CONFESSION
La nuit dernière j’ai rêvé que je mourais et que je faisais venir un prêtre pour me confesser… Mais me confesser de quoi ? Du mal que l’on m’a fait ?
En me réveillant je me suis dit que, depuis des décennies, j’essayais d’expliquer une histoire, la mienne, que personne, surtout dans la BD, ne voulait vraiment entendre. Peut-être que sous une forme “digest” ça passerait mieux ?
Essayons :
1968
Je ne suis pas loin d’en finir, tant ma vie est invivable malgré ma réussite aux Beaux-Arts, où je suis d’ailleurs traitée comme une pestiférée, par les enfants de la bourgeoisie stéphanoise et lyonnaise.
Contexte familial: une mère malade (épilepsie provoquée par un avortement aussi tardif que clandestin et massacreur). Pas seulement malade, d’ailleurs, mais aussi suicidaire car stigmatisée, y compris dans sa propre famille. Père inatteignable, car il a refait assez bourgeoisement et “proprement” sa vie en me laissant derrière lui.
Début juillet, je rencontre, dans un bistrot d’étudiants, un certain Pierre Charras, qui fait des études d’anglais, et gagne sa vie comme surveillant d’externat au lycée Claude Fauriel de la ville.
Son épouse, qui porte le même prénom que moi, y est secrétaire.
On raconte qu’elle est cocue 10 fois par jour et que P. Ch. la tourne volontiers en ridicule auprès de ses maitresses et de ses copines, comme, par exemple, Annette Besset, qui a été l’intermédiaire entre lui et moi.
Ce jour-là, le bistro est quasi désert car les étudiants révolutionnaires stéphanois sont partis à Palavas-les Flots, au Grau-du-Roi, ou sur les plages espagnoles. La révolution s’arrête où commencent les vacances scolaires et les congés payés.
L’épouse de Charras, fille d’un gros commerçant de la ville, un certain Choquelin, est partie dans leur maison de campagne, en Haute-Loire, le laissant seul avec ses angoisses et ses peurs. En effet, je l’ignore encore, mais celui qui allait devenir mon mari, souffre de la même maladie que ma mère, l’épilepsie! Le hasard n’existe pas. La forme de son mal est beaucoup plus discrète, (pas de convulsions spectaculaires), mais elle met cependant sa vie en danger, car il peut, à tout moment, avoir un malaise, perdre connaissance, faire une chute et se tuer. C’est d’ailleurs ce qui a fini par arriver quelques décennies plus tard: Il est tombé de cheval et s’est fracturé la colonne vertébrale, après m’avoir fait tombé de très haut.
La séduction et la sexualité frénétiques de Pierre sont donc là pour calmer l’angoisse de mort, mais, chut !surtout n’en rien dire ! Il cache très habilement cela derrière un humour dévastateur, si ce n’est meurtrier. Je sais que je n’en suis pas la seule victime. En juillet 68, cet humour-là me séduit et je le partage en partie. Il dit m’aimer. Je crois que c’est vrai. Il se sent solidaire de moi, fille d’épileptique. En général, lorsque je parle de ma mère et de son état à mes flirts, ils me lâchent instantanément et partent en courant. Ca me change… Et puis, grâce à ce lien, j’échappe à la déréliction et mes idées de suicide battent en retraite.
Pour moi, en quelques jours, il quitte sa femme et largue deux ou trois maitresses, de préférence en s’arrangeant pour que j’en sois témoin !
Je crois au coup de foudre, à la passion. Je crois au miracle. Je crois être sauvée. On est en 68, il est “interdit d’interdire”, tout est plus ou moins cul par-dessus tête, et les excentricités, le “jouir sans entrave”, les postures provocatrices, la folie sont devenues des choses ordinaires et normales. Mais tout cela n’est, au fond du fond, que pulsions destructrices et morbides. Sadisme et manipulations. Morbidité et perversité. En me préférant à son épouse, P. Ch. prend sa revanche d’homme malade sur la santé (et l’inconscience ?) de sa femme légitime qui est partie seule en vacances l’abandonnant à ses peurs.
