LE PEARL HARBOR DU VIVANT
PAR FRANÇOIS RUFFIN Le 12/10/2020 PARU DANS LE FAKIR N°95 – (EN KIOSQUE)
70 % des vertébrés disparus en trente ans… C’est un Pearl Harbor du vivant. Qui devrait, d’urgence, réclamer une mobilisation générale. A la place, nos dirigeants baissent la Contribution économique territoriale de 3 à 2 % !
« C’était la Silicon Valley de l’époque. » Sur les pentes de la Croix-Rousse, de passage à Lyon, je visitais hier l’atelier Mattelon, résidu des canuts. Durant des siècles, s’est formé un « cluster », ici, à l’avant-garde technologique, avec les tisseurs de soie bien sûr, mais aussi les mécaniciens, les menuisiers, les verriers, etc. Et ce « cluster » ne s’est pas formé tout seul.
C’est Louis XI, d’abord, qui initie cette politique industrielle. A l’époque, au XVe, toutes les soieries sont importées d’Italie, avec un énorme déficit commercial (évalué à 500 000 écus). Ces marchandises transitent souvent par Lyon, avec ses quatre foires annuelles, lieu de commerce et place financière. D’où le vœu du roi, par lettre patente (1466), d’y implanter les ateliers, recrutant des maîtres italiens.
Mais la bourgeoisie locale ne joue pas le jeu, s’y oppose : l’importation et le libre-échange lui paraissent plus rentables que la production, et un protectionnisme des industries naissantes. Louis XI installe donc, à la place, sa manufacture à Tours.
François Ier reprend le flambeau, en 1535. Pour des raisons politiques, également : il s’agit de ruiner Gênes. C’est l’acte de naissance, véritable, de cette industrie à Lyon, avec bien vite des centaines d’ateliers, des milliers d’ouvriers tisseurs « en draps d’or, d’argent et de soie ».
Enfin, Henri IV complète cette politique par – dirait-on aujourd’hui – une « intégration verticale » : la soie était certes transformée, tissée, à Lyon, mais la matière première, le fil à soie, était toujours importé, de Chine, puis d’Italie. Le roi, avec son agronome Olivier de Serres, fait planter des mûriers partout. Et dans l’Ardèche, dans la Drôme, dans la vallée du Rhône, se développe, durant deux siècles, la culture du ver à soie.
Ce « cluster » de la soie ne s’est donc pas implanté, ici, par hasard, ou par la main invisible du marché. Mais d’abord par une volonté politique, qui a mis en branle les initiatives privées.
Pourquoi raconter ça, aujourd’hui, en cet automne de « plan de relance » ?
Que fait Macron-Castex ? Il baisse de dix milliards « les impôts productifs », de 3 % à 2 % la Contribution économique territoriale, à 25 % l’impôt sur les sociétés, et dans la foulée la Contribution sur la valeur ajoutée économique. Il prolonge ce que faisait, déjà, Macron-Philippe, avec la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, avec l’exit tax, la flat tax. Et avant lui, encore, Macron-Hollande, avec les vingt milliards de Crédit Impôt Compétitivité Emploi (et le million d’emplois promis par Gattaz). Et avant ça, toujours, Sarkozy, Raffarin, Balladur, etc., trente années d’allègements des charges.
Parce que c’est, justement, tout ce dont le pouvoir est aujourd’hui incapable.
Mais qui peut croire qu’en saupoudrant ainsi, on obtiendra la moindre « relocalisation » ? Qui peut croire qu’en diminuant d’un pourcent la CET, les masques, par exemple, symbole de l’époque, vont revenir de Chine ? Qui peut croire qu’avec moins de CVAE, ça va nous ramener, disons, des usines de lave-linge – la petite Suisse en compte deux, la grande France aucune ? Ou des éoliennes, dont mon département est truffé, mais toutes importées ?
Non, cet arrosage de milliards n’y changera rien.
Il faut une volonté politique pour ça, aujourd’hui absente. Une volonté politique pour, non pas remplacer les initiatives privées, mais les stimuler, les orienter. Une volonté politique, pour diriger l’économie vers des objectifs stratégiques.
Ce printemps, en plein confinement, Paul Jorion nous disait : « Puisque Macron a parlé de ‘‘guerre’’, il nous faut une économie de guerre. L’économie doit être dirigée, c’est-à-dire pas nationalisée, mais guidée, vers des objectifs : l’impératif social et l’impératif écologique. L’économie ne peut plus être libre, il faut l’orienter vers des fins, vers des buts, vers un plan général. En 1940, les dépenses militaires ne représentaient que 2 % du budget américain, contre 42 % en 1944 ! Cette année-là, l’impôt sur le revenu rapportait vingt fois plus qu’avant le conflit, l’impôt sur les sociétés seize fois plus… »
Pour en savoir plus, je lis donc, en ce moment, une biographie de Roosevelt. Le 6 janvier 1942, un mois après l’entrée en guerre des Etats-Unis, il fixe dans un discours des objectifs industriels pour l’année à venir : « 125 000 avions », « 75 000 tanks », « 35 000 canons anti-aériens », « dix millions de tonnes de navires »…
Lui ne compte pas sur la main invisible du marché : cet « arsenal de la démocratie », comme il le surnomme, « l’Etat fédéral en est l’organisateur, il en assure le financement au moyen de l’impôt et de l’emprunt, il oriente les productions vers les besoins prioritaires de l’armée, il contrôle l’affectation des matières premières et gère les situations de pénurie, il arbitre entre les intérêts divergents des travailleurs et des businessmen… », et néanmoins, cet Etat « ne se substitue pas à l’entreprise privée. Il ne dispose d’ailleurs pas d’un personnel compétent pour intervenir directement dans l’activité productive. »
Lors d’une conversation au coin du feu, Roosevelt trace son « programme de stabilisation économique » :
« Premièrement, nous devons, par des impôts plus lourds, maintenir les profits individuels et ceux des entreprises à un taux raisonnablement bas. Deuxièmement, nous devons fixer des plafonds aux prix et aux loyers. Troisièmement, nous devons stabiliser les salaires. Quatrièmement, nous devons stabiliser les prix agricoles. Cinquièmement, nous devons mettre davantage de milliards dans les war bonds. Sixièmement, nous devons rationner tous les produits de base essentiels qui sont rares… »
Ainsi fut remportée la guerre.
Ainsi nous devons remporter la guerre climatique : en dirigeant l’économie, c’est-à-dire en canalisant les énergies du pays, les capitaux, la main d’œuvre, les intelligences, les savoir-faire, vers la transformation de notre agriculture, de nos transports, de nos logements…
+ 2°, + 3°, + 5°, selon les prévisions… L’Arctique qui fond… 70 % des vertébrés disparus en trente ans… 80 % des insectes… 30 % des oiseaux… C’est un Pearl Harbor du vivant. Qui devrait, d’urgence, réclamer une mobilisation générale.
A la place, nos dirigeants baissent la Contribution économique territoriale de 3 à 2 % !
ON A BESOIN DE VOUS
Le journal fakir est un journal papier, en vente dans tous les bons kiosques près de chez vous. Il ne peut réaliser des reportages que parce qu’il est acheté ou parce qu’on y est abonné !
Cet édito fait partie de notre numéro 95 actuellement en kiosque.
▶ Abonnez-vous : http://bit.ly/fakir-abo
▶ Commandez le n°95 : http://bit.ly/fakir-en-kiosque
▶ Chez votre kiosquier : http://bit.ly/fakir-kiosques
▶ Le sommaire : http://bit.ly/en-kiosque
Laisser un commentaire