J’ai dit un certain nombre de choses dans ma vidéo d’hier à propos de notre système politico-économique et de la crise des subprimes, et ceci m’a fait repenser à un billet intitulé « La crise des subprimes pouvait être évitée » publié ici le 10 mai 2008, c’est-à-dire, notez le bien, plus de quatre mois avant ce que le public appellerait lui « la crise des subprimes », à savoir l’effondrement de la mi-septembre.
Je reprenais hier pour désigner notre système politico-économique, « domination par une élite économique« , l’expression utilisée par Martin Gilens and Benjamin I. Page dans leur fameux article de 2014 intitulé « Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens » (auquel j’avais consacré en 2016 le chapitre intitulé « Nos voix ont cessé d’être entendues » dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière). Je vous rappelle qu’au moment de débuter leur étude, les deux chercheurs avaient retenu quatre hypothèses à tester comme caractérisant le mieux notre système économico-politique : démocratie électorale majoritaire, domination par une élite économique, pluralisme majoritaire et pluralisme biaisé.
Dans ma vidéo d’hier, je partais de la thèse de Johann Chapoutot d’un lien entre théorie du management et nazisme, j’évoquais ensuite un colloque à venir au début du mois de décembre où je suis invité en tant que « prophète » ayant annoncé la crise des subprimes, m’interrogeant sur le terme, et je terminais en évoquant une émission que je suis en train de préparer avec Hervé Brusini à propos de la crise de 2008.
Ma conclusion en gros hier était que nous vivons bien dans un système de domination par une élite économique – avec une alternance à venir, comme en Allemagne et aux États-Unis, entre gouvernements libéraux et populistes de droite – où la domination est exercée en arrière-plan contre vents et marées et de manière constante, par des syndicats patronaux.
Dans le billet ci-dessous, datant donc de mai 2008, vous verrez que le syndicat patronal responsable de la crise des subprimes s’appelle Mortgage Bankers Association. Je notais il y a quelques jours – c’était dans une autre vidéo je crois – que quand on m’interrogeait à l’époque, en me demandant : « Qui est responsable de la crise des subprimes ? », et que je répondais « La Mortgage Bankers Association ! », la personne concluait invariablement l’entretien en disant : « Donc on ne sait pas qui est responsable de la crise des subprimes ». Quand je rappelais cela l’autre jour, je le mentionnais comme une simple curiosité, or, à y bien réfléchir, la raison pour laquelle on m’appelait « prophète » plutôt qu’« expert » ou « complotiste », elle était bien là :
Vous connaissez manifestement trop bien le dossier pour que j’ose vous qualifier de « complotiste », mais comme je suis quand même obligé de tenter de vous décrédibiliser vu le caractère sulfureux de votre affirmation, je vous appellerai « prophète ».
La crise des subprimes pouvait être évitée, billet publié ici le 10 mai 2008
Saviez-vous que la crise des subprimes était évitable ? En 1999, l’état de Caroline du Nord vota une législation qui – si elle avait été appliquée à l’échelle des États–Unis tout entiers – aurait empêché la crise des subprimes d’avoir lieu.
Cette législation a été combattue par la Mortgage Bankers Association, l’association professionnelle des organismes de financement de prêts au logement. Elle a survécu à cet assaut et c’est ce qui nous permet de savoir aujourd’hui que cette loi constituait bien la solution du problème mais le harcèlement par la Mortgage Bankers Association et d’autres lobbys dans les autres états empêcha que ceux–ci n’adoptent le même type de législation.
Les deux présidences George W. Bush présentèrent un certain nombre de traits sur lesquels je n’aurai pas le mauvais goût de m’appesantir aujourd’hui. Parmi les plus anodins, la léthargie dans laquelle étaient tombés les régulateurs du milieu financier. La présence à la tête de la Fed d’Alan Greenspan, partisan d’une version extrémiste du laissez-faire, inspirée du « libertarisme » militant d’Ayn Rand, son mentor, facilita les choses. L’expression d’« anarcho–capitalisme » pour caractériser cette tendance, lui convient parfaitement.
Le sommeil comateux des régulateurs au niveau fédéral n’empêcha pas différents états (30 à la mi–2007) et grandes métropoles (17 à la mi–2007) de prendre des mesures de leur côté sans attendre que le gouvernement fédéral n’intervienne, prenant comme modèle un cadre de réglementation existant : le Home Owner Equity Protection Act (HOEPA), largement inefficace car ne s’appliquant qu’aux cas les plus criants, mais en en radicalisant les termes. La plus ancienne de ces mesures avait été prise par l’état de Caroline du Nord en 1999, pour éliminer spécifiquement le « prêt rapace » (predatory lending) qui caractérise une portion du secteur subprime. Plusieurs études ont été publiées depuis qui évaluent son efficacité.