Notre relation, dès le départ, est ainsi placée sous le signe de la maladie, de la mort, de l’angoisse. Certes, ce lien me sauve provisoirement, mais il est toxique et voué au malheur à plus ou moins long terme.
Mais pendant plus de dix ans, il nous soude et nous nous jetons d’un commun accord dans la création. Pierre passe sa licence, et devient prof d’anglais. Je finis mes études aux Beaux arts et devient prof d’art plastiques, mais ni lui ni moi ne nous sentons bien dans ces métiers pour gens “normaux”. Il y a trop de souffrance en nous, nous sommes des grands brûlés… Nous changeons de direction.
Il devient traducteur et comédien, moi dessinatrice politique grâce ou à cause de l’un de mes collègues qui enseigne le français dans la même boite à cancres que mon mari et moi. Aimé Marcellan, fils de républicains espagnols en exil ayant fuit le franquisme au prix d’un déracinement douloureux et de beaucoup d’humiliations, est l’un des rédacteurs de Combat syndicaliste. il m’y fait entrer vers 1973/74. Je me retrouve ainsi à être la première femme dessinatrice politique française… Aïe !
D’autres portes s’ouvrent rapidement à moi dans des journaux de gauche, notamment syndicaux.
Mais plus je deviens visible, plus les agressions et les coups commencent à pleuvoir, sexisme oblige. Mes dessins sont trop féministes, trop communistes, trop ouvriéristes, bref, trop engagés et trop durs, pour que je puisse bénéficier du consensus des années 80. Je serais plutôt la bête à abattre.
En 1976, la BD vient me chercher pour le journal “Ah!Nana” que publie les Humanoïdes associés (Dionnet, Druillet, Moebius, Farkas).
J’accepte, mais c’est un peu trop de travail pour moi, trop de supports en même temps. Je suis à la tache nuit et jour avec l’aide de Pierre qui me fait des cafés et… me donne des idées.
Si je maitrise à peu près le dessin, je suis un peu moins habile et sure de moi côté texte, et surtout, je suis encore bien naïve et ignorante politiquement. Mon compagnon beaucoup moins.
Si mon imaginaire est la majeure partie du temps leader de ma production, côté dialogues, les lumières de Charras sont souvent sollicitées.
Mon succès va grandissant, et je ne verrai pas d’inconvénient à co-signer, d’autant que ma vraie vocation est la Peinture, avec un grand P, pas l’art narratif ou le dessin de presse que je place très loin en dessous. Mon truc c’est l’Art ! Les Plantu, Brétécher, Wolinski, dont les dessins me font ”saigner les yeux”, sont pour moi à des milliers de kilomètres au dessous de Francis Bacon, Frida Kahlo, Egon Schiele ou Van Gogh, pour ne citer qu’eux. Je suis du côté des grands brûlés, pas des amuseurs. Au fond du fond, je n’ai rien à faire dans la Bande dessinée, du moins telle qu’elle qui circule sur le Marché, et au vu de qui sont ses éditeurs.
Mais je dois gagner ma vie et la peinture ne me le permettrait pas. Et puis je finis, peu à peu, par m’intéresser vraiment au dessin politique et à la BD. Ces milieux-là sont d’un sexisme aussi outrancier que moyen-âgeux et j’ai envie de faire bouger les lignes, quitte à y laisser quelques plumes. Quelques-unes mais pas toutes comme ça a été le cas ou presque !
1978
Pendant le festival d’Avignon de 1978, Pierre fait la rencontre d’une actrice dont il tombe amoureux. Notre relation s’est dégradée, en partie à cause de ses trop nombreuses infidélités, dont je ne comprends toujours pas la cause réelle et profonde. Il n’a jamais été pris de malaise en ma présence ou a prétexté l’abus d’alcool.
