Le CEVIPOF – Centre de recherches politiques de Sciences Po m’a invité à faire un exposé demain. Il m’a été demandé un petit texte de présentation. Le voici.
Quand Rousseau évoqua la perfectibilité humaine comme nouvel horizon, son propos était d’évoquer les limites que le genre humain s’était assignées, pour suggérer de les faire au contraire exploser.
Quel était l’origine du manque d’ambition manifesté jusque-là ? L’Homo Imago Dei de l’Ancien Testament, un homme à l’image de Dieu, créé une fois pour toutes au gabarit d’une image précise, et dont les écarts par rapport au modèle originel constituaient autant de « crimes contre nature », non pas à l’encontre de cette Nature qu’évoquait Rousseau (l’envers de la Culture), mais une « nature humaine » définie une fois pour toutes et dont Adam constituait le prototype.
L’Esprit des Lumières nous encourageait donc à ce que l’on appelle aujourd’hui le « méliorisme » : une philosophie de notre amélioration de nous-mêmes à l’aide des moyens dont nous a pourvus la technologie : prothèses, bricolage génétique, intelligence artificielle supplémentant la nôtre, etc. Rien qui justifierait que l’on s’indigne, sans quoi il aurait fallu que l’on s’indigne aussi bien de la vaccination, voire même des progrès tout entiers de la connaissance.
La démarche devient davantage problématique quand il est question d’augmentation, terme maladroit pour l’« enhancement » anglais, lui-même une déformation d’enhaussement un ancien mot français que nous pourrions aussi bien ressusciter pour cet usage. Puces sous-cutanées, électrodes ou mémoires greffées à demeure dans le cerveau dans un processus de cyborgisation, où se situent alors les bornes du réellement souhaitable ?
Cette philosophie du sans-limites est cependant venue se briser sur un écueil, celui de la capacité de charge de toute espèce vis-à-vis de son environnement : de combien d’êtres humains avec les habitudes qui sont les leurs, la planète Terre peut-elle s’accommoder ? La notion d’anthropocène pour désigner une nouvelle époque géologique, celle où l’évolution du monde naturel prend désormais la forme que lui imposent les activités du genre humain accompagné de ses espèces vassales : animaux de compagnie tels les chiens et les chats, réserves de lait et de viande comme les vaches et les cochons.
« Anthropocène » ou transgression de la capacité de charge du genre humain, les termes importent peu : ce qui compte, c’est que l’être humain détruit désormais à un rythme accéléré la capacité pour la Terre, sa planète, à le supporter plus longtemps.
En un siècle, l’humanité a quadruplé de taille, elle a généré par la combustion d’énergies d’origine fossile comme le charbon et le pétrole, des gaz de serre causant un réchauffement climatique, une acidification des océans et une montée inexorable du niveau de leurs eaux. Pendant ce temps-là déchets nucléaires et plastiques empoisonnent l’environnement détruisant le vivant, nous y compris, encourageant les virus à opérer des sauts d’une espèce à l’autre.
Des masses de migrants fuyant des milieux devenant inhabitables se mettent en branle. Les arsenaux thermonucléaires apparaîtront un jour comme le recours ultime des nations qui en disposent dans un monde où les rivalités exacerbées par la pénurie de ressources indispensables auront débouché sur une multiplication des conflits. Un hiver nucléaire prolongé causera alors l’extinction du genre humain et de ses espèces vassales.
Tout n’est pas noir pour autant car l’animal humain présente, du point de vue du biologiste, trois traits fondamentaux : il est social (Aristote parlait déjà de zoon politikon, d’animal fait pour vivre en société), il est colonisateur (il tend à envahir entièrement son environnement) et il est « opportuniste », c’est-à-dire que, peu spécialisé, il est capable de s’adapter à des situations inédites en inventant, face à l’obstacle, de nouvelles solutions.
Notre opportunisme au sens biologique nous permet de mettre sans cesse au point de nouvelles solutions que la solidarité de l’animal social que nous sommes nous encourage à partager. Quant à notre pulsion colonisatrice, elle nous permet d’envisager de coloniser les étoiles au cas, hélas de plus en plus probable, où nous aurions compromis une fois pour toutes notre capacité à vivre sur la Terre, ayant endommagé de manière irréversible la capacité de charge de notre espèce sur notre planète.
S’il ne restait plus comme stratégie envisageable pour l’espèce que la fuite en avant, nous aurions compris à quoi peut nous servir, dans une perspective adaptative, d’entretenir des rêves d’immortalité de l’individu et de sa cyborgisation : d’avoir réuni par là les conditions que requiert la colonisation des étoiles. Car pour survivre à l’apesanteur et aux bombardement des rayons cosmiques ou astroparticules, il faut que nous ayons été bricolés génétiquement. Pour survivre aux centaines d’années, voire aux millénaires, que suppose dans l’état présent de la technologie, un voyage vers les étoiles, il faut que nos corps aient cessé de vieillir et soient à même de se perpétuer dans une quasi-immortalité. Pour résoudre les problèmes hyper-complexes qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut que nous ayons confié leur résolution à des entités plus intelligentes que nous, ce que nous parvenons à faire désormais grâce à cette Intelligence Artificielle qui est un prolongement de nous-mêmes pour ce qui est d’apporter une réponse à des casse-têtes dont l’intrication nous dépasse complètement.
Cette capacité qu’a notre espèce de s’être toujours engagée dans la direction assurant sa survie alors que la totalité des individus qui la composaient s’étaient fourvoyés quant à eux, c’est ce que Hegel a appelé la ruse de la Raison. Elle nous a sauvés jusqu’à présent, alors que nous étions plongés dans des situations quasi-inextricables. Nous pouvons sans doute compter sur elle une fois encore. Mais peut-être pas : les espèces sont mortelles. Attachons nos ceintures, mobilisons nos forces, et allons-y ! Notre espèce se régale de toute manière de ce genre de challenge !
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