De Jacques-Émile Miriel, j’ai déjà publié ici, « Bartleby » et la résistance passive et Guy Debord ou le portrait de la révolte.
Pour un catholique, la publication d’une encyclique papale est toujours un événement important. Pour ma part, je suis revenu dans le giron de l’Église à l’occasion de ma lecture de la première encyclique de François, Lumen fidei, en 2013. Je me souviens encore de cette expérience intellectuelle intense, après un éloignement de plusieurs décennies vers les horizons de la philosophie, de cette joie si particulière, qui, dans mon cas, n’était pas la foi du charbonnier, mais des retrouvailles avec la religion des textes.
Depuis, sept années ont passé, et le peuple de Dieu a continué dans l’humilité son cheminement, peut-être anachronique, mais si riche au regard des Évangiles. La nouvelle encyclique Fratelli tutti, que le pape François offre au monde en ce mois d’octobre 2020, dans un environnement marqué par la crise sanitaire, arrive à point nommé pour nous remettre au diapason de la nature humaine, et nous réaffirmer avec vigueur combien notre vie sur Terre peut avoir un sens dans le respect attentif de notre attachement à la « Bonne Nouvelle ».
Le grand chapitre 2 de cette encyclique m’a beaucoup touché. Le pape y met en valeur de façon admirable la parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 25-37). Le commentaire de François est profond et aigu. Cette parabole, déjà très connue, bien sûr, devient, au fil de la lecture essentielle qu’il en donne, un texte d’une portée universelle évidente, aussi fondamental, par exemple, que le mythe de la Caverne, chez Platon. Soudain, c’est cette grandeur et cette actualité décisives, que François lui confère en l’analysant à la loupe avec tant d’affinité spirituelle, qui nous apparaît. Le lecteur assiste alors à la plus grande leçon d’herméneutique qui lui ait jamais été prodiguée. La parabole du Bon Samaritain restera gravée dans son cœur pour toujours.
Il me semble, en deuxième lieu, que Fratelli tutti répond assez clairement à une question que les chrétiens se posent à propos de notre société sécularisée, hédoniste et relativiste, qui est plus que jamais notre lot en ce début de XXIe siècle. Les fausses valeurs consuméristes ont-elles remplacé définitivement la Loi de Moïse, ou la mystique des Pères de l’Église ? François nous montre qu’en fait un idéal éthique demeure toujours vaillant, comme si la notion de Bien n’avait pas quitté les esprits, même les plus corrompus. Par exemple, et ceci a attiré mon attention, le pape fait à de nombreuses reprises référence à la Charte des Nations Unies ; ou encore, il réaffirme, contre tous les populismes et les violations des droits de l’homme, les principes intangibles de la démocratie. En somme, il montre par là tout ce que la politique moderne, dans son idéal propre, doit à l’héritage de la religion, qu’elle soit juive ou chrétienne, notamment. Cette constatation me paraît être un message d’espoir et d’espérance très encourageant, qui nous indique, à nous, croyants, que, malgré les apparences, l’humanité est restée sur de bonnes voies ‒ à condition, sans doute, de savoir rendre vivant ce message inaltérable et l’incarner dans les faits de manière probante. C’est la grande tâche humaine de notre temps.
Y a-t-il un progrès moral qui, à côté et en concurrence du progrès technique, persisterait malgré tout, et sur la base duquel se fonderait encore le destin de l’humanité ? Pour François, la réponse est affirmative. Fratelli tutti en énonce patiemment les conditions, dont la première serait peut-être de réinstaurer les « armes du dialogue » entre les individus, comme le note le paragraphe 217. Le pape en appelle à la jeunesse, porteuse d’avenir, puisqu’il demande : « Outillons nos enfants des armes du dialogue ! » Belle injonction, qui me rappelle de façon troublante les derniers mots d’un livre du siècle passé, si important pour moi, La Société du Spectacle de Guy Debord. Souhaitant conclure sur l’évocation de lendemains qui chantent, l’auteur situationniste délimitait un espace politique plus accueillant pour l’homme, le caractérisant de la façon suivante : « là seulement où le dialogue s’est armé pour faire vaincre ses propres conditions ». Je ne crois pas que cette proximité dans les mots, malgré des liens évidents dans la pensée, soit vraiment délibérée de la part de François, mais elle m’apparaît néanmoins comme hautement significative : une certaine tendance moderne, de moins en moins marginale, se rassemble, s’unifie autour d’un même projet social, et s’édifie petit à petit dans le temps. Des correspondances surgissent tout naturellement, par-delà le tournant du siècle, entre hommes de bonne volonté.
Mon cas personnel est emblématique de cette évolution étonnante. Influencé par la pensée situationniste, j’ai retrouvé dans la religion catholique des éléments fondamentaux de cette avant-garde. Bossuet n’était-il pas l’écrivain préféré de Guy Debord ? L’adhésion tardive (je suis un « ouvrier de la onzième heure ») à la doctrine sociale de l’Église, est dans l’ordre des choses, que vient à peine bouleverser dans mon esprit, au contraire, la modération d’un discours dont l’encyclique de Paul VI, Populorum progressio, donnait déjà une idée précise. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une logique dans mon cheminement, qui m’échappe sans doute en partie. Une génération a disparu dans les soubresauts de la révolution éternellement à venir, on a dépouillé le vieil homme, pour ainsi dire. Aujourd’hui, il s’agit de réfléchir, plus sérieusement que jamais, avec du dur et du solide. Voilà le grand mérite à mes yeux d’une encyclique comme Fratelli tutti, aussi importante que la précédente, Laudato si’.
Le pape François ne nous cache pas que la victoire n’est pas encore acquise. L’attente sera longue, car l’homme met du temps à comprendre ‒ et moi le premier, dirais-je. La parabole du « figuier stérile », dans l’Évangile de Luc, et je conclurai par là, me semble illustrer, par sa très grande concision, ce moment que nous vivons, entre irrésolution et zèle : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n’en trouva pas. Il dit alors au vigneron : ‘Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n’en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu’il épuise la terre ?’ Mais l’autre lui répond : ‘Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas.’ » (13, 6-9)
Jacques-Emile Miriel
Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti, « Sur la fraternité et l’amitié sociale ». Éd. Bayard-Mame-Cerf, 4,50 €. Disponible gratuitement sur le site du Saint Siège.
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