Par ailleurs je n’ai plus de désir pour lui et notre relation, à ce niveau, vire peu à peu à une forme plutôt molle de “sado-masochisme”. Bref, j’en ai assez et le repousse quasi systématiquement ce qui, bien sûr, ne lui plait pas trop.
Le couple se brise, mais nous signons, enfin, in extrémis, un livre ensemble, “La Toilette”, aux éditions Futuropolis.
La rupture est douloureuse, dangereuse pour moi, et je crains à nouveau la déréliction, les idées suicidaires, et puis je n’ai pas grand chose de solide sous les pieds. Travailler seule me semble hors de portée. Je continue cependant à produire avec quelques albums comme par exemple le troisième “Andy Gang” et “Odile et les crocodiles”…
Je continue aussi à travailler pour la presse, mais seule. Ma vie “amoureuse” est chaotique, mais je noue tout de même assez vite une nouvelle relation, avec Edmond P., un sociologue CNRS qui se croit marxiste. Le fait d’être tous les deux proches du PC favorise cette rencontre. Lui aussi vient de rompre avec sa compagne, lui aussi mène une vie sentimentale chaotique, lui aussi est un grand brûlé, blessé (mais je ne le sais pas encore)… Une mère exilée espagnole (pour les mêmes causes que les Marcellan), jeune, très belle, et un peu “folle”; un père, Ogier P. âgé, héros de la guerre contre le franquisme (encore lui!), mais foudroyé par une crise cardiaque alors que son fils Edmond n’était pas encore pubère. Ogier, infirme, aveugle et muet, (il était devenu interprète), cloué dans un fauteuil roulant, et une jeune mère accablée et frustrée sexuellement, hystérique… l’oedipe en souffre, forcément… (Je ne découvre qu’assez tardivement et à mes dépends que mon sociologue fait en réalité “couple” avec sa mère !)
Pendant ce temps-là, plus la “gauche” au pouvoir trahit, plus je me radicalise politiquement. Charrras, avec lequel j’ai gardé quelques relations très distendus, suit le courant dominant et déchire sa carte du PC. Moi, le virage néo-libéral de Mitterrand me rend malade, alors que mon ex-mari s’embourgeoise: achat de deux appartements à Paris, villégiature à Granville, mondanités, etc… A l’opposé, je suis de plus en plus stigmatisée,” l’ami Pierrot” qui ne me prête plus sa plume, est, lui, honoré (Prix des Deux magots)… Je suis une paria, il devient un auteur à la mode. Un proche de Simone Gallimard à laquelle il fait la cour et qu’il sait charmer et divertir.
Il est vivant socialement, je suis morte. Ou presque.
Le sommet de la trahison est atteint quand, après la publication de mon album “Shelter” (1980), à la gestation duquel il n’est pas tout à fait étranger, mais que j’ai réalisé seule, je me retrouve à être invitée à Apostrophes grâce à l’attachée de presse (très mondaine et efficace) des Humanos, et à son carnet d’adresse.
C’est la catastrophe ! Je dis tout ce qu’il ne faut pas dire, comme par exemple : “J’ai moins peur de la Libye de Kadhafi que de l’Amérique de Carter” (Hum!). Je traite de “raciste” le livre de Lapierre et Collins, “Le cinquième cavalier”, dans lequel feu le colonel prend le président des USA en otage, et menace de vitrifier (!?) New York si la Palestine n’est pas libérée. Un tissu d’absurdités intensément médiatisées, of course. On connaît la suite.
Mon album connaît un très grand succès, (j’attends toujours les droits d’auteur !) La jalousie décuple. Les agressions aussi.