L’état de Caroline du Nord reprenait à la nomenclature de HOEPA une catégorie de prêts qualifiés de « prêts à frais élevés » (high cost loans) – un terme qui renvoyait en fait à la même réalité que celui de « secteur subprime » – et appliquait à ces prêts des prohibitions spécifiques dont je ne vous passerai ici les détails mais que vous pourrez bientôt lire si cela vous intéresse dans L’implosion (Fayard 2008), aux pages 264 à 268.
Dans le cas de ces « prêts à frais élevés », il était désormais interdit :
1) que le prêt ne soit pas amorti durant son existence (que le principal n’ait pas été remboursé dans sa totalité à maturité) – prohibant donc le prêt « Interest Only » qui permit l’arrivée en masse sur le marché de l’immobilier de ménages qui spéculaient sur le gonflement de la bulle en s’achetant plusieurs habitations ou en s’étant acheté un logement trop vaste en vue de maximiser l’effet de levier qu’autorise l’emprunt ;
2) « amortissement négatif », c’est–à–dire que le paiement mensuel soit moins élevé que les intérêts accrus sur le mois, la différence étant ajoutée au principal encore dû – prohibant donc le prêt « Pay Option ARM » ainsi que le prototype du prêt subprime : le « 2/28 » (deux ans au taux promotionnel, 28 au taux variable « vrai ») ;
3) que le prêt soit accordé sans que soit prise en considération la capacité de l’emprunteur à en assurer le remboursement ;
4) le financement des frais par des tiers, une mesure visant à interdire que le vendeur de la propriété ne prenne à sa charge ces frais, soit en versant la somme à l’emprunteur, soit en la versant à une œuvre charitable qui la transmettrait à son tour à l’emprunteur, stratégie qui équivalait simplement à gonfler artificiellement le prix de l’habitation.
5) enfin, tout ménage contractant l’un de ces « prêts à frais élevés » devrait se faire éclairer par un conseiller accrédité.
La Mortgage Bankers Association avait tenté tout d’abord de s’opposer à l’application de ces mesures. N’y ayant pas réussi, elle avait ensuite tenté de prouver que, d’une part, la nouvelle réglementation avait conduit à une réduction du nombre de prêts accordés à des ménages défavorisés, d’autre part, que ces mesures enfreignaient celles mises en place pour interdire la discrimination raciale. Or, les études – y compris celle commanditée par la MBA elle–même (*) – ne révèlent rien de tel. Il apparaît au contraire que le nombre de prêts accordés aux ménages aux revenus les plus modestes avait augmenté en Caroline du Nord dans une proportion plus élevée que dans les états avoisinants. En fait, les mesures avaient atteint leur but en augmentant le nombre absolu de prêts légitimes accordés pour l’achat d’une maison tout en décourageant essentiellement les refinancements abusifs ainsi que d’autres pratiques propres aux « prêts rapaces ». De manière significative, le nombre de crédits accordés par les courtiers indépendants – constituant un secteur non-réglementé – était en chute libre alors que le nombre de ceux accordés par des banques actives au niveau national était en hausse, et ceci dans un contexte où le chiffre global des emprunts était en baisse, en raison – comme je viens de le dire – de la réduction marquée des refinancements.
Comme je l’ai fait remarquer au passage, la législation introduite en Caroline du Nord excluait du marché immobilier les deux populations de consommateurs que la bulle parvint à faire accéder très temporairement à la propriété de leur logement : les emprunteurs « spéculateurs » dont la présence aurait été impossible sans l’existence du prêt de type « Interest Only » – spécifiquement prohibé –, ainsi que les emprunteurs en régime de « cavalerie », incapables de verser même les seuls intérêts : prêts « Pay Option ARM » et « 2/28 » subprime – également spécifiquement prohibés. Appliquée à l’échelle du pays, cette législation aurait selon moi empêché la bulle de se développer, prévenant la crise des subprimes ainsi que le tarissement du crédit qui lui emboîta le pas. Fait significatif bien entendu, l’opposition de la Mortgage Bankers Association à la législation. Si les initiatives semblables ailleurs dans le pays échouèrent, ce fut en raison de campagnes du même type entreprises par ce lobby et par d’autres partageant ses objectifs.
La crise des subprimes et plus spécialement l’examen des mesures qui auraient pu empêcher que ses conditions ne soient réunies, soulignent les dangers que court un pays pris en otage par sa Chambre de Commerce.
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(*) Burnett, K., Finkel, M. et B. Kaul, 2004, « Mortgage Lending in North Carolina After the Anti–Predatory Lending Law », Abt Associates
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