Castaneda et Newton
A paru dans L’Âne Le magazine freudien, 1985, 22 : 23
Pourquoi l’anthropologie ne nous dit rien des Sauvages que nous ne sachions déjà.
La longue expérience de l’enseignement qu’eut Hegel transparaît dans des remarques telle celle-ci : « … les auteurs, les prédicateurs et les orateurs sont considérés tout particulièrement intelligibles quand ils parlent de choses que leurs lecteurs ou auditeurs connaissent déjà par cœur ». On pourrait sur cette base distinguer les sciences comme discours d’information et les humanités comme discours de confirmation, tout particulièrement dans leurs variétés les plus herméneutiques : commentaires sur la peinture, sur la littérature. L’anthropologie, celle qui est lue par des gens qui ne sont pas anthropologues de profession, appartient à cette deuxième catégorie. Il s’agit d’une tradition bien établie. Arnaldo Momigliano (Alien Wisdom, 1975) joue sur l’effet de surprise consécutif à la substitution des signifiants quand il appelle « ethnographes » ceux que nous avions coutume d’appeler les « historiens » grecs. Le rôle de l’ethnographe était souvent d’actualité : le lettré aimait en savoir plus sur les Barbares avec qui nous étions en guerre. Mais le « en savoir plus » était lui-même problématique car, comme le souligne Momigliano, ce que le lecteur souhaitait lire était précisément de l’ordre de la confirmation plutôt que de l’information : on voulait apprendre des Barbares ce que l’on en savait déjà. C’est pour la même raison que l’on achète tous les matins son journal.
Puisque l’anthropologie est une église (bien davantage qu’une famille), il faudrait peut-être distinguer ses saints en martyrs et en papes. Les papes étant bien sûr ceux qui se sont contentés de nous redire ce que nous savions déjà, les martyrs, ceux qui ont essayé de nous apprendre quelque chose de neuf et dont les vues n’ont pas été reçues.
Un discours sans trou
Je ne parlerai que de l’un d’entre eux, Sir Richard Burton (1821-1890), explorateur des sources du Nil, pèlerin secret à Médine et à la Mecque, traducteur scandaleux des Mille et une Nuits, consul britannique chargé d’une mission auprès de Glélé, roi du Dahomey. Ses liens avec l’anthropologie sont peu connus, il fut cependant l’un des membres fondateurs et vice-président de la London Anthropological Society, dernier bastion des polygénistes britanniques (pour eux, les races humaines sont autant d’espèces distinctes). Burton écrivit peu d’articles anthropologiques, mais il eut une correspondance prolifique. Il fut le premier à répéter que l’anthropologie ne nous apprend rien des Sauvages que nous ne sachions déjà : pourquoi ne teste-t-elle pas, par exemple, les principes de la phrénologie ? pourquoi ne nous apporte-t-elle pas sur le spiritisme des informations qui nous permettraient de trancher ? L’un des phénomènes qui tenait à cœur à Burton, était celui de la marche sur des charbons ardents. Pourquoi les anthropologues (tous anthropologues amateurs bien sûr dans ces années dix-huit cent soixante-dix) ne jettent-ils pas dans le débat le poids de leur autorité intellectuelle et morale pour affirmer la réalité des faits ?
Au lieu de nous rebattre les oreilles du cannibalisme des Mélanésiens, du mariage de groupe des Aborigènes australiens ou du Bororo qui prétend qu’il est un arara, pourquoi les anthropologues n’ont-ils pas vérifié une fois pour toutes si les chamans sibériens sont bien télépathes, si les sages de l’Inde lévitent, ou si les sorciers yaqui ont bien la capacité de se transformer en oiseau ? Pourquoi ? On pourrait dire, parce qu’ils sont lâches. Des collègues qui ont vécu des choses impossibles, on en rencontre dans les couloirs de tous les départements d’anthropologie.
– Et tu l’as raconté dans ta thèse ?
– Pour avoir la réputation d’un guignol ? Tu sais combien il y a de postes cette année ?
Le problème, en fait, n’est pas là, l’anthropologie ne parvient pas à dire ces choses comme il le faudrait pour qu’elles puissent s’ajouter au capital de savoir de notre culture.
Pourquoi ? Est-ce que les mots nous manquent ? Pas nécessairement. Ludwig Wittgenstein dans ses Remarques sur Le rameau d’or de Frazer, nous rappelle que nous n’avons aucun mal à parler des sorciers de l’Afrique : le mot « sorcier » est dans notre langue. Et s’il est dans la langue, c’est parce que, avant-hier, nous croyions encore nous-mêmes aux sorciers. Ou même encore aujourd’hui, mais non au sein du discours de l’anthropologie qui est un discours rationaliste et objectiviste. Dans un tel discours, pour que les sorciers yaqui volent, il leur faudrait soit des ailes, soit un moteur, et ils n’ont ni les unes, ni l’autre.
Un discours rationaliste et objectiviste, c’est un discours qui s’auto-définit comme sans trou. Mais, qu’il s’agisse d’un discours sans trou, c’est une convention, c’est une contrainte à laquelle on le soumet, sans plus.