Charras, lui, est vert de rage et de jalousie ; sa comédienne (de boulevard) aussi. Pour reprendre le dessus, il va clamer sur tous les toits que le VRAI auteur de Shelter c’est lui et pas moi. Il va aussi se servir de son arme la plus redoutable : le rire. Il met les rieurs de son côté et me carbonise. Bientôt, je ne suis plus, pour le tout Paris mondain, qu’une ridicule “esclave sexuelle analphabète”, une misérable buse qui a parasité son mari. Une pauvre “FOLLE”, une tarée qu’il a tenue à bout de bras toute une décennie… Des rumeurs immondes commencent à courir, dont tous ceux à qui je fais de l’ombre vont se servir. Mon talent ? Quel talent ? Mon travail ? Quel travail ? Mes années d’études au bout desquelles je suis sortie major de ma promotion avec la meilleure moyenne au CAFAS (Certificat d’Aptitude à une Formation Artistique Supérieure), et une belle réussite au DNBA (Diplôme National des Beaux Arts) ? Quelles études ? Quelle réussite ?
Je suis la bête à abattre. Fliquée, ostracisée, les désinvitations pleuvent. Ma mise à mort est devenue un sport national. Les agressions, les insultes, ne se comptent plus. Cela s’appelle un lynchage en principe.
Mon couple avec le sociologue ex marxiste (qui s’est aligné), finit par exploser. Je me retrouve seule, sans argent ni contrat, stigmatisée et coiffée d’un splendide entonnoir qui semble être définitivement soudé à mon crâne.
On lâche les psys sur moi et mon œuvre, le verdict est simple : “toxique forcément toxique”…
(Il est vrai que mon histoire familiale favorise les interprétations pénalisantes).
J’ai, quand je vivais avec E.P. et sur son insistance, (il me prenait pour une paranoïaque), fini par consulter une psy, Gennie Lemoine-Luccioni pour ne pas la nommer. Une ancienne lectrice de chez Gallimard. Une “idole” des féministes. Gennie est l’amie de Collette Garrigues qui a co-publié “Odile et les crocodiles” dans la collection “Mille et une femmes”. Je retiens quelques-unes des phrases de ma psy, gravées pour toujours dans ma mémoire:
– “Vous n’êtes pas paranoïaque, on vous tue!”
– “Votre conscience de la mort et de la souffrance est très grande, cela n’a pas que des inconvénients, surtout pour la création”…
– “La psychanalyse et la création libèrent une parole que la société et ses dominants ré-emprisonnent.”
– “La parole du prédateur fait moins peur que celle de la proie que vous êtes.”
– “Vous voulez savoir, voir, ce n’est pas le cas de la majorité des gens qui préfèrent s’aveugler.”
– “On préfère s’identifier au bourreau qu’à sa victime!”
La femme de lettres et essayiste feu Viviane Forester, elle, écrivait :
“On nous vend l’oubli de notre mort pour mieux manipuler nos vies.”
2020
Mais aujourd’hui, avec le coronavirus, l’oubli (et le refoulement de la mort) devient une chose plus difficile. Espérons que la société, voire l’humanité, vont devenir enfin adulte ? Vont regarder enfin la mort et la souffrance en face. Pour ma part, c’est fait depuis au moins 7 décennies ! Je n’ai guère eu le choix, au vu de mon histoire familiale, et les enfants de mon âge le plus tendre me paraissaient souvent d’une niaiserie extrême. Folie ou lucidité trop précoce ?
Lazhari L. un ami journaliste et éditeur algérien, que le FIS avait condamné à mort et à l’exil, disait à ceux qui doutaient de ma santé mentale :
– “Chantal n’est pas folle, elle est seulement incompréhensible pour des gens comme vous !”
– “Vous saviez au début de votre vie ce que la plupart des gens ne comprennent qu’à la fin, évidemment, cela complique un peu votre vie sociale.”
Oui, chère Gennie, “un peu”.
Chantal Montellier
Ivry-sur-Seine 17 novembre 2020
Laisser un commentaire