant indispensables, comme le rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre, nous les appelons irrationnels. Nous reconnaissons l’existence d’un problème comme signalant un irrationnel mais au lieu de nous y arrêter, disait-il, nous passons outre comme si le problème ne se posait pas en réalité. Et c’est pour ça qu’un problème qui apparaît relativement simple quand on le pose comme ça : produire un carré et un cercle de la même surface, la fameuse quadrature du cercle, est insoluble parce que le cercle implique quand nous l’abordons (il n’y est pour rien !), des irrationnels et le carré pas. Une certaine représentation « scientiste » des mathématiques, excessive par rapport à ce qu’elles peuvent vraiment faire, chez ceux qui sont passés par l’école, va les emmener sur une voie de garage parce qu’ils auront tendance à conceptualiser le problème d’une manière trop ambitieuse, trop confiante quant aux capacités des filets que nous jetons sur le monde.
Et c’est pour cela, pour combler les lacunes des outils que nous offrent les mathématiques et la science, que le savoir empirique dont j’ai longuement parlé aujourd’hui est irréductible : si vous devez décrire la différence de deux types de bois à une personne, vous pourrez le faire jusqu’à un certain point avec des mots mais il viendra un moment où il faudra faire voir les deux bois, les faire toucher, les montrer dans le contexte de leur utilisation par nous. De la même manière, vous pouvez expliquer ce que c’est du béton mais il faudra en jour que vous en fassiez pour comprendre vraiment « comment ça marche » le béton. Ce que le filet que jettent nos phrases à propos du monde est capable de produire, nous exagérons à tout moment la portée que cela peut avoir. On peut descendre jusqu’à une certaine profondeur mais, pour le reste, on retombe sur la conclusion qu’avait déjà tirée Aristote : qu’il y des vérités par simple définition, d’autres qui sont les conclusions de syllogismes bien formés à partir de prémisses dont nous avions déterminé par ailleurs qu’elles étaient vraies. Mais il reste l’autre vérité, celle qui constitue le point de départ : celle qui nous est transmise par nos cinq sens, en touchant, en voyant, en écoutant, en goûtant, en reniflant, et dont on ne peut pas faire l’économie. Nous ne pourrions pas vivre dans un monde dont les vérités seraient déterminées seulement par des conclusions de syllogismes. Cela, nous n’avons pas la capacité de le faire.
Un mot sur l’Internet
Avant de terminer, je vais dire un mot sur la manière dont les choses ont changé. J’y ai fait allusion à propos de ce monsieur qui vérifiait en direct ce que je disais dans mon cours en allant voir sur son ordinateur ce que l’on en disait sur Wikipédia. Je veux dire l’Internet et la capacité qu’il nous offre aujourd’hui de découvrir des monceaux d’informations de manière beaucoup plus simple que ce n’était le cas autrefois : toutes ces choses qui exigeaient de vous d’aller à la bibliothèque, et parfois une bibliothèque lointaine quand on travaillait sur un sujet un peu pointu. Passer des heures à attendre des livres, à chercher vainement dans des livres qui n’étaient pas les bons parce que, eh bien, il n’y avait pas de fonction « Recherche » avec sa petite loupe, qui nous permet maintenant de découvrir instantanément dans un bouquin où se trouve le mot que vous cherchez.
On entend formuler beaucoup de critiques à propos des jeunes qui ne sauraient plus écrire, qui manqueraient absolument de curiosité, qui ne prononceraient plus que des monosyllabes, etc. Mais il faut mettre en parallèle l’extraordinaire chance qui est la leur : que ce processus d’apprentissage par l’accès à l’information, qui se faisait seulement par des livres où on lisait ce qui était écrit, s’est considérablement simplifié. Le processus est colossalement facilité. Il est possible maintenant d’écrire en un mois un article scientifique qu’il fallait un an pour écrire avant l’avènement de l’Internet. Également parce qu’on peut très facilement tester son texte auprès d’autrui par un mail aussitôt le texte est achevé, sans devoir le rédiger sur une feuille de papier, devoir mettre la lettre dans une enveloppe, la mettre à la poste et ainsi de suite, ou attendre ensuite que ce soit publié dans une revue, un processus qui prenait d’habitude – et qui prend toujours une éternité quand on continue de passer par le support papier – un an ou deux avant que l’on ait le moindre écho de ce qu’on a pu penser un jour. Aujourd’hui je peux écrire directement dans l’espace d’édition de mon blog et quand j’ai mis le point final à mon texte, cliquer sur le bouton « Publier », et aussitôt, à la vitesse de la lumière passant dans la fibre, les huit milliards d’habitants de la terre peuvent lire ce que j’ai eu l’envie de leur faire savoir.
Pour enrichir notre représentation du milieu des marais salants de Guérande, quelques photos sur ce site web : https://www.casadeltravel.fr/visiter-les-marais-salants-de-guerande-avec-un-paludier/
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