Il arrive cependant que les trous s’imposent si bien à notre regard qu’on ne puisse plus décemment ignorer leur présence. Il y a, par exemple, en mathématiques ce qu’on appelle les nombres irrationnels, qui expriment un rapport mais que nous ne parvenons pas à capturer par une suite de chiffres qui ne serait pas infinie. Pi, par exemple, le rapport d’une circonférence à son diamètre, est une constante qui ne se laisse pas réduire à notre système de numération. Mais l’irrationnel, ce ne sont pas seulement des nombres, Émile Meyerson en propose un exemple tiré de la mécanique quantique dans Du cheminement de la pensée (1931) : « En réalité le physicien suppose quelque chose qui, n’étant véritablement ni corpuscule, ni onde, manifeste un ensemble d’attributs contradictoires (…) le réel ne se laisse point ramener à un schéma conforme aux exigences de notre raison, (….) on s’est heurté à un irrationnel. »
Pour comprendre ce qui se passe, on peut utiliser les termes du philosophe hégélien Alexandre Kojève. Il y a quelque chose qui est le monde au niveau de notre perception immédiate : l’Existence-empirique. Or le rôle d’une science c’est de faire apparaître derrière l’Existence-empirique un autre monde qui est sa vérité : celui de la Réalité-objective. Chaque science dispose d’un système de traduction qui lui permet de faire correspondre à l’Existence-empirique une Réalité-objective. Mais il y a une troisième chose : l’Être-donné, qui est là, irréductible et dont la Réalité-objective n’est jamais que ce qu’on peut en voir en regardant bien. Seulement voilà – comme aime à le rappeler Kojève – l’irréductibilité de l’Être-donné apparaît quelquefois en surface, à l’intérieur même de l’Existence-empirique, comme le rapport du diamètre d’un cercle à sa circonférence, ou lorsqu’on travaille sur la Réalité-objective, comme dans l’exemple dont parle Meyerson.
Voilà pourquoi votre fille est muette, voilà pourquoi l’anthropologie ne peut rien nous apprendre sur les Sauvages que nous ne sachions déjà. Parce que les règles de traduction qu’elle pose sur l’Existence-empirique ne lui permettent pas de retrouver dans la Réalité-objective les morts qui vous rendent visite la nuit, les loups-garous et les chamans télépathes. Attention ! Je ne suis pas en train de dire que tous les contes de bonne femme, toutes les histoires à dormir debout que racontent les Sauvages sont l’irrationnel de l’anthropologie : ce serait trop beau ! Ce que je dis, c’est que comme l’irrationnel d’un discours est son indicible, cet irrationnel apparaît au même (non)-lieu que ce qu’il rejette comme illusion.
Qu’on s’entende bien : la sorcière qui vole, c’est soit une illusion, soit un irrationnel. À titre personnel, je penche pour l’illusion, mais ce n’est en aucune façon le discours de l’anthropologie qui me permet de pencher pour l’illusion : pour lui, ce fait est tout simplement indécidable.
L’histoire vraie de Don José
Je vais terminer par une histoire, c’est une histoire vraie, mais qui apparaît au lieu même de l’illusion. Comme il s’agit d’une histoire à la Castaneda, j’appellerai provisoirement son héros « Don José ».
Don José était un homme d’une très grande science. À ce point que son nom encore aujourd’hui est synonyme de savoir. Don José était cependant certain que des hommes d’un plus grand savoir que le sien l’avaient précédé, et que c’était d’eux qu’il fallait apprendre le secret de la matière, le secret de la transmutation. Don José lut tous leurs livres. Et ceux qu’il ne put pas acheter, il les recopia entièrement de sa main. Alors il se mit au travail, selon leurs directives, et un beau jour, il redécouvrit le secret.
Il en fut transporté de joie. Il écrivit dans son cahier : « J’ai sur le feu un flacon contenant de l’or dissous en cette manière, où l’or ne fut pas dissous visiblement en atomes par un corps corrosif, mais extrinsèquement en un mercure aussi vif et mobile que tout mercure trouvé dans le monde. Car il fait que l’or se mette à grossir, à gonfler et à se putréfier, et aussi à se projeter en pousses et en surgeons, changeant de couleur quotidiennement, dont l’apparence me fascine chaque jour… Il s’agit, je crois, d’un grand secret de l’alchimie. » Jamais il n’écrivit rien d’autre sur ce sujet, car il est, dit-il, des choses qui « ne pourraient jamais être communiquées sans un dommage incalculable ».
Le vrai nom de Don José, c’est Isaac Newton, et l’histoire que je viens de raconter, on peut la lire dans tous ses détails dans un ouvrage de Betty J.T. Dobbs intitulé The Foundations of Newton’s Alchemy, or The Hunting of the Greene Lyon et publié en 1975 par les Cambridge University Press.
Ô Don Juan volatile, ô chaman télépathe, ô Newton alchimiste, trouverez-vous jamais repos dans nos mémoires ? Car le lieu pour vous dire n’existe pas.
Cotonou, le 22 février 1985
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