Nous vivons une période où la question de la « résilience » -sanitaire, économique, sociale, écologique, hydrique, politique- est particulièrement prégnante.
Les réflexions critiques de l’économiste de l’eau Riccardo Petrella portent sur une des conceptions dominantes de la « résilience », dans les instances internationales et les multinationales. Notamment ici.
Riccardo Petrella y critique vertement cette conception de la « résilience hydrique » des Coca Cola, Pepsi, Unilever, Nestlé, des Etats qui souhaitent faire de l’eau un enjeu de lutte géostratégique, des économistes qui souhaitent que l’eau soit un bien-marchandise comme les autres, source de profit. Petrella lui, estime que l’eau, en raison de son caractère vital, est un droit humain au caractère sacré, qui doit être gouverné par une logique de fin et non de moyen. C’est pourquoi il opte pour les termes de « sécurité hydrique ». Cette réflexion est passionnante parce qu’elle se trouve au coeur de notre époque. Face au capitalisme, au néolibéralisme, à l’extractivisme, au productivisme et au consumérisme, comment lutter pour intégrer les limites dans la pensée et l’action humaine, et protéger l’humanité des humains, leur vie même, et la justice ?
On se trouve face à un problème classique pour la pensée et l’action : l’articulation entre les mots employés, les réalités désignées et les intentions des interlocuteurs, sous la tension des rapports de forces symboliques et politiques. Egalement un problème classique de rhétorique, la construction d’un « ennemi rhétorique », si pas « politique », dans le même geste.
Riccardo Petrella, avec légitimité, passion et sans doute beaucoup de raison, déconstruit, critique et rejette le concept de résilience, dans cette conception particulière des institutions internationales et des multinationales, ou encore d’une certaine pensée néolibérale (qui dit « l’humain doit être un auto-entrepreneur résilient capable de se relever seul de tous les chocs »).
C’est le même problème qu’avec la croissance, le développement, le développement durable ou encore l’économie circulaire. Ces mots peuvent toujours avoir une acception vertueuse et légitime pour des « gens comme nous » (la « croissance de la sagesse », le « développement de la permaculture », « l’économie circulaire de la nature », etc.). Mais, par contingence historique, ils sont devenus des « mots-ennemis », qui sont utilisés par nos « ennemis » (les ennemis de la vie sur Terre), qui symbolisent le système même qui nous oppresse et nous aliène. On pourrait aussi faire le tour des mots « propagande », « sécurité nationale », « souveraineté » et leur trouver une vocation néfaste voire criminelle, ou alors remonter à leur sens étymologique et leur donner un sens plus vertueux.
J’ai l’impression que c’est ce qui s’est passé pour Riccardo Petrella : la « résilience » est pour lui symbole d’infamie.
Moi qui n’ai pas son parcours, son expertise et son expérience, je considère le mot « résilience » comme un beau mot, vertueux, plein de promesses. Je me fonde sur les conceptions psychologiques, médicales et écosystémiques du terme résilience.
Nous aurions à mon sens tort « d’essentialiser » les mots mais nous aurions également tort de ne pas reconnaître leur signification contingente. Un problème est la difficulté perpétuelle de conserver la main haute dans la lutte pour la contagion culturelle et le sens des mots. Pour Erasme, la Réforme pouvait avoir un sens vertueux ou inhumain. Pour Luther, la Réforme était Dieu sur Terre. L’humanisme des transhumanistes n’est pas celui des décroissants. Certains diront même que ces deux courants sont anti-humanistes… Dès lors je conçois qu’il doit exister quelque part un arbitrage de fond et d’instrument, stratégique et tactique, dans le choix des mots que nous faisons.
Comme Frédéric Lordon l’a montré en critiquant notamment Thomas Piketty, employer les mots, les catégories du capitalisme quand on lutte contre lui ou ses effets, c’est déjà se montrer vaincu en sortant son glaive dans l’arène fermée de l’inconscient et de l’imaginaire capitaliste. Si on parle de profit, d’emploi, de productivité, on joue sur le terrain du capitalisme. Oui mais comment faire alors ?
Comme Wittgenstein l’a montré, on sait finalement très peu de chose sur ce que l’autre pense et conçoit dans sa tête quand il utilise un mot et désigne une chose.
Les décroissants ont forgé le mot-obus « décroissance » qui, il faut le reconnaître, s’oppose tellement au dogme de la croissance qu’il n’a jamais pu être capturé par la pensée dominante. Mais ce mot est devenu aussi un marqueur symbolique très fort, un tabou qui, quand il est franchi « signale » l’interlocuteur qui l’emploie. Je soupçonne certains décroissants sincères de ne jamais utiliser le mot « décroissance » pour ces raisons instrumentales. Ce mot a pourtant un sens profond qui désigne une nécessité : décroitre l’expansion matérielle de l’économie et en même temps l’empreinte écologique.
Je pensais au terme « d’écorésilience » pour rejetter l’atomisme et le refus des limites néolibéraux, et insister sur sa dimension systémique.
Pour moi la résilience est un mot qui désigne une réalité bien spécifique, biophysique, et qui n’a pas d’équivalent dans la langue française. La résilience est un concept plus proche des sciences exactes que la sécurité, qui est un terme propre à la sphère humaine (que signifie la « sécurité » de l’orbite d’une planète pour un astrophysicien ? par contre la résilience de cette orbite peut-être mise en équations mathématiques).
Voilà pourquoi je ne souhaite pas abandonner ce mot malgré la critique de Riccardo Petrella
Je penche alors sur cette autre stratégie, celle des philosophes : redonner ses lettres de noblesse à un mot qui désigne une ou des choses, reconceptualiser, regagner la main haute sur la bataille culturelle pour la définition sémantique des mots.
Je serais curieux de connaître l’avis des lecteurs à ce sujet…
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