Comme il est beaucoup question de « mémoire et personnalité » dans le débat qui se déroule en ce moment ici à propos de la pensée de Bernard Stiegler, je reproduis la 2e partie du Chapitre 15 – « L’apprentissage », de mon livre Principes des systèmes intelligents paru en 1989 (pp. 151-153 dans la réédition de 2012) :
[…] Dans une note du chapitre 3, nous donnions l’exemple d’un système intelligent qui apprendrait d’abord l’art de l’ingénieur et ensuite celui du médecin, mais qui du coup aura toujours tendance à envisager les problèmes médicaux « dans une perspective d’ingénieur », alors que les choses seraient inverses pour un système qui aurait d’abord été médecin et ensuite ingénieur. Ce qui revient à dire qu’un système intelligent se construit historiquement tout comme un sujet humain et que chaque SI est nécessairement et automatiquement unique. Une implication tout à fait essentielle de ceci étant que deux SI apprennent lorsqu’ils communiquent entre eux. Si l’utilisateur a la possibilité de s’adresser à une batterie de systèmes intelligents dont l’histoire est distincte (soient qu’ils aient eu des utilisateurs différents, soit qu’ils aient appris les mêmes choses dans un ordre différent) et qui ont par ailleurs l’occasion de communiquer entre eux, tout se passe comme s’il interrogeait en fait un SI unique, mais considérablement plus puissant (Bruno Marchal, comm. pers.).
La personnalité comme faisceau de dispositions ou comme histoire
Concevoir la construction d’un sujet humain de cette manière ne nous est pas nécessairement familier : nous avons tendance à nous représenter un individu comme un « faisceau de dispositions » qui constituent sa personnalité et dont ses actes sont les manifestations, les actualisations. Dans notre culture, c’est Hegel essentiellement qui a défendu, dans La phénoménologie de l’Esprit, l’idée qu’une personne s’identifie à son histoire et non à ses dispositions (Hegel 1941 [1807] : 256-287). Jean Hyppolite qui nous a donné la traduction de cet ouvrage résume un long passage consacré à cette question en écrivant, « … le tout d’une vie, la synthèse d’une multiplicité de circonstances » (Ibid. 261).
On trouve une très belle illustration de la différence entre les deux conceptions, celle du « faisceau de dispositions » et celle de l’histoire personnelle, dans un passage de L’ homme sans qualités de Musil :
Mais pour Moosbrugger, ce n’était qu’une série d’incidents tout à fait distincts, qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres et dépendaient chacun d’une autre cause, laquelle était à chercher en dehors de lui, quelque part dans l’univers. Aux yeux du juge, ses actes provenaient de lui, mais aux yeux de Moosbrugger, ils étaient plutôt comme un vol d’oiseaux venus à sa rencontre. » (Musil 1982 : 89.)
Une conception encore plus proche de celle dont il est dit ici qu’elle préside à l’apprentissage – à la constitution d’une mémoire pour un système intelligent – se trouve dans la philosophie chinoise. Chuang-Tzu (369-268 av. J.-C.) attachait une importance considérable à l’opposition entre les choses vraies, shih, et les choses fausses, fei (note 2). Dans cette perspective, une vie humaine peut être envisagée comme la «cristallisation linguistique» dans la personne des choses qu’elle considère vraies et de celles qu’elle considère fausses :
Chuang-Tzu considère qu’en faisant les discriminations caractéristiques des shih (ceci/vrai/affirmer) et des fei (pas-ceci/faux/nier) conflictuels des différentes écoles philosophiques, nous faisons quelque chose d’analogue aux choix que nous faisons quant à l’endroit où vivre, qui seront nos amis, quelle sera notre alimentation, etc. Nous ne manifesterions cependant pas notre inclination vers une école ou vers une autre à moins que nous n’ayons déjà d’une certaine manière un préjugé favorable vis-à-vis de ce choix. La nature de ce préjugé, selon Chuang-Tzu, est due à des discriminations passées et aux choix qui sont fondés sur elles. Nous développons un esprit soumis au préjugé dont le contenu est un système linguistique que nous appliquons dans notre perspective. En acceptant des distinctions et des choix linguistiques, nous inclinons à en faire d’autres et nous tissons graduellement la toile jusqu’à ce que nous ne puissions finalement plus opérer de distinctions que d’une seule manière. En fin de compte nous aboutissons à un système élaboré de shih et de fei que nous ne pouvons plus évaluer indépendamment. » (Hansen 1983 : 94.)
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Note 2. Le fondement du confucianisme consiste dans la rectification des noms que l’on peut envisager comme une régulation de la langue et des institutions de manière que les noms (ming) et les choses vraies (shih) coïncident et que les choses fausses (fei) soient éliminées du monde (Hansen 1983 : 72-82).
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Les principes qui président à la cure psychanalytique sont également ceux d’une « cristallisation linguistique » : l’inconscient, tel qu’il apparaît en particulier dans L’interprétation des rêves (Freud 1900) peut être considéré comme l’équivalent d’un réseau mnésique soumis à une dynamique d’affect (Jorion 1987a). La cure permet par la méthode de l’association libre de parcourir le réseau, tandis que l’anamnèse, la remémoration, par son effet « cathartique » permet, elle, de « rouvrir à la circulation » des chemins censurés, c’est-à-dire barrés par des valeurs d’affect trop élevées.
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